Robert Thon

Conquérant du rêve

Imaginez des reines de jeux de cartes – des jeux de cartes très anciens, que l’on serait allé chercher au fond de la nuit des temps ou des rêves de l’enfance – et qui auraient posé pour quelque peintre à la fois raffiné et barbare. Je vois assez bien Robert Thon, dans une vie antérieure, suivre la Horde d’Or pour s’enivrer du chatoiement des pierres les plus fines sur les plus grossiers sayons de cuir ; pour connaître la luxueuse sensation de dormir sur des lits de fourrures précieuses jetées à même le sol ; je le vois, nomade ébloui, accomplir de fantastiques randonnées imaginaires, collectionnant les emblèmes, ramassant tout sur son passage – une poignée d’épée rouillée, du bois façonné par la mer, des crânes d’oiseaux blanchis par le soleil – et donnant corps à tout un monde de personnages qui ne sont fabuleux que parce qu’ils sont inaccessibles.

« Peindre, pour moi, c’est chaque fois partir à la découverte d’un trésor… Exactement comme les enfants l’entendent. J’imagine de vieilles malles, des coffres rouillés, abandonnés, enfouis, perdus, et bien entendu pleins de merveilles. Peindre, pour moi, c’est chaque fois ouvrir une de ces malles, et c’est faire la toile que je voudrais y trouver… »

Ainsi, conquérant du rêve, il aurait eu, une nuit qu’il campait chez les Scythes, la vision de Sémiramis vautrée sur ses coussins dans un palais très flou gardé par des guerriers immobiles plus symboliques que réels. Il aurait vu passer sur l’écran de ses paupières closes Le cortège de la Reine, dans une douce féerie à la fois sombre et lumineuse ; ou bien quelque Chariot d’or, ou encore Le soir, des cavaliers…

Tout cela, ce sont, parmi d’autres, les titres de ses peintures ; tout un univers qui a l’obsessionnelle simplicité de toutes les grandes rêveries poétiques, mais qui s’incarne – puisqu’il s’agit de l’univers d’un artiste – dans une profusion sensible où jouent mille reflets, mille nuances ; tout un monde plastique qui, dans son hiératisme cocasse, dans sa préciosité mêlée d’humour, se révèle en fin de compte, essentiellement, comme le monde d’un peintre : compositions riches d’audace qui jouent parfois sur d’étonnants déséquilibres de mise en page ; recherche d’une matière somptueuse, très homogène de qualité, qui, sur une palette sombre vouée à toute la gamme des bruns, fait chanter la couleur – les roses, les mauves surtout – de façon à la fois très profonde et très retenue.

Si l’on excepte une exposition faite à Tarbes il y a plus de dix ans, cette exposition de « La Joie de lire » est la première de Robert Thon. On ne connaissait jusqu’ici sa peinture que par les salons « Art présent » de Toulouse, ou « Art nouveau » de Montauban, qui lui décerna l’an dernier le prix Malpel. Il était temps que cet artisan du rêve présente un ensemble. Ses quinze toiles sont quinze merveilleuses réussites.

Michel Roquebert, mars 1963