Yvan Erpeldinger

par Michel Roquebert

Ma rencontre avec l’œuvre d’Erpeldinger remonte à quelque trente années, c’est-à-dire au temps de ses toutes premières expositions. Sans doute même ai-je vu certaines de ses toiles avant qu’il ne montre au public.
Je ne savais alors que fort peu de choses de lui, qu’il avait fait de la tapisserie, du vitrail, de la décoration murale ; et je constatais qu’il ne parlait pas de sa peinture, comme si la toile seule était capable de dire quelle était sa relation au monde. Sa relation au monde visible, mais aussi, mais surtout, sa propre relation à lui-même, au secret enchevêtrement de sensations, de pensées, de rêves et d’angoisses qui constitue l’univers intérieur de chacun.

Faut-il dire que depuis lors son art n’a cessé de confirmer et d’épanouir les promesses que portaient en eux ses premiers travaux ? Il s’est passé beaucoup plus que cela. De toile en toile et d’année en année, Erpeldinger s’est révélé habité par une de ces tenaces obsessions sans lesquelles il n’est pas de véritable parcours créateur, et qui consistait peut-être, dès l’origine, à vouloir concilier l’inconciliable : célébrer les impossibles noces des pulsions les plus librement fantaisistes de l’imaginaire avec l’exercice du plus rigoureux contrôle de l’esprit.
Vieux combat sans cesse joué et rejoué au fil des âges et passé par les mille métamorphoses du langage, que celui de l’ange du classicisme et du démon du baroque, simple avatar, il se pourrait, de l’affrontement Apollon – Dionysos.

Mais voici qu’un homme et son œuvre en sont le champ clos, que le combat lui-même est justement la raison et comme le moteur de l’œuvre, et que l’homme a trouvé en lui et par lui les moyens de parvenir à l’équilibre quasi idéal de forces et de tensions contradictoires.

Il eût été trop facile que tout ait été acquis du premier coup, comme une évidence tombée du ciel. Je me souviens très bien des deux pôles entre lesquels oscillaient les premières peintures d’Erpeldinger.
Des tendances, d’ailleurs, plutôt que des choix opposés violemment proclamés ; mais il était clair quand même qu’à s’engager dans l’une ou dans l’autre des voies qu’il suggérait lui-même, Erpeldinger ne serait jamais satisfait. D’abord parce qu’en chacune d’elle le savoir-faire était indéniable, le talent manifeste et la réussite égale : on ne voyait pas a priori pourquoi, en vertu de quelle nécessité tératologique, il se serait amputé d’une moitié de lui-même pour que l’autre part se développât mieux…

Je me plaisais à voir comme des visions condensées de cathédrales dans toute une série de toiles qui reposaient sur une géométrie assez libre, mais affirmée. C’étaient des constructions purement rythmiques traitées dans une palette réduite : ici le bleu et le blanc, là le blanc et le brun, ailleurs une dominante bleu sombre qu’éclairaient des taches rouges. Les verticales prédominaient, dans ces oeuvres composées dans un esprit de dépouillement tout « classique » qui nouait les lignes comme dans quelque contrepoint musical.
Et voici qu’à côté, en même temps, on découvrait un Erpeldinger plus baroque. Les rouges et les verts faisaient irruption sur sa palette, et ce n’étaient plus des architectures visionnaires qui venaient s’inscrire sur la toile, mais des sortes des formes organiques, certaines portées d’ailleurs par un espace figuratif, comme s’il s’agissait de natures mortes ; d’autres au contraire rigoureusement fonction de la surface plane : des formes rampantes, éclatées ou tordues sur elles-mêmes, qui proliféraient, se nouaient, passaient d’une couleur à l’autre en de perpétuellesmétamorphoses immobiles.

On pouvait être alors dérouté par un apparent manque d’unité, et déceler quelque antinomie entre les « cathédrales » qui flottaient dans des espaces où l’on voyait parfois un horizon suggéré, et les compositions protéiformes qui se développaient sur elles-mêmes sans autres coordonnées plastiques que l’espace plan que sécrétait au fur et à mesure leur croissance. Je l’ai dit, la réussite du peintre était, dans l’un et l’autre cas, comparable, car, au fond, chacune de ces deux tendances était lui tout entier.

Pourtant, le « baroquisme » d’Erpeldinger me paraissait alors plus prometteur que son souci presque mystique d’inscrire des signes dans l’espace. Il témoignait d’une très grande richesse inventive, et permettait une expression plus libre en évitant la répétition des mêmes structures.
Cette richesse, on la retrouvait d’ailleurs, déjà, dans les dessins, les lavis et les gouaches où Erpeldinger donnait libre cours à son imagination de façon désinvolte et très sensible.

À partir de là, patiemment, obstinément, Erpeldinger a résolu la quadrature de son propre cercle. Puisque deux tendances cohabitaient lui, et pas forcément de façon pacifique, il était tout à fait légitime qu’il les laissât s’exprimer toutes deux.
L’enjeu de son apaisement devint alors de les amener à coexister en paix sur la même surface, toile ou feuille de papier.
Dès lors, il développa son œuvre avec une probité exemplaire, aux antipodes de la complaisance et des effets faciles. Très vite, cette œuvre retrouva son unité interne, sans que le que le peintre élimine pour autant le problème de la diversité, de la multiplicité, et même du heurt des moyens d’expression possibles.

Mais le problème, au lieu de s’éparpiller en des séries de toiles de facture et d’esprit différents, se posa désormais au sein de chaque tableau particulier: le collage s’y mariait parfois à la figuration la plus stricte, le gestualisme y côtoyait
le pastiche académique, un sens théâtral du décor, avec ce que cela comportait de volontairement artificiel - j’y ai vu plus d’un pied de nez au « grand art » ! - s’y juxtaposait avec l’attitude vraie d’un corps de femme.
Il en résultait un art souvent agressif, fait de constantes ruptures - aussi bien, d’ailleurs, l’esprit et dans le climat que dans les moyens mis en œuvre, avec un étrange amalgame d’angoisse et d’humour. Que les titres de certaines toiles aient alors été empruntés aux dialogues du film de Robbe-Grillet et Resnais « L ‘année dernière à Marienbad » ne constituait sans doute pas une clé absolument nécessaire pour ressentir tout ce que cette peinture portait aussi en elle d’obsédant.
Et si l’humour s’épanchait en liberté dans certains « tableaux-gadgets » comportant bouteilles, robinets et roues de bicyclettes, les toiles les plus « sérieuses » avaient toujours quelque chose de corrosif et de grinçant. Erpeldinger, à coup sûr, faisait passer un « frisson nouveau ».

Mais il lui était évidemment impossible de bloquer son œuvre à un stade quelconque de son évolution et de vivre sur ses propres acquis. Avec opiniâtreté, il avança, traçant comme en une spirale ascensionnelle le chemin qui se confondait avec sa vie.

Baroque, il le fut toujours. Ce qui ne veut pas dire évidemment désordonné. C’est simplement sa façon à lui d’être libre : intérieurs, paysages et végétations - plus allusifs d’ailleurs que « décrits » - qui semblent nés de l’inconscient, du rêve éveillé ou du demi-sommeil, corps de femmes aux formes analysées et recomposés au gré des plus insolites fantasmagories, Erpeldinger éprouve à coup sûr une volupté intellectuelle à jongler avec l’imaginaire. Mais voici que d’une toile à l’autre, et de pastels en aquarelles, la mise en page de ces beaux monstres raffinés se faisait mise en scène, et que par les sortilèges de l’ordonnance, la délicatesse de la lumière, le jeu des couleurs transparentes et des tons assourdis, le subtil dépouillement de la matière, et une mystérieuse façon de créer un espace sans pesanteur, ce monde visionnaire devenait peu à peu tout empreint de noblesse et de grandeur.

Plus que l’intelligence peut-être ; la sensibilité a ses références, et comme avec Erpeldinger on n’en est pas à un paradoxe près, on ne s’étonnait pas de recevoir en plein cour un choc : ce peintre s’était haussé, par ses voies propres et sans aucun emprunt, au climat assez indéfinissable qui émanait du cubisme à son âge d’or ; un art doux et tendu, tendre et tenace. sensible et pensé, où les exigences du métier, loin de brider l’imagination, parviennent simplement à lui donner son maximum d’efficacité.

Mariage de contradictions ? Mariage heureux, alors ! Disons, même si cela fait un peu cuistre, dialectique de la rigueur et de la liberté, - sans laquelle, d’ailleurs, il n’y a pas d’oeuvres « fortes ».
Même lorsqu’elle prend appui sur des éléments empruntés au réel, corps, objets ou paysages, ou qu’elle laisse discrètement transparaître une sorte de nostalgie de l’esthétique Art déco et de son ordre à la fois géométrique et sensible qui enchantait Paul Valéry, l’invention créatrice d’Erpeldinger se nourrit toujours d’imaginaire.
Car les formes sont transposées avec tant d’apparente désinvolture qu’on ne peut plus parler - sauf rares exceptions - de représentation ; vue à travers le prisme des rêveries personnelles, la réalité est décomposée et recomposée autrement ; et ce monde entièrement recréé a autant de présence et de densité que le monde qu’on dit objectif.
Car Erpeldinger plasticien ne perd jamais de vue les impératifs de la mise en œuvre picturale.

À la liberté de l’invention répond une fermeté de facture qui débouche souvent sur une poignant ascèse. Il s’impose le respect absolu de l’espace plan, et cet univers à deux dimensions, sans tricherie ni trompe-l’œil, se fait souvent le lieu de quelques beaux morceaux de virtuosité, sur les lesquels les contrastes de valeurs, très accentués, jouent une symphonie à la fois éclatante et austère qui happe le regard et le contraint à déchiffrer la toile au travers d’un jeu ambigu de ténèbres et d’incandescences.

Beaucoup de rigueur, aussi, dans la savante fantaisie de la mise en page, même s’il arrive à Erpeldinger de délaisser un peu parfois la « mise en scène » ironiquement théâtrale dont il parait certaines de ses oeuvres. Plus intérieur, son monde devient alors plus « mental », - ce qui ne veut pas dire plus abstrait : chaque toile ou chaque pastel a une telle évidence plastique qu’il offre, à l’œil comme à l’esprit, les plus savoureuses raisons de se laisser contempler.

Trente ans après ses premières expositions, celui qui, justement, contemple cette œuvre, s’aperçoit qu’il est revenu, comme le peintre, au point de départ - mais à un niveau supérieur, ce qui rien d’autre, au fond, qu’une définition de la spirale.
La peinture d’Erpeldinger continue, comme y il a trente ans, à se colleter avec les paradoxes. Elle les résout avec une maestria très consciente d’elle-même, mais suffisamment inquiète en même temps pour laisser lire son tourment dans son art obsédant de la variation. Si elle témoigne d’une robuste et apparemment indestructible unité, un peu comme un visage qui, sous mille masques divers, ne parviendrait pas à se dérober, c’est au travers d’incessantes remises sur le chantier d’une thématique, mieux, d’une problématique, dont chaque toile ou chaque pastel est le champ clos.

Nous voici revenus au combat évoqué au début.

La peinture d’Erpeldinger n’est ni facile, ni aimable, encore moins racoleuse ; elle est dure, sans concessions, d’une présence quelque peu hautaine et distante ; et pourtant dans sa fierté même elle distille une étrange magie. Elle piège le regard dans le réseau sensuel de ses arabesques et dans le jeu de ses harmonies où l’éclat d’un jaune pur, d’un vert émeraude ou d’un orangé qui chantent haut et fort, s’arrache en fulgurances de lumière sur une marqueterie de tons rompus où l’on voit des bruns sourds et feutrés, des terres de Sienne, des kakis, des rouges brique très étouffés, des bleus nuit ou des verts bronze, tout l’univers trouble et mouvant des couleurs indécises, mais comme sereinement et calmement ordonnées en des jeux complémentaires de contrastes piquants et d’audacieux équilibres. Sans compter ce que peut avoir de délectable, dans son impertinence même, l’affrontement entre des aplats impeccables et immaculés et des zones vibrantes où apparaissent comme par enchantement des matières de faux marbres, de pelage moucheté ou d’étoffes orientales - habilement et malicieusement traitées, non point comme des reconstitutions en trompe-l’oeil, mais comme des couleurs sorties directement du tube…

Et puis, plus que jamais, derrière toutes ses vertus plastiques, la peinture d’Erpeldinger demeure habitée par son propre mystère, lourde de ses secrets, porteuse, à la limite, d’un hermétisme qui échappe aux mots, comme s’il se passait encore quelque chose au-delà de la surface visible.

Le bord de la toile ou du papier apparaît moins comme la lisière d’une surface que comme celle d’une fenêtre ou d’une ouverture de scène par laquelle on regarde ce qui se passe derrière, au delà, plus loin, dans un « quelque part » qui ne se réduit pas à la surface peinte. Cet « au-delà » n’évidemment rien à voir avec une mise en perspective graphique ; c’est une profondeur d’ordre purement psychologique, mental.
Mais elle naît quand même d’un agencement très particulier de la surface et de la construction des éléments qu’elle porte, formes, couleurs et valeurs. Un peu - et je reprends la métaphore théâtrale - comme le texte qui est dit sur scène doit bien laisser entendre qu’il se passe dans les coulisses plus de choses que ce que nos yeux voient.

Mais qu’une peinture ne soit que la part visible d’un spectacle qui se joue en fait dans d’autres profondeurs et sur d’autres espaces, c’est peut-être le secret de l’art tout court.

Michel Roquebert

nota: les tableaux d’Yvan Erpeldinger étant des grands formats nous avons voulu en rendre compte en intégrant des reproductions de tailles inhabituelles sur ce site.

Crédits Photo : Michel Dieuzaide et François Canard