Yvan Erpeldinger

Pour une lecture de l’œuvre

Une exposition des oeuvres récentes d’Yvan Erpeldinger s’est déroulée à la Galerie GHP du 26 octobre au 24 novembre 2007.
À la demande de l’artiste, et avec l’autorisation de Philippe Bidaine, nous reproduisons ici le catalogue de cet hommage.

« Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude. Rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir ; les garder ; être juste envers elle. »

(Rainer Maria Rilke)

Sur la toile ou dans l’espace, Erpeldinger choisit d’instruire son œuvre dans le temps et dans la réalité d’un espace conquis. S’échapper des dogmes, des modèles, s’installer dans la contradiction, celle qui, partant de l’équilibre et de la rigueur, joue de l’utilisation savante de l’imprévu, du hasard, de la coïncidence, voilà le sens premier d’une œuvre, atypique, étrange, subversive.

Atypique parce qu’elle s’élabore dans le mariage des contraires juxtaposition de constructions rigoureuses et de formes souples.

Étrange car peuplée de créatures indéfinies, mi-femme, mi-ange, mi-symbole.

Subversive aussi par la provocation de couleurs franches, acérées comme des flèches qui viennent percer le regard du spectateur. Des contradictions naît l’harmonie disait Kandinsky. C’est dans l’osmose des couleurs en effet, si bien maîtrisée par le peintre, que s’élabore la partition. Comme dans un orchestre dont il est le chef, Erpeldinger va faire sonner les couleurs. Sa symphonie va se construire, gamme après gamme, dans la concomitance des pigments, dans la précision des traits, dans le synchronisme des lignes conduisant ainsi l’œil vers l’harmonie. Pour Klee, les surfaces de couleurs étaient traitées comme des harmonies, les lignes comme des mélodies, les couches de couleurs comme une polyphonie. Il écrivait dans son journal : La peinture polyphonique est supérieure à la musique en ce que, ici, l’élément temporel y est plutôt une donnée spatiale. La notion de simultanéité y apparaît plus riche encore. Précisons : Klee, comme il l’enseignait au Bauhaus, entend en musique polyphonique un langage à plusieurs voix qui résonnent simultanément. En peinture, il s’agit de lignes courant ensemble. De cette polyphonie linéaire à une polyphonie plane, il suffit de jouer conjointement plan tonal et plan de couleur.

C’est le travail d’Erpeldinger qui va se faire jouxter les couleurs jusqu’à les intégrer progressivement dans une savante progression chromatique.

Une nécessité intérieure

Goethe, dans son Traité des Couleurs, écrit que les couleurs ne procèdent pas de l’expérimentation mais des concepts. Elles symbolisent l’origine, l’énergie et le Jour. Elles sont les principes actifs et passifs de la lumière. La couleur n’agit pas seulement de l’Intérieur vers l’extérieur en concrétisant un état émotif mais également de l’extérieur vers l’intérieur. C’est dans cet accaparement intuitif des concepts et de leur interprétation poétique que se situe le travail d’Erpeldinger. Son imaginaire s’installe dans la toile, saisissant les formes du quotidien. faisant d’un pas de deux banal un acte unique. Sans doute le trait, scarifications qui viennent en réserve, dicte-t-il le sens de l’œuvre, c’est cependant la couleur qui dessine, qui marque les ruptures. signale les temps de pause, agit par vibration sur notre cerveau, emporte l’émotion, bref investit le regard et le soumet.

Le jaune et le bleu sont les fondements de la couleur d’où se déduisent le vert et le rouge « expression ultime». Erpeldinger nous fait entrer dans la plénitude de la palette. Ses bleus profonds, ses rouges violents, ses jaunes éclatants, ses verts limpides jouent sur notre œil comme autant de signes, d’indices pour une révélation : celle d’une poétique.

« La couleur pure est l’instrument de l’imagination. » (Walter Benjamin). Erpeldinger est poète. Il en a le lyrisme, la musicalité, l’abandon. Son œuvre est évasion. l’Idée d’un autre au-delà, une manière de débusquer l’ailleurs. Une fenêtre de guet, une énergie, une transcendance.

Et l’artiste compose ses déclinaisons. Il nous fait pénétrer la subtilité de mélanges savants pour une aventure sapide. À côté des couleurs franches, s’affichent de délicats amalgames, des bruns frangés, des noirs opiacés, des verts moirés, des terres de Sienne, des orangés, des rouges ondés… La palette s’enrichit à l’infini pour une marqueterie de tons éclatés. Chaque motif est une Invention colorée. Que retient l’œil de cette profusion ? La forme, la couleur ? L’incidence sur le sens de l’œuvre ? Je ne sais. Seule demeure, me semble-t-il, la belle ordonnance d’une extravagance choisie.

La rencontre du plaisir

Il y a dans l’œuvre d’Erpeldinger l’expression du plaisir. Celui du peintre qui expose sa volupté de créer. Celui de sa main qui va façonner l’espace à la mesure de son imaginaire, de ses fantasmes, de son intime conviction. Sa pensée s’érotise et, si les formes entament parfois, comme dans la Danse de Matisse, une corolle, c’est plus dans le désordre du débat amoureux qu’elles s’expriment. Les formes s’attirent et se repoussen, se marient et se dispersent, s’unissent et se disloquent. Erpeldinger invente son rituel, impose sa manière d’être, sa manière de voir. Il se confie! Ces formes en liberté sont autant d’apparences du plaisir. Elles sont plus dans l’abandon que dans la contrainte, elles sont plus dans l’extase que dans la réticence. Erpeldinger nous offre une peinture de joie... Une fenêtre ouverte sur l’intimité du plaisir. Mais sans effraction! Sans voyeurisme. Il n’y a pas d’indécence ni de lubricité dans le regard. Seulement du plaisir! Un peu de convoitise sans doute devant ces heureux déferlements...

J’attribuerais volontiers cette liberté de la geste à l’exacerbation du rêve. Reprenons Schopenhauer:
" L’œil avec lequel nous voyons les rêves peut s’ouvrir une fois aussi dans la veille. Alors se présentent devant nous des figures si fallacieusement semblables à celles qui entrent par les sens dans le cerveau qu’on les confond avec celles-ci. Une figure se présentant ainsi prendra, selon que son origine est plus ou moins éloignée, le nom d’hallucination, de vision, de seconde vue ou d’apparition "
Erpeldinger rêve et sa vision se transmue sur la toile. Se mélangent ainsi dans une exacerbation des pigments comme pour mieux en préciser le délire nocturne, et les corps, dont seul le trait qualifie les contours, et l’espace pluriel dans lequel ils se projettent. Sarabande lascive ou abandon d’après le déduit, rideau écarlate ou voile diaphane, bleu de la nuit ou bleu du ciel, le rêve coloré prend forme.
Se construit alors l’univers secret de l’artiste. À vous de l’ouvrir avec vos propres clefs !

Vous y surprendrez cette tâche sombre au creux d’un sillon, angle de la femme, cette silhouette que composent deux aplats de couleurs -dualité avérée ?-, cet entrelacs de membres écartelés, bras et Jambes jetés dans une sorte de délire aphrodisiaque, ces brocarts à la Klimt, fonds constellés d’arabesques ou de fleurs, cette Vénus sortant des eaux, ces fenêtres ouvertes vers un imaginaire sacré (plus proche du Cantique des Cantiques que du Livre de Job ! :
« A ma cavale, quand elle est attelée aux chars que m’envoie Pharaon, je te compare, à mon amie, Tes joues sont ornées de rangs de perles, ton cou de files de corail. Nous te ferons des colliers d’or pointillés d’argent »

Cette tresse aussi qui semble relier le rêve à la réalité... L’éphémère aux sources.

" On reconnaît le geste du peintre à cette gravitation vers les sources qui, au fur et à mesure de leur apparition, détourne les images de leur fin. Comme aspirées par le mouvement qui les entraîne, elles se resserrent. Et dans la simplification qu’elles subissent, qui est richesse de l’utopie du retour aux origines, donc à l’aile extrême, une force les prend en charge, la plus intérieure, la force de cohésion » (René Char)
Après cette intrusion au cœur de la cible, l’œil s’éloignera. Il prendra le recul nécessaire pour un regard apaisé. Il replacera le peintre dans une terminologie critique, dans sa propre histoire de l’art.

Baroque, vous avez dit Baroque ?

" Le baroque n’a pas de message. Il est ellipse et tension. Il est le mouvement qui écartèle l’homme entre un monde insaisissable et son illimité. Il respecte la fonction de l’homme dans son rapport à l’art. Il oriente l’objet et la conscience de l’objet" nous dit Gérard de Cortanze dans son essai sur le Baroque. Dès le XVIIe siècle, hyperbole, oxymoron. métonymie vont permettre à l’homme d’appréhender autrement le fait plastique. Nous sommes alors en pleine révolution copernicienne, la terre n’est plus le centre, le cercle de l’univers.
Le désordre de l’ellipse va remplacer l’ordre du cercle! La terre, dépossédée de son centre au profit du soleil, l’ellipse implique dans son principe même, une occultation. Elle possède deux centres, l’un visible, l’autre obturé et passe de l’ordre de la métaphore à celui de la métonymie. Ainsi au cercle parfait de la Renaissance (Raphaël) se substitue le décentrement des peintres baroques (Rubens, le Gréco).
Reprenant la formule de Borromini" la ligne courbe est le plus court chemin du calcul à la grâce ", Erpeldinger va user des arabesques, apprivoiser l’espace, jouer avec le lyrisme de la nature, insuffler des moments exotiques. byzantins. Ces fenêtres seront moucharabiehs, claustras délicats, ouvragés, laissant passer une lumière confidentielle en contraste avec la violence des grands aplats. Le baroque est mouvement dans sa volonté de dépasser la verticalité. Erpeldinger est baroque dans ses choix de l’horizontalité, de la courbe, de l’espace même de la toile, le plus souvent horizontale ou carré. Erpeldinger est baroque car il est dans le contraste et dans la démesure. Erpeldinger est un baroque maniériste parce qu’il est dans le raffinement et la rupture : il véhicule une énergie abstraite. Il décentre et dévie son trait. Il invite le regard à suivre les spirales, les obliques, les diagonales. Il génère la magie.

Peinture de sculpteur ou sculpture de peintre ?

Erpeldinger est-il davantage peintre que sculpteur ? La question peut se poser. En effetnombre de ses œuvres sont en trois dimensions. Totems, sculptures aux multiples matières, introduction d’éléments disparates, constructions de briques et tuiles, grands plâtres aux formes curvilignes laissent à penser que l’artiste est pluridisciplinaire. Reconnaît-on une inspiration commune ? Ainsi retrouve-t-on ces formes géométriques simples, ces grandes courbes qui dessinent les mouvements du corps.
Ces spirales qui sont à la fois les signes de l’enfermement psychique et de la libération mentale.

Écoutons Chillida : " la spirale est la figure géométrisée d’une ligne qui ne paraît s’éloigner de son but que pour enfermer dans ses détours, dans ses retours, toutes les situations possibles d’une figure d’espace, où le vide et le plein alternen, resserrés autour de leur unique pivot. "

Comme une ligne de vie qui nous conduit vers le monde invisible, celui de l’artiste. La différence est là : nous ne sommes pas dans l’espace organisé de la perspective géométrique mais dans celui de la mémoire. Dont sa main. la main du peintre, est l’instrument. Cette mémoire, il va l’aviver sans cesse. Jusqu’à satiété. Il lui faudra alors une autre aventure, celle d’un regard double, comme une synthèse de ses visions écartelées.
Ce seront ses récentes créations, les Images inversées.

Dans cette série, l’artiste nous donne la pleine mesure de son talent multiple. Sur un thème choisi, il va d’abord au fusain, au crayon, dessiner son sujet. Jeu des blancs, des noirs, des gris, travail des ombres, des reflets, partition accomplie. À ce tableau, son pendant inversé. Dans une féerie colorée, comme un décalque, l’œil retrouve ses repères. Seulement ses repères! Car l’œuvre prend un sens différent Mais non son autonomie. Car il ne s’agit pas là d’une esquisse et de sa mise en couleur.
Nous sommes dans un diptyque avec le négatif et le positif. Avec des différences, certes intimes mais suffisantes pour nous signaler que nous ne sommes pas dans une reproduction inversée, mais dans une création complémentaire. Le reflet de l’autre. Mais quel est cet autre ? Peu importe, l’artiste crée son double.

L’impulsion du geste

Il y a une belle régularité dans le travail d’Erpeldinger. Chaque tableau semble être le complément du précédent. Mais ce n’est là qu’illusion. Certes les symptômes sont au rendez-vous : couleurs, formes, signes, évasion. Mais au-delà de ces postulats, les structures formelles éclatent sous l’impulsion du geste. L’écriture devient métaphysique, pour une transposition onirique de la réalité. " L’art nous donne ce que la nature ne peut nous donner ", Schnaase.

Erpeldinger va explorer toutes les possibilités visuelles, offrant une vision polysémique de l’œuvre. Loin d’un chaos optique, construction et intuition coïncideront comme une évidence. Dans une sérénité affichée. Formes et couleurs s’interfèrent dans une rhétorique visuelle. Pour une géométrie des émotions. Car c’est bien là le but, l’objectif du peintre : créer de l’émotion. Celle qui trouve sa source dans une féerie colorée que provoque la vision d’ensemble de son œuvre. Le travail d’Erpeldinger mérite un accrochage global. Pour une immersion. Pour aller jusqu’au bout d’un délire fiévreux qui fait éclater les notions d’ordre, de gamme, d’agencement, confusion ultime d’où naîtra la couleur essentielle. Le rayon cosmique?

« L’art est la manifestation extrême d’émotions intérieures, produites par le moyen de lignes, de couleurs, de mouvements, de sons ou de paroles », Véron.

L’œuvre d’Erpeldinger, c’est la rencontre de la truculence festive des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau et de la fantaisie baroque de l’Orféo de Luigi Rossi.

Il y a de l’opéra dans cet homme-là !

Philippe Bidaine

(en Lauragais, 15 septembre 2007).

Philippe Bidaine, essayiste, auteur de plusieurs livres, a rejoint dès 1972 l’équipe fondatrice du Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou comme responsable des Relations

publiques.

Après l’avoir créé en 1981, il fut rédacteur en chef, puis directeur de la rédaction d’un magazine culturel. En 1990, il devient directeur des Éditions du Centre Pompidou.