Alain Suied
Hommage à Alain Suied,
poète de l’intuition génésiaque
Nous entretenions avec Alain Suied une correspondance depuis le temps où j’avais osé m’adresser à lui pour me guider dans le monde de Dylan Thomas, puis de Keats, William Blake, Edwin Muir…
Je ne savais pas le poète hanté par la langue et le silence, l’origine et l’exil. J’appris peu à peu à le connaître au détour du torrent de lettres qu’il m’envoya, mélanges de textes inédits, poétiques et philosophiques, de cris contre l’étroitesse du monde, de la vanité du milieu littéraire et des détrousseurs de mémoire concernant en particulier Paul Celan. Ces lettres commentaient autant le destin des hommes que la course à l’abîme de la terre.
Je fus ébloui par ce mélange de lave en fusion contre les injustices et de sérénité d’outre-vie qu’il exprimait. J’en fus aussi effrayé.
Je n’ai rien su de sa maladie mortelle que sa pudeur celait. Pourtant l’inondation de ses mots aurait dû me dire que son temps était compté et que je devais me hâter de lui répondre et d’aller au plus profond de son besoin de consolation et de reconnaissance.
Des articles en ligne, une émission de radio dont il guettait la diffusion et les échos, des mails de réponse auront pu lui donner l’illusion de ma proximité admirative. Il fut ému de ces quelques signes, me dédia quelques poèmes, et continua à vouloir m’ouvrir les yeux sur cette conjuration des imbéciles qui faisait tourner la terre.
Mon judaïsme était celui de la noirceur et du néant, celui d’Alain Suied bercé d’espérance et de jasmin, d’échappée vers l’après de l’ailleurs, de ressourcement dans l’origine du monde de la première lumière.
Les interstices entre nous s’appelaient Mandelstam, Celan, Tsvétaéva, Hölderlin, Frénaud, Du Bouchet, Rilke.
Cela nous donnait matière à nous respirer.
Souvenirs d’Alain Suied
Maintenant les monceaux de ces lettres glissent sur ma table comme une manne énigmatique, me dépassant tellement. Ma culpabilité de ne pas avoir su être l’écho qu’il implorait, l’écoutant qui passerait les mots de la tribu plus tard, forme un trou noir grandissant en moi.
Je n’ai pas compris le tragique de sa course, l’urgence de ses imprécations, la volonté de se dénuder jusqu’à l’extrême rugosité des mots.
Jamais il n’a voulu commenter mes choix sur son œuvre, mes interprétations, ni surtout mes poèmes que je lui envoyais. Il était dans cette courtoisie de ceux qui sont déjà en partance. Lui l’enfant poète qui subjugua Celan et Du Bouchet savait la vanité d’être compris.
Dans mes envois vers vous l’idée est…que c’est à vous de choisir –que je n’ai pas à « juger »…votre travail – que l’ensemble doit se compléter, dialoguer !
En un mot : la place est faite pour le lecteur – destinataire et interlocuteur !
Et il est parti ce jeudi 24 juillet, dévoré par son mal qu’il portait depuis quelque temps en lui. Ce cancer qui creusait son corps en voulant encercler sa pensée. Il le savait, tout ne pouvait être alors qu’essentiel, et dérisoire à la fois. Seule importait cette longue quête métaphysique qui le tenait encore debout.
Lui, mort à 57 ans, semble mettre en terre la fine fleur du judaïsme tunisien, le sien surtout fait de paix et de tolérance. Ce judaïsme sans terre, il avait quitté la Tunisie à 8 ans pour l’exil français en 1959, mais un pays magnifié poussait toujours en lui. Mais le ressenti du dominé surgissait malgré l’enchantement de la mémoire, d’une ville, des odeurs.
Toujours en marge des chapelles et des courants qu’il haïssait de sa colère de prophète, il porte haut sa recherche d’une poésie vectrice du mystère de la destinée, de l’essence de l’être, de son identité juive.
Cette identité tant cherchée était le moyen pour faire la place à l’autre, le respecter, l’aimer. Entre Shoah et psychanalyse il se fraiera un chemin vers les buissons ardents du spirituel. Sa compréhension en était personnelle et la fascination de l’École de Francfort très prégnante.
Il était ouvert aux autres :
« J‘ai toujours été passionné par la culture tibétaine… La culture (verticale) des Dogon a été effacée par la Kultur Coca-Cola »
Il portait en lui la peur et la détestation de l’âme obscure, du refus de l’autre, de la violence absolue. Et sous ses yeux ces fantômes noirs grandissaient. Cette ultra-violence autour de nous et en nous.
Égaré dans la vie pratique il ne pouvait faire carrière, surtout que marginalisé comme provocateur il était mis au ban de la bonne société littéraire. Provocateur ? Non simplement éthique.
Pour lui la poésie était effet de vérité.
Il s’émerveillait encore du monde et de sa lumière :
Chaque instant de né est un miracle. Nous ne savons plus regarder l’évidence de ce miracle.
En même temps… la perte et ses traces nous écrasent, déroute chaque étincelle de la première lueur du vivant.
Il fut aussi un immense traducteur - Dylan Thomas, Keats, Blake, Muir, Ezra Pound…- Il avait introduit ce qu’il appelait des « traductions modernes » pour faire découvrir une « autre » manière d’aborder ces auteurs et il espérait tant les rééditions de ses traductions surtout Blake et Keats, m’envoyant les nouveaux inédits de son travail sans cesse sur le métier.
Quittant le lyrisme de ses débuts, Alain Suied est arrivé jusqu’à l’os des mots. Au dépouillement ultime, le mot a son poids kabbalistique, son existence propre. Il avait retrouvé la langue translucide des grands mystiques. Et cette innocence des fous et des enfants :
« le feu de la Terre – comment nous arrive-t-il ? »
Un titre d’un recueil de 1988 « Lumière de l’origine » et un autre de 2007, le dernier publié, « Laisser partir » montre son cheminement vers cette lueur des origines, cette toute première étincelle du vivant. Ontologique, il se définissait ainsi.
Pour échapper à la « censure » des confrères et des éditeurs, il avait publié en ligne beaucoup de ses poèmes sur ses blogs (www.poesiefr.rmc.fr) Il voulait échapper à l’ordre stalinien « ni interdit, ni publié ». Il se disait le poète-samizdat ! Pour lui la malédiction, la « lettre écarlate » du bannissement venait de la « couleur juive de ses poèmes. »
« Depuis quarante ans (temps biblique) je suis le « juif invisible » du monde poétique parisien… »
Et dans les anthologies aucune place n’est encore faite à son nom.
Il m’avait mis au défi de lancer les dés « A vous de réaliser ces beaux projets ! » Et la mise en ligne de ses écrits était l’espoir de conjurer l’opacité du silence autour de lui.
« Mes livres sont rarement disponibles dans les bibliothèques, l’éditeur ne les distribue pas. Les bibliothécaires, comme les libraires suivent parfois « l’air du temps »… et du 6e arrondissement de Paris »
Alors, même malade et se sachant condamné il menait une lutte écrasante contre la frivolité du temps, contre l’événementiel avec cette obsession :
« La question…reste : alors que la « parole » est bradée dans les médias, abandonnée à l’arbitraire, au « superficiel », comment rappeler sa vitale nécessité » ?
Tel était ce combattant vrai et difficile de l’éthique, au caractère entier, contestant « l’idéologie dominante, complexe, paradoxale, corporatiste » et qui n’avait pour seule arme que la poésie :
« Ce qui compte, c’est de ressentir que l’on a su ne pas reculer, ne pas céder à la compromission, voir en face les fonctionnements de l’exclusion et du dénigrement… Hélas cela ne me console pas. C’est juste une flamme au cœur des sociétés dites humaines… » (29-02-08)
Poète du retour à l’origine et au souffle initial, Alain Suied est passé parmi nous. Il se voulait poète de l’intuition génésiaque, à savoir la volonté de lever le fardeau de la faute des pères de sur nos épaules, de ne plus faire le déni de l’autre. Il luttait contre la notion de péché originel par son profond judaïsme et ses connaissances psychanalytiques. Il parlait droit sans aucun jeu avec son identité avec son « inquiétante étrangeté ».
Et cet appel d’un autre espace, d’un retour à l’origine l’aura habité, soutenu, consolé :
De l’origine
à Jacques Demaude
La pensée de l’origine remonte les fleuves
du sang humain
retrouve le cri premier
la première vision du premier ventre
le premier élan vers te premier visage
aimé
et pourtant
l’origine dévoile
aussi
le premier meurtre
la première illusion
la présence du désir
dans nos moindres certitudes
l’origine bâtit ta mémoire
qui nous ouvrira
au Secret du Recommencement.
Sous une autre forme
dans un autre espace
dans le regard éperdu des étoiles.
Alain Suied 27-04-2000
« Si quelque « pouvoir » devait être enfin reconnu à mon travail, ce ne serait pas sans un effort de chacun… Sans le passage du temps, certes – mais à condition qu’un effort (minime soit-il) soit effectué pour donner à entendre, pour transmettre, pour défendre sa forme, sa véracité – tout ce qui constitue sa vision originale ». (22-01-08)
Dans sa dernière lettre du 15 juillet 2008 Alain Suied débordait de projets et d’espérance.
Puisse ce site être sa mémoire, son kaddish, sa résonance, son réconfort.
Gil Pressnitzer
Quelques mots inédits de notre correspondance
En ce sens, la Shoah est la « contradiction » absolue, incontournable des « idéaux affichés (de l’Église, de l’idéologie « Bourgeoise » ; de leur croisement ?) et un effroyable surgissement de la PULSION refoulée. Pourtant, certains essaient de la « banaliser », de la rendre « égale » à d’autres souffrances. Mais nul ne peut CACHER ceci : ce crime est… occidental…
Entre la vie et la mort (Sarraute), en vérité c’est le « destin » juif !
Destin… choisi par les autres, sans doute ?
Célébrer la vie, accepter la « condition » humaine (si rude !) ; c’est donc risquer… d’en précipiter la fin ?
le messager est « tué » - mais cela ne change rien au message ! (24-03-08)
« Mourir et renaître : l’adage goethéen est la leçon d’une œuvre, et le message universel du poète.
Le temps dé-voile –c’est aussi la fonction du poète. Et que dire de plus que ce mot : poète. Il implique
un combat et sa lumière gagnée sur le mensonge et l’Archaïsme… (18-05-08)
« Pays du Non-dit » selon Seamus Heaney, la France se contente de … produire sa propre image…même si elle n’est plus que lambeaux du Narcissisme…
Les Israélites français sont les funambules de l’identité.
L’anti-sionisme cherche à faire « oublier » le crime occidental et européen : la Shoah…
…Banaliser le Bourreau pour mieux ignorer la victime…
…Le combat : l’identité juive.
Le « Dragon » : le Narcissisme viscéral du vivant
« C’est ainsi, ce n’est pas autrement » : dire ces mots, c’est la Sagesse ? (Kurt Tucholsky). Et pourtant pour les savoirs s’étendent et plus nous ne…pouvons dire ces mots. Nous ne…savons pas « ce que c’est » ; nous ne savons pas « comment le dire », nous ne savons pas cela pourrait être « autre »…
Les mots humains sont « à côté »…Ils n’apportent » rien au monde, et à l’autre du monde.
Le poème souligne cette situation et appelle, rappelle…ce caractère « autre ».
La parole est toujours paradoxale : une lueur arrachée à la nuit originelle, au non-sens que la Création revêt pour l’homme…
Mais l’un de ses plus terribles paradoxes est sans doute d’être et de rester…un enjeu de pouvoir !
La parole ténue du poème n’est rien, dirait-on tout d’abord…et pourtant…il suffit parfois d’un peu de temps, d’un changement dans les idées et la perception du temps…et le poème non perçu, non aperçu « devient » le plus rare, le plus « essentiel » des messages. Et il trouve des voies, de secrets « passages » pour franchir les barrières d’abord dressées contre lui…Long, très long est le cheminement du Poème ! (22-01-08)
Le puits sans fond des émotions pourrait nous permettre de faire remonter la vérité la plus lointaine des générations proches ou lointaines…
Mais la plupart d’entre nous se gardent d’y aller voir…
Serait-ce manque de générosité ? Ou bien…ou bien… (21-05-08)
…L’imaginaire est la dimension où se joue (et se déjoue) l’humain…
Comment cette glorieuse « Civilisation » peut-elle « juger » les autres ?
La question se pose.
Mais il faut « répondre »...que notre devoir est et reste de REFUSER la violence sous toutes ses formes...Occidentaux ou non, nous devons dire NON.
Une éthique du Non.
Cela s’appelle aussi Poésie.
Alain Suied
Choix de textes
Quelques poèmes inédits envoyés par Alain Suied
Miracle : ce qu’un mot vient dire (22-03-08)
Miracle : cela vient de naître
cela est une source jaillissante
cela revient
aux frontières de la nuit
et de l’aube
cela : miracle
Ce qu’un mot veut dire
c’est le miracle
que tu puisses entendre
Miracle : nous voyons
le jour se lever
et le sourire se dessiner
sur les traits de l’enfant
quand il oublie les monstres
les abysses, les blessures
de la nuit sans regard
Les femmes juives
D’où vient cette force
qui vous porte ?
Au cœur des épreuves
et au fil
de la transmission
Cela existe
et perdure
et vit
une force
Qui vous porte
et porte l’enfant
pour faire face
à ce qui n’a pas
de visage humain
De quel rêve futur ?
« L’horreur, l’horreur »
au cœur des ténèbres (hommage à J.Conrad)
La société de l’Occident
a dépassé tous les cadres de l’humanité
le déni de l’autre
l’oubli du corps
le Dogme nu
Au nom du Progrès
sous couvert des institutions
en récupérant les oripeaux
de nos plus sincères idéaux
La société de l’Occident
a croisé « l’Horreur, l’Horreur »
mais l’ombre sur l’avenir
c’est toujours le Mal sous le masque du Bien
Golem
Sans forme, un embryon
un instant suspendu
entre la vie et l’amour
entre la naissance et la mort
ou encore
le fantôme et le passé
nul ne peut trouver les mots
qui te cerneraient
Peut-être n’es-tu pas encore
né au langage
Peut-être es-tu à jamais
sorti du langage ?
Le golem ne répond pas
même si gronde en lui
le feu de la terre.
Le golem ne parle pas
et son regard vide
ignore qu’un souffle
traverse nos âmes appelantes
Shekinah (05-03-08)
Le regard d’une femme :
voilà ce qui règne sur son cœur
en secret.
Dans la solitude
dans les vains combats du jour
il est couronné
de présence
Mais parfois
le regard s’éloigne
ou le rêve peut-être ?
Où s’est retirée
la force de vivre ?
Que revienne, que revienne
le temps de la joie
que s’éloigne cette fois
le temps de la peine !
Sang d’étoile (19-03-08)
Tu viens des étoiles
et ta parole de lumière
brille
un défi au néant
ou l’ultime feu d’une mémoire
abolie
Tu reviens des étoiles
et ton regard enfin
s’ouvre
sur la lumière perdue
mais future
de notre œil inassouvi
VERTIGE DE L’ÊTRE
À la pointe extrême de la fatigue
au cœur du noir silence
à l’orée du bois profond
de notre vraie solitude
quel vertige
Nous prend et nous entraîne
loin de nous-mêmes
au bord du vide glaçant
des univers ?
Alors, il surgit, le visage aimé
et il nous guide en secret
vers l’âtre de feu et de rêve
De l’Archaïque
De quel passé lointain
ressurgissent-ils ?
De quelles rencontres
inouïes ? De quelles peurs
tissées de rêve et d’illusion ?
De quels fortuits changements ?
Soudain, les voilà
et ils attaquent le vivant
ô parasites, ô sombres traces
d’univers traversés, d’espaces
oubliés, d’explosions de la matière
abîmant la naissance infinie
du monde ! Ou peut-être à chaque
instant, l’Avenir se déploie
et défie l’Archaïque ?
Pour Gil Pressnitzer
Reconnaître : transmettre
le visage ou la parole
de l’autre – tel est
le message, tel est le silence
sans fin ouvert
de l’âme juive !
À l’autre, une place
Comme d’emblée offerte
Telle est l’évident
Secret
Manuscrits d’Alain Suied
Bibliographie
Quelques dates du passage d’Alain Suied
7 juillet 1951 Naissance à Tunis
1959 Arrivée en France
1970 Premier recueil de poèmes, Le Silence après des publications dans la revue L’Éphémère, Le Mercure de France
1973 C’est la langue, Le Mercure de France
1979 Vision et prière traduction de Dylan Thomas Gallimard
1985 L’influence invisible, Le Temps qu’il fait
1985 La poésie et le réel, L’Encre des nuits
1986 Harmonie et violence, Dominique Bedou
1988 Kaddish pour Paul Celan, essais 1971-1985, Obsidiane
1988 La Lumière de l’origine, Granit
1989 Le corps parle, Arfuyen
1991 Face au mur de la Loi, Arfuyen
1993 Ce qui écoute en nous, Arfuyen
1995 Le premier regard, Arfuyen
1997 Le pays perdu, Arfuyen
2001 Rester humain, Arfuyen
2002 Le champ de gravité, Lettres vives,.
Histoire illustre de l’invisible, Dumerchez, 2002.
2004 L’éveillée, Arfuyen
2007 Laisser partir, Arfuyen
2008 24 juillet 2008 Mort à Paris
À paraître sous réserves :
Un manuscrit chez Arfuyen L’inespéré et le quotidien
Inventions à trois voix, suivi de Vers la lumière fracassée chez Tarabuste