Benjamin Fondane

Benjamin Fondane et le mal des fantômes

De toute la réalité, visiblement décousue,
le néant aidant de lui-même, à travers les plaies béantes, si longtemps
cachées, que pouvait-il subsister, si ce n’est le réel profond que nous
connaissons, les seuls points de vue fermes, je veux dire la réalité de la joie, de la souffrance
.
B. FONDANE, « Signification de Dada », F.A.G., 77.

L’intuition et l’organisation de cet essai s’enracinent dans le titre énigmatique que Fondane, prisonnier au camp de Drancy, donna en 1944 à l’ensemble de son œuvre poétique : Le Mal des fantômes.

De quel mal s’agissait-il sinon de la souffrance inhérente à la perte d’une réalité ultime, celle de l’existant, et au-delà peut-être, de son rapport à un Dieu perdu occulté par le rationalisme ?

Dès lors, la reconquête véhémente et subversive entreprise par ce poète prenait tout son sens : il s’agissait de la réappropriation d’une réalité que le concept avait extorqué à force de distanciations et de constructions abstraites. La relecture de l’œuvre philosophique confirmait bien une conscience malheureuse, perpétuellement révolte contre ce qui la nie, irrésigné face aux utopies rationnelles et aux processus de déshumanisation engendrés par les systèmes totalitaires du XXe siècle.

L’œuvre poétique avec son atmosphère panique le confirmait aussi : le cœur de cette œuvre est bien une crise profonde de réalité, inscrite dans la culture occidentale depuis la révolution galiléenne, mais qui a coïncidé avec la crise dadaïste, nourrie du dégoût ressenti face au million de cadavres alignés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale.

Né en Roumanie en 1898, mais expatrié à Paris en 1923, adoptant avec une virtuosité étonnante la langue d’une culture étrangère, mais passionnément aimée, ce jeune poète est aussi un frontalier, non seulement au sens géographique, mais également au sens métaphysique.

Les frontières tracées par la culture bourgeoise, avec ses disciplines soigneusement définies, avec ses règles d’accessibilité et de reconnaissance institutionnelle, sont allègrement transgressées par cette œuvre : théâtre, poésie, métaphysique, esthétique, critique littéraire, puis cinéma et bientôt logique et épistémologie.

Cette voix terriblement juste, mais toujours en marge, se place toujours dans un non-lieu de la culture. Aussi se destinait-elle même à une grande solitude.

Lorsqu’elle parvient à force d’habileté à habiter momentanément un lieu, une revue, une famille philosophique, c’est encore en tant qu’étrangère.

J’entends par là la situation d’un étranger métaphysique qui s’est désolidarisé des réconforts de l’identité pour vivre une épreuve plus essentielle, celle d’être humain, contre les attentes sociales et contre les conventions qui définissent l’esprit d’une époque.

Aux frontières des langues

Aux frontières d’une langue, aux frontières du judaïsme, aux frontières d’une culture française marquée par le cartésianisme, aux frontières mêmes de la philosophie existentielle à la mode dans les années trente, ce passager du désastre fut un grand témoin, d’une acuité et d’une sensibilité intellectuelle exceptionnelle en un temps de grande confusion qui allait conduire à la catastrophe du génocide juif.

Comment s’étonner dès lors de l’atmosphère apocalyptique qui traverse cette œuvre ?

Lorsqu’on lit la correspondance de Fondane avec Jean Ballard, on est saisi du ton impérieux, fulgurant et comme désespéré de cette voix étouffée dans les chambres à gaz de Birkenau en octobre 1944.

Le dernier poème envoyé, « Le mal des fantômes », a été rédigé dans le Paris occupé par un poète traqué, comme un loup dans sa tanière, parlait de lui-même.

Le dernier manuscrit remis à Jean Grenier : « Le Lundi existentiel ou le Dimanche de l’Histoire » traduisait avec éloquence une révolte contre l’Histoire qui rationalise et justifie, contre l’évidence violence qui préparait un assassinat contrôlé, planifié et organisé, de milliers d’innocents.

Parlant librement au sein de l’Histoire, mais parlant aussi au-delà de l’Histoire, ce poète s’inscrit au-delà de la perfection formelle pour faire du poème une attestation vivante. Il épousa et cria l’angoisse métaphysique de l’émigrant, avec son triomphe paradoxal, lorsqu’aux limites de la dépossession, comme Job, en espérant une compensation mystique.

Philosophe, mais avec les naïvetés profondes et les clairvoyances de l’autodidacte, il a défendu la voix criant dans le désert de son maître et ami Léon Chestov, héritier de Nietzsche et de Kierkegaard, et il fit sienne sa destruction désespérée du rationalisme, contre Husserl, contre Heidegger, contre Camus, contre, toujours contre un savoir qui confirmait la finitude humaine.

Entre 1924 et 1929 se métamorphose dans le silence la révolte suicidaire du dadaïsme pour devenir une attestation existentielle. La nature migratoire, transfrontalière, erratique d’un sujet jeté dans l’espace catastrophique,

invite à penser la transhumance d’une subjectivité, apte à subvertir la culture rationaliste européenne pour restituer une réalité expropriée par la violence du

concept.

Sa poésie, avec sa matière imparfaite, sa syntaxe heurtée et comme désarticulée par l’urgence du dire traduit dans l’urgence sa révolte et son affirmation de la vie. Les grands poèmes d’Ulysse (1933), de Titanic (1937) et de L’Exode (1944) sont des textes qui nous embarquent, comme ceux de Walt Whitman, vers la catastrophe que l’on appelle vivre.

Il en résulte une œuvre qui, une fois les modes littéraires éventées, conserve une fraîcheur étonnante. Lecteur de Rimbaud et de Baudelaire, il écrivit des pamphlets fulgurants tels que le Faux trait d’esthétique (1938) qui gardent toute leur puissance vivifiante aujourd’hui pour réhabiliter l’existant contre les fantômes de la réflexivité qui engendrent les masques, les ombres et les faux-semblants que le discours rationnel est capable d’opposer à nos vertiges.

Le mal existentiel

Cinéaste en Argentine en 1936, en plein succès des comédies musicales à tangos, il réalisa un film absurde qui scandalisa son producteur. Cette subversion philosophique n’est-elle plus isolée aujourd’hui.

Les conceptions de Vladimir Jankélévitch, d’Yves Bonnefoy et surtout de Michel Henry rejoignent sans aucun doute son attestation existentielle, avec les modalités singulières qui sont les leurs.

La pensée de Gilles Deleuze avec son plan d’immanence et ses personnages conceptuels et celle de Michel Foucault rejoignent ses intuitions.

D’autres œuvres sans doute, surtout poétiques, méconnues, mutilées, croisent ses colères et ses luttes. De nombreuses rééditions et de nombreux ouvrages critiques ont fait découvrir sa cohérence, sa force

et son actualité.

Quelques éclaircissements sur la méthode de cet ouvrage : nous n’avons pas choisi de replacer l’œuvre dans un itinéraire biographique ou historique, objet d’une monographie que nous avons déjà consacrée à cet auteur, mais de montrer des axes essentiels, des invariants de l’œuvre.

Pourtant, il n’existe pas de système de l’œuvre fondanienne, mais une polyvalence expressive inégalement réalisée. Les textes sont chargés de tâtonnements, d’impasses et de reliquats anciens, parfois fiévreux, hâtifs ; ils sont autant d’essais, de suggestions, de luttes avec le sens et la forme.

Car l’originalité de l’œuvre fondanienne consiste à répondre au mal des fantômes non seulement négativement par une subversion des systèmes philosophiques comme le maître, mais surtout à leur opposer positivement des formes d’attestation existentielle à travers la forme poétique, cinématographique et théâtrale.

Le constat de déréalisation, la subversion et l’attestation poétique constituent une lutte qui renouvelle le sens du tragique.

Le fil méthodologique d’une crise de réalité traverse donc toute l’œuvre. Qu’il s’exprime sous la forme d’une philosophie existentielle, par la poésie, par le cinéma d’avant-garde ou par le théâtre, l’acte de subversion s’enracine dans un désir d’attestation : ne s’agit-il pas toujours de réclamer un droit d’exister pour tous les fantômes de l’histoire ?

Car, si vraiment grâce à la noble et prométhéenne tentative du schizophrène spéculatif, l’absence de réalité est devenue totale, écrit-il dans le Faux Trait d’esthétique, alors le rôle du philosophe est de dénoncer cette déréalisation, et celui du poète d’affirmer ou d’attester l’existence au cœur de cette déréalisation : le poète affirme, la poésie est une affirmation de la réalité.

Note : abréviations : F.A.G : Fondane-Fundoianu et l’avant-garde, Paris :

Fondation Culturelle Roumaine/Paris Méditerranée, 1999.

Olivier Salazar-Ferrer

Ce texte est l’introduction au livre « Benjamin Fondane et la révolte existentielle » ( Éditions Corlevour, décembre 2007).

Olivier Salazar-Ferrer a aussi publié en 2004 aux éditions du Félin « Benjamin Fondane ».