Benjamin Fondane

L’odyssée existentielle

Un jour viendra, sans doute, quand le poème luse trouvera devant vos yeux. Il ne demanderien! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’estqu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poèmeparfait, avais-je donc le temps de le finir ?Mais quand vous foulerez ce bouquet d’ortiesqui avait été moi, dans un autre siècle,en une histoire qui vous sera périmée,souvenez-vous seulement que j’étais innocentet que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,j’avais eu, moi aussi, un visage marquépar la colère, par la pitié et la joie,un visage d’homme, tout simplement ! (Benjamin Fondane Exode, 1942)

La fin de ce poème, Préface en prose, est inscrite en hébreu et en anglais à l’entrée de la Salle des Noms à Yad Vashem à Jérusalem.

« Crier toujours jusqu’à la fin du monde » ainsi l’aura tenté le poète Benjamin Fondane. Même si parfois le monde s’épuise et se termine, son cri est toujours présent, actuel, pénétrant. Et depuis peu sa voix nous revient, après une si une longue éclipse.
On commence aujourd’hui seulement à se souvenir du poète, du philosophe, du dramaturge Benjamin Fondane. Et de sa voix unique.
Une voix de conscience, une voix de lucidité, une parole âpre et têtue et de réveil nous parle :
« Je suis de votre race, j’emporte comme vous ma vie dans ma valise » dit Fondane qui nous clame sa fraternité d’humain, de contemporain à nos tourments, de frère à toutes nos douleurs et nos joies.

Juif, naturellement juif, et pourtant aussi Ulysse, toujours hors de sa patrie et dont l’Ithaque sera Auschwitz, il est l’éternel émigrant, toujours entre deux frontières, mais avec la présence du judaïsme sous-jacente dans son œuvre. Il sera homme avant tout, roumain d’abord avant que d’être parisien, puis ayant le courage de recommencer son œuvre en français.
De cette génération littéraire roumaine, non pas celle de la Bucovine, autour de Czernowitz, île allemande en Roumanie avec Paul Celan, Rosa Ausländer, Aharon Appelfeld…, mais celle non germanique autour de Bucarest avec Cioran, Mircea Eliade, des poètes juifs Tristan Tzara, Ilarie Voronca, Claude Sernet…), il fut longtemps le seul à n’avoir plus de réalité parmi nous, fantôme pris du mal des fantômes, sans doute trop complexe pour ses contemporains qu’il irritait souvent par son intransigeance, son côté fondamentalement atypique, et surtout son œuvre qui chevauche les domaines philosophiques, esthétiques - cinéma, photographie, réflexions sur l’art, et sur la poésie - et donc qui est inclassable et paradoxale.
Pourtant il fut l’ami de la plupart des écrivains de sa génération, ceux de langue roumaine et les autres, et son poème « Préface en prose », publié intégralement qu’en 1965, est comme la figure prémonitoire de « Fugue de mort » de Celan.

Lui emploie un langage simple presque de tous les jours, loin de la douleur en fragments obscurs de Celan.
« Laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots que nous eûmes en partage - il en reste peu d’intelligibles ! »

Ami et disciple de Chestov, son gourou qui aura marqué profondément sa vie. Il sera celui qui dialogue avec Bachelard, Camus,Gide, Chagall, Adamov, Brassaï, Artaud, Tzara, Cioran, Brancusi, Brauner, Man Ray, Adamov...
II sera passé comme une étrange comète pleine de déchirements intérieurs. Mais tous ceux qui l’auront croisé gardent intacte sa belle blessure, l’éblouissement de sa présence parfois tumultueuse, mais toujours sincère et enflammée, et de son témoignage d’une incroyable lucidité sur son époque. Avant beaucoup il avait vu venir les monstres nazis.
« Demain, dans les camps de concentration, il sera trop tard. La lutte doit commencer alors qu’il est encore temps, avant la destructionfinale » écrit-il, déjà, en 1933.

Et aussi : « C’est nous les futurs cadavres, nous, les asphyxiés à venir » Engagé jusqu’à la querelle dans la vie culturelle et le débat d’idées, il fut un poète de dépassement, de partage, un homme révolté et un juif bien singulier.
Comme Israël peuple témoin, Benjamin Fondane est un écrivain témoin.
Il est la somme de trois cultures : roumaine, juive et française, dans lesquelles il va migrer avec génie, cherchant vainement son identité profonde.

Il est l’homme du refus de tout compromis, Il va autant refuser le dadaïsme autodestructeur, que le surréalisme et le futurisme trop idéologiques et loin de l’individu.
Devenu philosophe pour « défendre sa poésie », il va l’aiguiser au couteau tranchant de la lucidité et de la prescience des horreurs en suspens. Et toujours sa poésie sera révolte et « irrésignée ».

Il se cogne contre la finitude humaine qu’il refuse. Migrant, il ne recherche aucune Ithaque illusoire, mais la rencontre des humains dans chaque pays. Il se veut être le témoin du « besoin de réalité du poète ».

Il est l’arpenteur de l’altérité. Il était le crieur d’une véhémente vérité et qui avait soif d’infini.

Voyage d’un Ulysse juif

« Tomber les yeux ouverts, dans cette danse de l’être. » Fondane

Il était né à Jassy, en Moravie le 14 novembre1898.
Avec son humour féroce, il écrit en 1914 :
« Heureusement, je suis né à Jassy; si j’étais né à Bethléem, du temps d’Hérode, j’aurais sûrement été du nombre des enfants massacrés!» Benjamin Wechsler son vrai nom est le fils d’Isaac Wechsler, commerçant originaire de Hertza (Bucovine) et d’Adela Schwarzfeld. Benjamin était le cadet de la famille, qui comporte deux autres sœurs, Line et Rodica.
Son éducation se passe dans un monde intellectuel juif et la ville de Jassy à l’époque comportait une importante communauté juive.
Par sa mère, Fondane appartient à une lignée d’intellectuels juifs qui répandirent la diffusion du mouvement juif des Lumières (Haskala).
C’est donc dans une atmosphère de renaissance culturelle juive que le jeune Benjamin grandit.

Écrivain précoce encore lycéen, il prend le nom Benjamin Fundoianu, du nom du domaine grand-paternel, Fundoia, pour faire son entrée en littérature dès l’âge de 14 ans.
Dès 1912, Benjamin Fundoianu collabore à la presse littéraire, roumaine et juive En 1915-1916, il publie régulièrement dans la revue sioniste Hatikvah (L’Espoir) des poèmes d’inspiration biblique et des traductions de poèmes yiddish.
Inscrit à la faculté de droit de Jassy, il abandonne ses études au bout de trois ans. Il se sait et se veut écrivain.
En février 1917 son père meurt victime du typhus exanthématique à l’âge de 52 ans.

Il poursuit une intense activité littéraire.
En 1919, il rejoint à Bucarest Zissu qui vient de créer le quotidien sioniste Mântuirea (Le Salut).
Fundoianu participe activement aux groupes d’avant-garde de Bucarest, avec notamment Marcel Jancu et Voronca.

En 1922 il fonde le théâtre d’avant-garde « Insula » (« L’île »), inspiré par le théâtre de Jacques Copeau, qui sera dissout l’année suivante.

Fasciné par le rayonnement de la culture française, persuadé qu’il ne pourra s’épanouir pleinement dans le cadre de la littérature roumaine et fuyant l’antisémitisme qui sévit en Roumanie, B. Fundoianu quitte la Roumanie en décembre 1923 pour s’installer à Paris, où il devient Benjamin Fondane.

Il était pourtant un écrivain roumain précoce et reconnu.
Il préfère débarquer à 25 ans à Paris, pour fuir la montée forte de l’antisémitisme en Roumanie, attiré par le monde intellectuel parisien.
Il fréquente son compatriote Tristan Tzara et son mouvement Dada, dont il se sent proche, lui aussi marqué par l’horreur de la Première Guerre mondiale. Il s’en détachera assez vite.
Il écrit dorénavant en français qu’il possède admirablement vite.
Fondane est déjà en contact avec l’avant-garde roumaine avant son départ pour la France.

Installé à Paris, il collabore dès 1925 à la revue Integral, dont il devient le rédacteur parisien, et il publie dans la revue Unu. Il garde des contacts avec Ilarie Voronca, Claude Sernet, Constantin Brancusi et Tristan Tzara, se considérant un peu comme le « passeur » de la culture française vers la Roumanie.
Mais il ne collabore presque plus à la presse juive.

Les années de 1923 à 1927 sont difficiles. Pour gagner sa
vie, Fondane travaille en 1926, grâce à l’entremise de son ami Voronca, dans une compagnie d’assurances, l’Abeille, où il rencontre Geneviève Tissier, qu’il épousera plus tard en 1931.

Il est ensuite engagé comme scénariste aux studios Paramount au printemps 1930.
Durant ces années 1930 et 1940, Fondane dialogue avec les personnalités marquantes de son temps.
Son essai sur Rimbaud (Rimbaud le voyou) et son poème Ulysse, qu’il reprendra vers 1941, sont de 1933.

Il refuse le mouvement surréaliste, la psychanalyse freudienne, et mène de front œuvre philosophique et poétique.

Il s’opposera violemment à une forme de tradition métaphysique et d’idéaliste de la philosophie.

Cela était d’un grand courage à cette époque.

Il sera metteur en scène en Argentine, en 1936, pour un film improbable et disparu (Tararira), qui aurait pu lui valoir la nationalité argentine en 1938, car il sera aimé en Argentine, qu’il connaît depuis 1929.
Il obtient la nationalité française en 1938 grâce à son ami Ballard des Cahiers du Sud.

Fondane est mobilisé en 1940, et se retrouve sur les routes de l’exode après la défaite au milieu de la débâcle humaine. Fait prisonnier, il s’évade, il est repris, hospitalisé pour appendicite au Val-de-Grâce, et finalement libéré en février 1941. Cet exode est pour lui le même que l’exode babylonien du peuple juif.
Durant les années de guerre, il ne porta pas l’étoile jaune, et ne quitta pas son domicile du 6 rue Rollin, où il vivra avec sa femme et sa sœur et travaille à une nouvelle version d ’Ulysse et à divers essais comme Baudelaire et l’expérience du gouffre, sorte de livre-testament.
Il ne prit pas de précautions particulières pour se cacher ou s’enfuir, courageux ou résigné.
Et pourtant, il n’ignore pas qu’il est un « homme que la police traque à tous les carrefours ».

Ses amis argentins tentent vainement de le faire venir en Argentine par l’intermédiaire de Jean Ballard.
Il écrit en 1944 dans les revues de poésie de la Résistance avec Seghers et Eluard.
Puis l’histoire le rattrape.

Seul ! J’étais seul au monde avec moi-même,feuille morte pareille à une feuille morte. (Ulysse)

Le 7 mars 1944, il est arrêté par la police française chez lui rue Rollin, sur dénonciation, en même temps que sa sœur Line. Ils sont internés à Drancy avant d’être déportés à Auschwitz le 30 mai dans l’avant-dernier convoi de Drancy, N° 75, numéro 896. Ce fut l’avant-dernier convoi ayant quitté la France!
Avant d’être déporté, il avait pu faire parvenir à sa femme par une voie clandestine, depuis le camp de Drancy, une lettre dans laquelle il demandait par des indications précises à ce que fussent réunis, sous le titre « Le Mal des Fantômes », ses cinq livres de poésie en langue française (Ulysse, Titanic, l’Exode, Préface en prose, Le mal des fantômes) Il faudra plus de soixante ans pour que cela soit enfin réalisé, grâce à Michel Carassou.
Et il disait la veille de sa déportation :
« C’est pour demain, et pour de bon ».

Après quelques semaines à l’infirmerie où il ne pouvait plus être caché, il retourna au camp, et il fut retenu avec des centaines d’autres pour monter dans le camion vers la chambre à gaz, car les nazis devant l’avance des troupes russes voulaient liquider le camp pour ne pas laisser de traces.

Il avait refusé sa libération obtenue par sa femme Geneviève, en tant qu’époux d’une aryenne, car sa sœur Line restait prisonnière en tant que juive roumaine. Il prenait cette épreuve comme une destinée à vivre, la suite de son voyage tragique, lui qui avait tant pressenti la tragédie à venir.

Il sera gazé à Birkenau le lundi 2 ou le mardi 3 octobre 1944, à 46 ans. Pendant son emprisonnement, il déclamait sans cesse du Baudelaire à ses compagnons d’infortune. Il récitait aussi des fragments de son poème Ulysse, qui pour lui devait être l’élégie du peuple juif, et la sienne aussi.
Un témoignage d’André Montagne nous dit : « Le lundi 2 octobre, dans l’après-midi, les camions vinrent chercher ceux qui avaient été désignés pour la chambre à gaz. Je vois encore Fondane sortir du block, passer très droit devant les SS, fermant le col de sa veste pour se protéger du froid et de la pluie, monter dans le camion ».

Une autre anecdote dépeignant la grandeur du personnage : il assistait caché au cours de son ami Bachelard à la Sorbonne pour que celui-ci n’ait point d’ennui avec la France collaboratrice, par la présence d’un juif à son cours.
Il avait déclaré à sa femme pendant son arrestation :

« S’il y avait au monde un juif, un juif authentique qu’Hitler devait faire arrêter, c’était bien moi. » Et sa dernière lettre citait un psaume :« Ne t’éloigne pas de moi Seigneur, car l’angoisse est proche. »

L’odyssée existentielle

De lui il fait cet autoportrait :

N’est-il rien qui pût nous apaiser ?un peu de neige aux lèvres des étoiles,un peu de mort donnée en un baiser ?

Moi-même dans tout ça – Qui donc - moi-même ?Fondane (Benjamin) Navigateur -Il traverse à pied, pays, poèmes,

le tourbillon énorme d’hommes mortspenchés sur leur journal. La fin du mondele retrouva, assis, dans le vieux port –jouant aux sorts.

Regarde-toi, Fondane Benjamin –dans une glace. Les paupières lourdes.Un homme parmi d’autres. Mort de faim.

Il sera ce navigateur errant que rien ne pouvait apaiser devant l’injustice du monde. II se nommait comme « une conscience malheureuse ». Il se qualifie « d’Ulysse juif ».
« Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse. »

Et sa vie sera une odyssée, un voyage pour la conquête de son identité, et une sorte de quête du judaïsme, non pas pour retrouver une croyance, mais une exigence spirituelle en une destinée individuelle, une sorte de judaïsme perdu et rêvé, assez hérétique.
« Ce n’est pas la nécessité, mais la liberté qui régit les rapports de l’homme à l’homme et de l’homme à Dieu: l’homme a le droit de demander un arbitre entre Dieu et lui-même ».

La guerre fera de son destin d’homme et de poète, celui d’un juif solidaire de son peuple et acceptant le sentiment d’appartenance.
Sa démarche constante sera liée à la pensée existentielle de Léon Chestov, juif ukrainien, qui avait choisi « Job contre Hegel », et luttait contre la raison raisonnante et les doctrines de Husserl et autres.
« La pensée existentielle commence là où finit la pensée rationnelle. » Il projette la pensée de celui-ci, dans un intense questionnement philosophique, aussi bien à la poésie, qu’au cinéma, à la philosophie, à l’anthropologie, à la psychanalyse, à la critique en général.
« L’écrivain s’adresse non au social, mais à l’individu, et l’individu, non de passion de surface à passion de surface, mais de région profonde à région profonde ».

Pour lui comme pour son maître Chestov, la philosophie est avant tout un combat, une lutte constante et acharnée.
Il sera de tous les débats de pensée avec un courage et une lucidité aiguë reconnaissant avant tout le monde dans Céline et Heidegger les germes pourrissants et fascisants.

Il posera les bases de la pensée existentielle. Et comme son maître Chestov, il fera de la philosophie une arme contre « le fascisme » de la pensée, une lutte véhémente pour la vérité.
Il veut convaincre et dans sa poésie, seul domaine abordé ici, il va vers le lecteur, le saisit, l’empoigne, le fait complice dans une langue d’évidence, pleine de fulgurances.
Il a une haute idée de la poésie qui doit se colleter avec le réel rugueux.
De ceci Fondane a rendu compte. De ce corps à corps avec le poème, il sait d’avance que ce n’est pas le poème qui est dans les mains du poète, mais le poète dans les mains de son poème.
Il situe sa pensée sur une réflexion sur le Mal, d’un combat contre le Mal.
: « La liberté ne consiste pas dans la possibilité de choisir entre le bien et le mal (…). Elle consiste dans la force et le pouvoir de ne pas admettre le mal».
Juif très hérétique il sera un juif révolté, non « vêtu de prières anciennes », dans « l’irrésignation », dans le refus de se soumettre, il est existentiellement juif, mais en aucun cas simplement un poète juif :« Je pose mon poing dur sur la table du monde, je suis de ceux qui n’ont rien, qui veulent tout, je ne saurai jamais me résigner. »

Il est celui qui invoque un judaïsme de la révolte, de l’insoumission.
Sa femme Geneviève parle d’un Fondane profondément juif, dans un sens mystique, sorte de juif de l’Ancien Testament avec ses paroles de type prophétique. Il ne pratiquait aucune observance rituelle, étant non croyant, mais semblait vouloir entretenir un dialogue avec Dieu.
Il a un « besoin de Dieu », comme antidote à la raison. Aussi ce n’est pas le Dieu de la tradition qu’il recherche.
Il évoque au sujet de Chagall, mais surtout de lui-même « un paradis de misère, d’ail et de pogroms, un paradis de brocante où l’on prie un Dieu très ancien, un Dieu de marché aux puces. » Son judaïsme n’est pas celui de la tradition juive — il ne sera jamais pratiquant —, mais celui d’un être qui vit la condition juive, et qui interroge la Bible pour répondre à la faillite de l’humanisme occidental.

Bien avant les écrivains d’après la Shoah il évoque l’absence de Dieu :
« Si le Juif, seul dans l’antiquité, a témoigné de la présence effective de Dieu, du moins pourrait-il, dans le monde moderne, et contre le mondemoderne, être seul à témoigner, avec la même angoisse, de l’absence de Dieu ! » Benjamin Fondane n’a donc jamais cessé d’être juif, à sa façon, et tragique ironie, lui qui proclame le primat de l’individu face à la collectivité, au peuple, finira dans la collectivité des juifs assassinés.
L’hiver de Dieu dont parle Fondane, l’hiver des hommes, peuvent être surmontés.

Et son écriture prend des accents prophétiques. Il semble vouloir recoudre tous les déserts de neige et de vide entre les êtres.
À l’affût de la respiration du monde, il brise les chaînes, les blessures gravées dans les blessures.

Il combat pour la justice et l’absolu, contre le rationalisme destructeur, contre l’aliénation idéologique de la poésie devenue combat politique, et son cri face à un Dieu absent retentit « jusqu’à la fin du monde »..
Il refuse l’action politique, car lui s’adresse à l’individu, de "région profonde à région profonde". Quand la plupart des intellectuels se sont engagés surtout dans le camp communiste, Fondane garde une indépendance totale, car il refuse l’intolérance des manifestes (surréalisme, futurisme, dadaïsme) qui sont plus idéologiques que manifestes esthétiques.
Il se veut libre, refusant de s’incliner devant l’inévitable.

Il est l’Ulysse du voyage existentiel dans un monde déserté par Dieu et blessé par la guerre. Il faut se persuader « dans l’obscure certitude que l’existence a un sens ». Il parsème son chemin des cailloux plus ou moins blancs d’autoportraits d’Ulysse, donc du juif errant, du paria, de l’exilé.
La poésie remplit alors cette mission sacrée. « L’homme est un animal que la poésie pétrit dans l’argile, ou qu’elle fait sauter à coups de dynamite ». Son univers poétique est de nature tragique, voire apocalyptique, mais elle est affirmation :
« Le poète affirme, la poésie est une affirmation de la réalité ». Même si la réalité est en crise profonde.
Les angoisses des morts passent en lui, il croit qu’il faut tout effacer pour tout à nouveau engendrer. Fondane avait « cette blessure la plus rapprochée du soleil», la lucidité.
Il semblait guetter le retournement de la terre dans les marque-pages de la chair. Il allait de l’autre côté, dans un autre monde où la vie ne raconte pas que la vie, il pressentait qu’il allait prendre le chemin des nuages avant que d’être fumée.
Ainsi il faut rester auprès de Benjamin Fondane, inachevé dans sa vie d’homme et dans son œuvre, parti dans les nuages où il y a de la place, dans les cheminées de la mort, enfant parmi tous ces enfants, homme parmi tous les hommes.

Mes mains ne sont pas dures et calleuses, mais mon cœurqui parle avec accent beaucoup de langues blanches,ses empreintes gardées par toutes les polices,expulsé de partout où il y a une joie,sollicité partout où il y a malheur. (Autoportrait)

Henri Meschonnic a dit de lui:«De tous les poètes ses contemporains, pas un, ni même ceux qui ont été dans la Résistance, pas un n’a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane.»

Rester auprès de lui un instant encore, et le lire et le relire, maintenant que son ombre réapparaît parmi nous, que ses livres sont enfin réédités grâce à la passion de quelques-uns (Michel Carassou son ayant droit, Monique Jutrin,Olivier Salazar-Ferrer son exégète, les éditions Verdier, Eve Grilliquez).
Benjamin Fondane est un passeur, non un prophète, car « C’est un métier qui n’était rentable que dans l’antiquité ». Lui est subversif et ironique, toujours dans l’intranquillité et le combat. Et lui continue de chanter par ses poèmes dans une terre qui se déshumanise, qui devient étrangère aux hommes et ses poèmes sont cris d’exil.
Dans cette odyssée existentielle que sont les poèmes de Fondane, nous trouvons lumière et révolte contre l’oppression.
« Un jour viendra sans doute, où ce poème lu, se trouvera devant vos yeux »écrivait Fondane.
Ce jour est là, « recouvert de poèmes » Benjamin Fondane arrive jusqu’à nous.

Gil Pressnitzer

Sources :
études de Monique Jutrin sur Fondane
Livres sur Fondane d Olivier Salazar-Ferrer
Un site: Association Benjamin Fondane

Quand ce texte fut écrit, il y a quelques années, on ne trouvait plus aucun texte publié de Benjamin Fondane.

L’éditeur Patrice Thierry avait publié en 1996 dans sa collection L’Éther Vague « le mal des fantômes ». Verdier vient de les reprendre en livre de poche. Maintenant des études fleurissent, une place à Paris, porte son nom. Des colloques se déroulent sur ses multiples facettes.

Nous vous proposons une toute petite anthologie des poèmes de Fondane, dont le chemin parmi nous reste néanmoins encore à faire.

Choix de textes

Préface en prose(1942)

C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,

je parle d’homme à homme,

avec le peu en moi qui demeure de l’homme,

avec le peu de voix qui me reste au gosier,

mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il

ne pas crier vengeance !

L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,

laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots

que nous eûmes en partage –

il reste peu d’intelligibles !

Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,

nous serons au-delà du souvenir, la mort

aura parachevé les travaux de la haine,

je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,

- alors, eh bien, sachez que j’avais un visage

comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.

Quand une poussière entrait, ou bien un songe,

dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.

Et quand une épine mauvaise égratignait ma peau,

il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !

Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais

soif de tendresse, de puissance,

d’or, de plaisir et de douleur.

Tout comme vous j’étais méchant et angoissé

solide dans la paix, ivre dans la victoire,

et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !

Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,

nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,

j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,

j’ai acheté des fleurs et je n’ai pas toujours

payé mon terme. Le dimanche j’allais à la campagne

pêcher, sous l’œil de Dieu, des poissons irréels,

je me baignais dans la rivière

qui chantait dans les joncs et je mangeais des frites

le soir. Après, après, je rentrais me coucher

fatigué, le cœur las et plein de solitude,

plein de pitié pour moi, plein de pitié pour l’homme,

cherchant, cherchant en vain sur un ventre de femme

cette paix impossible que nous avions perdue

naguère, dans un grand verger où fleurissait

au centre, l’arbre de la vie...

J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,

et je n’ai rien compris au monde

et je n’ai rien compris à l’homme,

bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer

le contraire. Et quand la mort, la mort est venue, peut-être

ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,

je puis vous le dire à cette heure, elle est entrée toute en mes yeux étonnés,

étonnés de si peu comprendre

- avez-vous mieux compris que moi ?

Et pourtant, non !

je n’étais pas un homme comme vous.

Vous n’êtes pas nés sur les routes,

personne n’a jeté à l’égout vos petits

comme des chats encore sans yeux,

vous n’avez pas erré de cité en cité

traqués par les polices,

vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,

les wagons de bestiaux

et le sanglot amer de l’humiliation,

accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,

d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,

changeant de nom et de visage,

pour ne pas emporter un nom qu’on a hué

un visage qui avait servi à tout le monde

de crachoir !

Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu

se trouvera devant vos yeux. Il ne demande

rien ! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est

qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème

parfait, avais-je donc le temps de le finir ?

Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties

qui avait été moi, dans un autre siècle,

en une histoire qui vous sera périmée,

souvenez-vous seulement que j’étais innocent

et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,

j’avais eu, moi aussi, un visage marqué

par la colère, par la pitié et la joie,

un visage d’homme, tout simplement.

(L’exode 1942)

Avons-nous avancé assez dans l’apparence

assez vu cette vie couler, couleur de vitre,

nous nous sommes blessés aux choses d’outre-monde

portes fermées, ô visions -

c’est la même chanson stupide et décevante

le même espoir avec des sources dans la voix

la même inexplicable envie d’un sanglot

dont on ne sait que faire.

Tous ces cheveux tombés et ces cils et ces ongles

laissés derrière nous, veux-tu qu’on s’en souvienne,

La nuit est là. Le monde meurt,

et la forêt est pleine de craquements nouveaux.

1942

(Au temps du poème)

Ces choses anciennes dont on ne parle plus

quelques-unes d’hier et d’autres

jetées dans les égouts avec les vieux mégots

- vécu jeté aux quatre vents

nous avançons ensemble, il fait hiver, il gèle

ensemble il nous faudra engendrer l’avenir

ensemble nous tendons la main, la Seine coule

que sommes-nous ? Le vent m’emporte

n’êtes-vous que des fables comme tout ce qui a

été, oh ! choses à peine croyables. Et pourtant

un temps viendra où moi je ne serai

qu’une fable une sorte absurde de secret

mythique, existence qui exista, où donc ? en quel siècle ?

La Seine coulait en ce pays

elle charriait encore des cadavres, des dieux

et quelques vieilles, vieilles superstitions étranges.

(Au temps du poème)

Nous n’avons rien à dire aux ombres

qui ont cherché refuge en nous

elles parlent si bas qu’on ne les entend pas

elles parlent une langue étrangère, inconnue,

elles donnent des fêtes énormes

et parfois en ouvrant une porte

sur un escalier sans issue

un air nous envahit, délicieux, absurde,

qui n’est certes de nulle part.

(Au temps du poème)

Ce n’était pas de l’étonnement, mais peut-être

une sordide angoisse

qui m’avait fait pousser dans ce faubourg d’orties

juste au moment où l’on y ramassait le ciel.

Je n’y avais jamais été que je sache

je ne pouvais savoir s’il existait vraiment

en avais-je rêvé ?

mais je savais maison par maison tous les noms

des habitants et leurs commerces,

le nom des gosses et ceux de leurs anges gardiens

- je m’y intéressais surtout

à une femme enceinte qui devait loger là

ou à quelque émigrant revenu d’Amérique -

- je n’étais pas fixé...

Il s’attachait à eux je ne sais quelle idée

qu’il me fallait tirer au clair

de trésor enfoui, d’enfances fabuleuses,

de meurtres impunis

et d’une fin du monde absolument MODERNE.

(Au temps du poème)

II y eut autrefois des choses sans musique

des pays qui fondaient comme un fruit dans la bouche

des étés haletants

des silences plus frais que neige

des êtres qui entraient en nous et qui sortaient

sans qu’on s’en rendît compte,

nourritures, paresses savantes, jus d’oiseaux

idiomes heureux, échanges,

de sorte qu’on était ce qui entrait en nous

parfois un cil, parfois un ange

parfois un baobab où la hache faisait

des blessures délicieuses

et quand, souvent, des femmes ou des sangsues roses

se collaient à nos corps

on éprouvait soudain la joie d’être mangé

et le délice affreux de devenir un autre.

(Au temps du poème)

Ces choses n’avaient ni commencement ni fin

cela ne finissait pas d’être

pas un trou, pas la moindre fissure

pas un visage lézardé !

les hommes se tenaient coude à coude, serrés,

comme pour empêcher qu’on y passe

pas une absence entre deux vagues

pas un ravin entre deux mots

pas un passage entre deux seins

lourds, gras,

et pourtant au travers de la muraille lisse

quelque chose suintait

l’écho ranci d’une fête étrange, une sueur de musique,

les gouttes d’un sang frais qui caillait aussitôt

sur la peau morte du monde.

(Au temps du poème)

Je n’ai jamais rien compris à ces mélanges

j’entrais et d’autres sortaient,

puis d’autres qui tournaient autour du crépuscule

ou se penchaient sur les saisons

et nul ne se doutait que ce n’était pas là

la terre ferme,

que l’océan n’était pas un jardin suspendu

j’entrais à tout instant dans la vie des autres

et j’oubliais de fermer les portes après moi

chacun portait en lui un monde doux et tendre

des coins où l’on était surpris par la douceur

je n’avais pas de nom, comment s’appelaient-ils ?

C’était si bon de ne pas avoir de figure,

si bon d’être poreux, ouvert,

qu’à l’heure de dormir chacun

se disait en rêvant : - que sera-t-elle encore

cette grande journée, sans dieu, du lendemain ?

(Au temps du poème)

Chœur

Et quelle chanson chanterais-je sur une terre étrangère ?

Et chanterais-je ici la chanson de Sion

parmi des hommes étrangers ?

Car nous sommes étrangers les uns parmi les autres

notre langue n’est pas pareille
quand même il n’y aurait qu’une seule langue au monde,

qu’un seul mot dans le monde.
- Je parle: qui est là pour m’entendre?
Je pleure : qui a pitié ?
Bête qu’on mène à l’abattoir ne fais pas l’innocente !
- qu’a-t-elle encore à espérer ?
... Seigneur, je ne t’ai pas oublié!
Je me souviens : c’était de plus loin que l’enfance
l’heure où la laitue a la voix si douce
où le silence dort au creux de ses cheveux
où la fourmi avance jusqu’au bord de l’orage..

Ô Midi, recueilli dans la paume, si frais
la mort a fait des trous dans mes filets de pêche
et les poissons se sont répandus à terre
éclatants comme une poignée de monnaie de nickel.

Que me demeure-t-il à présent, si ce n’est
l’espérance ? Voici, tu m’as donné la plaie,
tu m’as retranché de ta vue,
ce sont tes premiers-nés dont il t’a plu de briser
contre le roc la tête tendre.
- Jusqu’à quand, Seigneur ?

Voici, mes vêtements ont été décousus,
la ténèbre a noyé mon visage,
ma tête est découverte, et je crie:
Impur! Impur!
Impur serai-je autant qu’il te fera plaisir
qu’on se moque de ton visage !
Impur! Je suis impur! J’habite seul.

Ma demeure est hors du camp.

(L’exode)

Elle s’appelle Ca-ro-line

c’est-un-nom-qui-n’dit-rien

(Chanson, 1910)

Cette petite fille est morte, adolescente,

à New York dans une clinique ouvrière,

qui mêle ses tresses aux miennes

sur une vieille passerelle qui seule a subsisté

d’un univers anéanti, quelle rue, quelle ville, quelle année ?

située à peine par une odeur

de vieilles gens en train de devenir fantômes

- La Terre avec ses longs méridiens sur le dos

- tournait. Mais était-il vraiment de cette terre

qui tournait ce pays profond, moelleux

où nous nous avancions les yeux ouverts

séparés, confondus

dans ce falot fouillis de fées

qui grinçaient sous le poids de nos orteils légers ?

Était-il donc de cette terre ce pays évanoui

mangé par les fourmis, le vent

et dont je suis le seul voyageur revenu ?

Il vient sans être vu sur des chevaux de bois

le tremblement de terre

et nous entrâmes dans un continent nouveau

tant de rues tant de portes

on trouva l’un de nous dans les objets perdus.

Elle est morte du mal d’un drôle de pays

qui n’avait figuré jamais sur une carte.

Elle est morte, la tête tournée vers le Sud

l’adolescente - car la petite fille était morte

depuis longtemps. Ell’ s’appelait Caroline

C’est un-nom-qui-n’dit-rien...

(Au temps du poème)

Ami, ami nous étions venus de loin, ensemble,
unis comme les branches des ciseaux
pépins d’un même fruit
le même rêve à partager, le même pain
la même soif plus grande que le monde.
Nous avions de quoi conquérir plus qu’un monde :
Nous aura-t-on trompés, rusés ?
Sisyphe, vieux Sisyphe que tu es donc usé !
Céderas-tu ? consentirais-je
au seul droit de la force ?
Ce n’était rien, un piège.
Il ne faut pas céder. Pas d’issue, pas d’issue!

Ils doivent périr ou vaincre ceux qui n’ont point d’issue !

Quelle barque jamais, au royaume des deux,
aborda sans péril, par calme plat ? Tes yeux
se sont peut-être ouverts ailleurs. Mais la tempête
ce soir t’a rejeté sur nos bords. Salut, mouette !
Entends-tu l’océan pendant que tu es là ?
Tu es au moins aussi vivant que moi,
tu es mon rire et ma mémoire
je suis enceint de ta mort
je te porte plus haut que mon buste,
je hais la mort, je hais la vie.
J’ai si grand pitié des hommes
je me hais et je m’aime
pardonne-moi d’être vivant, d’écrire des poèmes,
je suis encore là mais je parle aux fantômes!
Est-il réponse ou non aux questions de l’homme
quelque part ? Et le dieu existe-t-il, le Dieu
d’Isaïe, qui essuiera toute larme des yeux
et qui vaincra la mort -
quand les premières choses seront évanouies ?

(Ulysse, 1941)

Un enfant est né

une femme est morte

Comme tu sanglotes

Méditerranée !

La mère a crié

le père a prié

le Temps est passé

à côté de l’heure.

De l’éternité

un enfant est né.

Quelle saison calme

dans l’esprit vaincu !..

Que suis-je, qu’es-tu

au bord d’une larme ?

(Ulysse, 1941, VI)

J’avançais dans la foule, nul ne savait mon nom,
– l’eussent-ils su, quelle importance ?
Moi-même le savais-je ? Et je tournais en rond,
saoulé par les lumières noires,
comme si cette foule était le vent du large,
comme si quelque chose pouvait venir de là,
houleuse, indifférente,
comme si les têtards qui grouillaient dans la vase
de ce port inhumain
étaient des hommes et non des rescapés craintifs
de vieux naufrages innommables,
des déchets d’une fête ancienne, oubliée,
des paquets d’appétits, de pus, de solitude,
de choses grelottantes, ah !

On s’était rencontré quelque part, c’était sûr,
dans quelque queue humaine à l’aube, il bruinait
– pour un pain, ou pour un visa, c’était long,
c’était long la guerre, la paix,
longue et sordide l’aube,
et cette découverte du rien, si lente, oh !
et ce malaise au cœur plus lourd qu’une grossesse
l’humiliation d’être rien,
des émigrants sans passeport,
de nul peuple, d’aucun pays,
chacun parlant une autre langue,
la langue de sa petite vie obscure,
la langue d’un désir de pain, de destruction,
de tendresse, de miel, de songe, de puissance,
d’un toit avec une fraîcheur dans le lit…
Et j’étais parmi eux parlant ma propre langue
que je ne comprenais plus, ah !
Et j’avançais craignant qu’on m’oubliât et je criais
de peur, de faim, d’angoisse :
« Moi aussi… moi aussi, je suis un dieu. Pitié ! »
– Cela faisait un bruit de crécelle éraillé,
un aigre filet de musique,
une plainte cassée qui traversait l’histoire,
qui roulait, qui roulait, roulait hors de l’histoire
… Hors de l’histoire… oui… !

( Ulysse, 1941,XXI)

Aucune importance, bien sûr,
que je fusse dans la rue, dans un ventre,
ou dans l’œil mort de cette chambre,
seul dans l’aquarium du monde,
attendant quelque chose que je savais déjà
impossible, impossible,
et pourtant souhaité au-delà du possible,
un visage, une main,
une sonnette prise soudain de tremblement,
un bruit de pas, de voix montant dans le silence
comme la crue houleuse d’une rivière en mars
– terrible, violente !
– … Mais est-ce donc si important,
cela fera-t-il une date,
un digne événement de l’Histoire moderne,
si quelqu’un se trompait d’escalier, de porte,
et apportait, ne fût-ce que pour un rien de temps,
une poignée d’odeur humaine
à ce gardien de phare quasi fou de terreur ?

(Ulysse, 1941, XXII)

J’avais crié mon nom en montant l’escalier

et maintenant que des portes s’ouvraient

à chaque étage, ou se refermaient devant moi

que je pouvais entrer partout

avec mon songe

ou avec d’autres clefs que je portais sur moi,

dans des appartements merveilleusement vides

des pièces habitées par des esprits dormants

ou dans d’autres encore toutes pleines de nus,

cette angoisse me revenait insupportable :

« Avait-elle entendu mon nom ? devinait-elle

pourquoi j’étais monté dans l’escalier ? à pas de loup

était-elle sortie en chemise de nuit

dans la rue, pour crier à qui voulait l’entendre

le merveilleux secret - que je n’avais pourtant confié à personne ? »

J’avais crié vers Toi. Ai-je crié trop fort ?

ou n’ai-je pas assez crié ? avec assez

de foi ? car le désastre tomba. Je le savais.

Il était enfoui en moi depuis longtemps

je le portais en moi. Je l’avais mûri

et maintenant il se détachait en moi comme un fruit mûr

le fruit réel d’une idée.

As-tu jeté un seul regard ? La route était

sous ton œil. J’y étais, bien sûr, sur cette route.

(Au temps du poème)

Villes

Le silence coula sur mes mains

c’était un orage de sable

la ville était pleine de sable

où donc étaient-ils les humains

j’avais beau courir dans le vide

suivi lentement de mes pas,

le vide était plus plein

qu’une poitrine gonflée qui fait sauter les pressions,

le vide était si plein,

j’avais si peur qu’il n’éclatât

que soudain j’ai pensé qu’il me fallait crier

ressusciter la vie

souhaiter le sifflet des bateaux, des sirènes d’usine

la rumeur des meetings, des fleuves de glace qui cassent

sous la poussée du printemps,

les vitrines brisées des grèves générales,

le bruit strident des rémouleurs aiguisant les ciseaux, les couteaux,

la criée des poissons dans les halles,

les plaintes des marchands d’habits,

des rempailleurs de chaises,

des pianos mécaniques et des musiques perforées.

Je vous appelais du fond terreux de mon angoisse

sonorités des étameurs, des camelots, ô chansons nasillardes

des marchandes de quatre-saisons qui font au printemps maladif

l’opération césarienne -

Et peu à peu je vis céder mon insomnie

mes oreilles bourdonnaient, une sorte d’âcre paix, une paix nauséeuse,

pénétra dans mon sang avec une vieille odeur de draps

et mon sommeil ouvert comme une bouche d’égout

buvait les cantiques pieux des machines à coudre,

le ronflement régulier des tuyaux de vidanges,

le souffle léger de la vie qui monte et qui grince, ô poulie !

Le bruit de plus en plus fatigué de la vie.

(Villes - Titanic))

Refus du poème

Les filles du chant sont venues :

- " Veux-tu de nous ? Nous sommes nues,

nos lèvres sentent la lavande "...

- Je songe aux ravins de Finlande

où dorment des soldats de gel...

Les vierges de sel du poème

m’ont dit : - " II est temps qu’on nous aime !

Nous sommes nues sous la peau. "

- Je songe aux navires sous l’eau

noyés derrière les vitrines...

Les molles putains de mon songe

me crient : - " Lâche pied et plonge,

que les poissons sont frais et muets ! "

- Je songe aux forçats d’Allemagne :

ils sont maigres maigres sous le fouet...

Les douces mères du sommeil

me choient : " Couche-toi ! Les orteils

dressés vers la pointe du somme.

La belle-au-bois qui dort dans l’homme

ne se nourrit que de baisers... "

- Je songe aux énormes brasiers

qui brûlent autour de la terre...

La vieille édentée de la mort

m’a dit : - " Chaque cheval a son mors.

Ton lot sur terre est la mort lente.

Que ça te déplaise ou non, chante !

Nul être n’a droit au merci...

À quoi penses-tu, ombre vague ? "

- Ô très chère, je songe à Prague !

Je n’entends pas, je n’entends plus

les prières de ses synagogues...

(1943)

Tout à coup

J’étais en train

de lire un livre

quand tout à coup

je vis ma vitre

emplir son œil absent d’oiseaux légers et ivres

Oui, il neigeait.

La folle neige !

Elle tombait

tranquille et fraîche

dans le cœur tout troué comme un filet de pêche.

C’était si bon !

et j’étais ivre

de ces flocons

heureux de vivre

que ma main oublieuse, laissa tomber le livre !

En ai-je vu

neiger la neige

dans le cœur nu !

Ah Dieu ! Que n’ai-je

su garder dans mon cœur un peu de cette neige !

Toujours en train

de lire un livre !

Toujours en train

d’écrire un livre !

Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre

(1944)

C’est toute la douleur du monde

qui est venue s’asseoir à ma table

- et pouvais-je lui dire : Non ?

Je m’étais fait si petit,

une petite chenille, et j’ai éteint la lampe

- mais pouvais-je savoir qu’elle mûrissait dedans

et pouvais-je m’empêcher qu’elle sortît un jour,

une chanson entre ses ailes ?

J’ai dit à la douleur du monde

qui s’est couchée sous mon ventre :

N’ai-je pas assez de la mienne ?

Vois : j’ai ma propre soif !

On ne peut pas toujours demeurer une chenille

la terre m’est rugueuse au ventre

elle me fait mal votre terre

je suis né pour voler…

D’un bond je lui tournai le dos -

mais elle était déjà dans mon songe.

- Est-ce mon sang qu’elle voulait ?

J’ai dit la douleur du monde

- C’est une ruse, une sale ruse.

Voilà que tu chantes en t’en allant…

-Mais à ma place, dites, l’auriez-vous oubliée ?

(1944, Au temps du poème)

C’était un long, un dur conflit
avec moi-même
et néanmoins je m’y obstinais bêtement
sourdement

... de tous côtés s’ouvraient des portes
qui menaient au salon perclus de rhumatismes
ou bien à quelque absurde terrasse sur la mer

d’autres portes ouvraient sur des escaliers...

Le siècle mûrissait, au-dessus des toits,

l’agonie de quelques nuages

le vent plus grand qu’un homme
chassait sur les pavés
les feuilles des forêts abattues

De vieilles, vieilles pensionnaires flétries
lisaient dans le café
l’avenir qui s’était écoulé goutte par goutte
déjà!

À force de rêver...

Je me voyais me voir
traverser en courant un grand nombre de vies.

(1944, Au temps du poème)

Élégie

Je me suis déchaussé pour entrer dans la maison

du passé, j’ai ouvert le piano aux dents jaunes

j’ai essayé ma voix comme un couteau cassé

ce n’est rien. Je vous dis que ce n’est rien. À peine

un souffle qui pourrait éteindre une bougie

un cœur usé qui craint les escaliers raidis

une main qui tâtonne pour trouver une clé

qui n’ouvre rien qui ne soit déjà ouvert depuis

longtemps, une molle jambe qui fait sur le tapis

des traces.

*

N’est-il rien qui pût nous apaiser ?

un peu de neige aux lèvres des étoiles,

un peu de mort donnée en un baiser ?

Moi-même dans tout ça – Qui donc - moi-même ?

Fondane (Benjamin) Navigateur -

Il traverse à pied, pays, poèmes,

le tourbillon énorme d’hommes morts

penchés sur leur journal. La fin du monde

le retrouva, assis, dans le vieux port* –

jouant aux sorts.

Regarde-toi, Fondane Benjamin –

dans une glace. Les paupières lourdes.

Un homme parmi d’autres. Mort de faim.

Bibliographie

Bibliographie partielle en langue française:

Rimbaud le voyou, (1933) rééd. Plasma, 1979 ; Complexe, 1989.

Baudelaire et l’expérience du gouffre, Complexe,1994.

Le Mal des fantômes, Plasma, 1980 ; rééd. précédé de Paysages (poèmes traduits du roumain par Odile Serre), Paris-Méditerranée/L’Éther Vague, 1996 ; Verdier/poche en coédition avec Non lieu, 2006.

La conscience malheureuse, Plasma 1979, VerdierPoche à venir.

Faux-traité d’esthétique, Paris-Méditerranée, 1998.

L’être et la connaissance- Essai sur Lupasco, Paris-Méditerranée,1998.

Le lundi existentie l, éditions du Rocher, 1990

Le voyageur n’a pas fini de voyager, Patrice Beray et Michel Carassou (éd.), Paris-Méditerranée/L’Éther Vague, 1996 ; Verdier, coll. l’Éther Vague, 2002.

Rencontres avec Leon Chestov, Plasma 1982.

Écrits pour le cinéma, Verdier Poche, 2007.
Théâtre complet, édition établie par Eric Freedman, Paris, Éditions non Lieu, 2012.
Paysages, Bazas, Le temps qu’il fait, 2013
Le Reniement de Pierre, Poémesd’autrefois Le Temps qu’il fait, 2010. Textes traduits par Odile Serre.
Poèmes retrouvés, Parole et Silence, 2013.

Bibliographie études critiques:

Olivier Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane et la révolte existentielle, Essai, Corlevour, 2007.

« Benjamin Fondane », revue Europe" n°827, Paris, mars 1998.

« Rencontres autour de Benjamin Fondane poète et philosophe ». Actes du colloque de Royaumont, avril 1999, Parole et silence, 2002.

Olivier Salazar-Ferrer, "Benjamin Fondane", éd Oxus, Collection « Les Roumains de Paris », 2003,

Monique Jutrin, «Benjamin Fondane ou le périple d’Ulysse », Nizet,1989.

Monique Jutrin, Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme : Entre Jérusalem et Athènes, Paris, Éditions Parole et silence, 2009.
Cahiers Benjamin Fondane, Société d’études Benjamin Fondane, Jérusalem.
Patrice Beray, "Benjamin Fondane au temps du poème, essai, Verdier & Les Amis de L’Ether Vague, 2006.

Cahiers Benjamin Fondane, Société d’études Benjamin Fondane, Jérusalem.

Jérome Thélot, Benjamin Fondane ou l’irrésignatio n, éditions Fissile2009.