Joseph (Iossip) Brodsky

Les mots et les ténèbres

la mort c’est l’infini des plaines et la vie la fuite des collines.

Poète russe jusqu’au fond des os et de nationalité américaine suite à son douloureux exil en 1972, Joseph Brodsky est un enfant du renouveau dû au dégel des années après la mort de Staline. Si on se passait ses poèmes sous le manteau en URSS, il n’était pas vraiment connu en Occident. Après la publication de ses poèmes dans les années 1960, il est arrêté et condamné en 1964 à cinq ans de travaux forcés et connut les hôpitaux psychiatriques. Il n’était auparavant qu’un poète virtuel de 24 ans, il devient un phare pour sa génération.

Il aura fallu un procès digne de celui des blouses blanches pour appréhender la haute stature de Brodsky qui ne plia pas devant ses juges de Leningrad. Il se dressa fièrement au nom des pouvoirs absolus des paroles et de la poésie. Il fut lourdement condamné pour « parasitisme social ». Il aurait selon les cafards qui siégeaient « une vision du monde dangereuse pour l’État, décadent et moderniste, avec des études inaccomplies ».

Voici un extrait du tribunal :

Juge : Quelle votre profession ?

Brodsky : je suis un poète.

Juge : Mais qui vous reconnaît comme poète, qui vous a enrôlé dans les rangs des poètes ?

Brodsky : Personne. Et qui m’a enrôlé dans les rangs de l’humanité ?

Juge : Avez-vous étudié pour être poète ?

Brodsky : Cela ne s’apprend dans aucune école. Cela est, cela vient de Dieu.

Libéré en 1966, il est expulsé de son pays natal en mai 1972. Ses poèmes l’avaient précédé en Occident. Et les « samizdats », écrits clandestins russes circulaient plus vite que la glaciation des consciences. C’est aux USA qu’il va rayonner. Il sera célèbre, ses nombreux poèmes paraissent par exemple dans le New York Times Magazine, the New-Yorker, Newsweek. Il commencera à écrire en anglais. Il faut se souvenir qu’en URSS seuls quatre de ses poèmes furent publiés ! Il faudra attendre le dégel, la « glasnost », pour voir en 1987 ses poèmes édités en russe et mis en librairie. Les barrages avaient craqué et il sera lu avec passion par ses compatriotes. Sa poésie « sombre, cynique, décadente, pessimiste » selon ses juges avait trouvé son public.

« Vous ne pouvez imaginer l’impact qu’ont eu sur nous ses premiers longs poèmes. C’était un monde inconnu. La poésie de Brodsky n’était ni soviétique ni antisoviétique : elle était non soviétique. Donc, un choc ». (Volkov son biographe).

Il sera honoré par le prix Nobel de littérature en 1987 à 47 ans, et ne sera pas enfoui dans la fosse commune de sa génération du silence. Juif et poète non conformiste comme l’était Evtouchenko, chien savant du régime, il sera maudit par le régime. Il rendait en plus hommage aux maudites Anna Akhmatova et de Marina Tsétaëva. Il sera influencé par Mandelstam.

Joseph Brodsky est issu d’une famille modeste, son père était marin, et c’est avant tout un autodidacte qui quitte l’école dès 15 ans. Fraiseur, employé à la morgue, il entre en poésie et se fait traducteur de la poésie anglaise et polonaise qu’il aime tant. Il se plonge aussi dans la Bible. Il appartient à « la génération du silence », à ces écrivains alors interdits en URSS. Après Vienne, il s’installe et enseigne aux États-Unis. Il devient citoyen américain en 1977, mais c’est de la ville de Venise dont il amoureux fou, sans doute aussi par nostalgie de Saint-Pétersbourg.

En 1974 un écrivain est condamné à quatre ans de déportation pour avoir fait circuler des poèmes de Brodsky, en 1974 !

Brodsky reçoit le Prix Nobel de littérature en 1987, à la grande colère des Soviétiques qui feront tout pour l’en empêcher. Il ne reverra jamais ses parents qui ne furent pas autorisés à le rejoindre.

Le porte-parole du silence

Il était né à Leningrad en 1940, il meurt en exil le 28 janvier 1996 à New york d’une crise cardiaque.

À l’annonce de sa mort beaucoup d’horloges ont cessé de battre dans les cœurs. La Néva s’est retirée très loin, les cœurs se sont gelés de l’intérieur.

Je suis un poète russe, un romancier anglais, et un citoyen américain ; Merveilleux mélange !

Chacun de ceux qui l’ont connu ont « leur » Brodsky en eux, et ce n’est jamais le même pour chacun :

« C’est mon Brodsky, tel que je l’ai connu et tel que je me souviens de lui, avec toutes ses bizarreries, ses sautes d’humeur et ses complications. » dira Dovlatov.

Et Brodsky avait un caractère plutôt entier et complexe. Toujours en colère, à rebrousse-poil du monde, il aimait provoquer et afficher des opinions tranchées et anticonformistes. Il était très arrogant et dominateur un vrai "emmerdeur", ne voulant briller que devant les femmes. Mais il était pétri d’exigence morale et se souciait peu de ses innombrables ennemis. Il était tout simplement profondément romanesque et hostile à tout compromis, avec les états, avec les personnes. Convulsif, passionné, un pied au ras du quotidien, la tête plus haut que les étoiles, Brodsky célèbre d’étranges noces dans ses poèmes. Il n’était pas un poète, mais LE poète.

Son lyrisme le rapproche de son contemporain Vladimir Holan, mais avec une écriture plus classique. Les thèmes de l’exil, de la séparation sont prépondérants. La puissance de sa parole est considérable, débordante. Elle aura provoqué les dégels du monde. Sa recherche d’un souffle métaphysique mélangé à une ironie sèche et décapante rend sa poésie unique.

Sa poésie est nerveuse, tendue à se rompre, à vif, aux aguets. Virtuose de la langue russe, il est porté par un grand souffle de l’universel, le sentiment profond de solitude. L’espace et le temps sont immenses dans ses mots.

Au plus loin est sa patrie, meilleur est le poète" disait-il. La patrie était vraiment très loin!

« En tant que poète et penseur existentiel, Brodsky a clos, à la fin du XXe siècle, le processus spirituel initié par les grands poètes et philosophes de « l’âge d’Argent » de la littérature russe. Avec une totale intrépidité, il a reconnu le tragique inhérent à l’existence même de l’homme et réalisé dans son travail deux formules de façon inflexible. La première, il l’a martelée lui-même, à la suite de Pouchkine : « Le principal, c’est la grandeur du dessein. » La seconde, il l’a empruntée à Shakespeare : « L’esprit de décision est tout ! »

Ce mélange de passion et de charnel, de mots d’esprit avec des envolées spirituelles, de ciel et de boue, font de Brodsky le grand poète baroque de son temps.

« La poésie est ce qui se perd dans la traduction » a dit Brodsky, mais lui-même fut un traducteur passionné.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Elégie

Ma bonne amie, c’est bien toujours le même

bistrot, le même barbouillage aux murs,

les mêmes prix... Le vin est-il meilleur ?

Je ne crois pas. Non, ni meilleur ni pire.

Pas de progrès, et c’est très bien ainsi.

Seul le pilote de l’avion postal

picole, ange déchu.

Les violons

continuent de troubler, par habitude,

mon imagination.

À la fenêtre,

blancs comme la virginité, des toits.

Les cloches sonnent. Il fait déjà sombre.

Pourquoi as-tu menti ?

Pourquoi mon ouïe

ne sait plus distinguer la vérité

et le mensonge, veut des mots nouveaux,

sourds, étrangers, que tu ne connais pas

mais qui ne peuvent être prononcés

que par ta voix, comme avant...

1968

(Traduit par Michel Aucouturier)(éditions Gallimard)

LE CIMETIÈRE JUIF

Le cimetière juif près de Leningrad.

Une clôture boiteuse de planches pourries.

Et derrière la clôture gisent côte à côte

Juristes, commerçants, musiciens, révolutionnaires

.Ils ont chanté pour eux-mêmes.

Ils se sont enrichis pour eux-mêmes.

Ils sont morts pour les autres.

Ils ont toujours payé leurs impôts,

respecté le règlement,

Et dans ce monde matériel comme une impasse

Ils commentèrent le Talmud

et restèrent des idéalistes.

Peut-être ont-ils vu au-delà du réel.

Peut-être ont-ils cru aveuglément.

Mais ils ont appris aux enfants

à être patients

à devenir têtus.

Ils n’ont pas semé de blé,

ils n’ont jamais semé de blé.

Ils se sont tout simplement allongés dans la terre

comme du grain,

Ils se sont assoupis pour des siècles,

ensevelis dans la poussière,

on a pour eux allumé les cierges,

au jour du grand pardon

des vieillards affamés à la voix aiguë

suffoquant de froid hurlaient à leur paix éternelle.

Ils l’ont trouvée,

dans la désintégration de la matière.

Sans rien se rappeler.

Sans rien oublier.

Derrière la clôture de planches humides.

Quatre kilomètres après le terminus de tramway.

traduit par Jean-Jacques Marie (Éditions du seuil)

sur la colline.

(extraits)

...

La mort ce n’est pas le squelette

qui fauche les moissons du cauchemar.

La mort c’est ce buisson

où nous attendons tous.

La mort ce n’est pas le nœud noir

ni les larmes des enterrements,

la mort c’est le cri des corbeaux,

la mort c’est une banque rouge.

La mort c’est la ruée des machines,

c’est la prison et c’est le jardin,

la mort c’est le flot des hommes

et des cravates qui pendent à leur cou,

la mort c’est la fuite serrée des vitres

le long de nos maisons, des bains, de l’église.

La mort c’est tout ce qui nous suit

car

Ils sont aveugles à jamais.

La mort c’est notre force

notre peine et notre sueur.

La mort c’est notre âme

nos nerfs et notre chair.

Nous ne monterons plus jamais

Nos fenêtres étincellent.

Nous Les voyons encore vaguement

mais nous leur sommes invisibles.

...

Collines notre jeunesse

que nous pourchassons dans l’ombre,

collines essaim des rues

collines entrelacs des fossés

collines douleur et fierté

collines horizon de la terre,

plus nous montons vers les sommets

plus elles nous paraissent lointaines.

traduit par Jean-Jacques Marie (Éditions du seuil)

A LA MÉMOIRE DE FEDIA DOBROVOLSKI

Nous continuons à vivre,

Nous lisons nos vers,

Nous contemplons les étoiles

sur la couverture des magazines,

nous épions nos amis

lorsqu’ils reviennent à travers la ville

dans le tramway tremblant et gelé,

Nous continuons à vivre.

Parfois nous apercevons les arbres

qui

de leurs mains noires et nues

portent le fardeau sans fin du ciel

ou se rompent sous le poids des astres

et se perdent la nuit sur la terre des rêves.

Nous apercevons les arbres

renversés sur le sol,

nous continuons à vivre.

Et nous, avec qui tu parlas si souvent

de la peinture contemporaine,

Et nous avec qui tu bus

de la bière

au coin de la Nevski,

nous ne parlons guère de toi,

et lorsque nous pensons à toi

nous commençons à nous plaindre,

à plaindre nos dos voûtés

notre cour qui trébuche

et bafouille

dans la cage thoracique

dès le troisième étage,

et nous voyons le jour

où ce cœur va s’affoler

et l’un d’entre nous alors

ira s’étendre à huit kilomètres

à l’occident de ton corps,

laissant tomber ses livres

sur le trottoir d’asphalte sale

et de son dernier regard il verra

le mur fortuit d’une maison de pierre

les visages inquiets du hasard

un flocon de ciel,

pendu aux fils électriques,

de ce ciel

qui s’adosse aux arbres

et que nous apercevons parfois...

traduit par Jean-Jacques Marie (Éditions du seuil)

DÉDICACE A GLEB GORBOVSKI

Quitter l’amour, dans le soleil de midi, sans retour,

et le chuchotement de l’herbe sur les pelouses qui s’enfuient.

Dans le nuage brûlant du jour, dans le crépuscule assoupi

l’aboiement des chiens de la nuit traverse les allées obliques.

Il faut résister à notre époque sombre et courir

au-delà de ces années,

il faut oublier à chaque souffrance nouvelle l’infortune d’hier,

accepter à chaque instant la blessure et la douleur,

pour entrer paisible dans la brume des aurores vierges.

L’automne et impétueux en cette année de voyages,

les processions silencieuses du rouge et du noir longent le

ciel,

près des arbres nus les feuilles s’envolent et trébuchent

contre les fenêtres et les pierres, et les rêves de l’urbanité.

Je veux attendre, rejoindre, endurer cette époque,

jeter un regard derrière la fenêtre, voir entre mes doigts

le ciel et le feuillage et la ligne transparente du couchant,

comme la fille et le père, quelqu’un s’en va trop tôt.

Passent, s’envolent, frappent la terre, tombent de biais,

passent, s’enfuient les feuilles le long des fenêtres closes,

et tout ce qui se devine sous la lumière qui s’éteint,

c’est cette vie, comme la fille et le père, qui ne veut pas mourir.

Revis sur la terre, non, reste étendu, c’est la loi,

Vis sur la terre comme il te convient, tombe lentement

et viendra le temps où tu rompras avec la douleur et le chagrin

et sans moi s’avanceront les années de l’amour quotidien.

Incendie, majeur de l’envol, glisse le long des vitres,

comme un vêtement qui tombe des épaules, comme un virage,

reste à ta place, immobile, tu n’es pas la nostalgie de l’automne,

tu es l’attente de l’hiver et le chant qui ne finit jamais.

traduit par Jean-Jacques Marie (Éditions du seuil)

Seule la cendre sait ce que signifie brûler jusqu’au bout.

Je le dirai pourtant, après un coup d’œil myope par –devant :

tout n’est pas emporté par le vent, et le balai

qui ratisse ample dans la cour ne ramasse pas tout.

Nous resterons, mégot fripé, crachat, dans l’ombre

sous le banc, où pas un rayon ne pénètre,

et, étroitement enlacés à la fange, comptant les jours,

nous nous ferons terreau, dépôt, couche culturelle.

Juillet 1987

Traduit du russe par Véronique SCHILTZ.

Bibliographie

* Acqua alta ( Gallimard1993) Traduit de l’anglais par Véronique Schiltz et Benoit Cœuré.

* Vertumne et autres poèmes (1993) Hélène Henry(Traduction) --

* Collines, et autres poèmes (1966) Traduction Jean-Jacques Marie, Le Seuil

* Poèmes, 1961-1987 (1987) Gallimard