Marina Tsvétaéva

Galop de l’inaccompli

«Avant tout et en dépit de tout ».

— Une formule de combat empruntée à la « Sténographe de l’âme », Marina Tsvétaéva, (1892-1941). Ce volume est le dixième livre de Serge Venturini. Retour au poème, — à l’étincelle du poème, après « Le journal du transvisible », l’une de ses œuvres majeures.
Ces poèmes brefs sont surtout des traces dédiées à Marina Tsvétaéva (1892-1941). Ils témoignent, à plus d’un siècle de distance, d’une intensité, — celle des cadences entre les éclairs et la durée, — toujours dans le feu vif de l’urgente nécessité.
Ils témoignent aussi de l’amour porté à cette grande sœur en poésie, à sa vie courageuse, à son écriture passionnée et novatrice, à nulle autre pareille, — ainsi qu’à son immense legs.

MARINA, GALOP DE L’INACCOMPLI

Si cela ne se fait pas, le sens de ma vie n’aura pas été accompli.Marina Tsvétaéva (à propos de vivre avec Boris Leonidovitch Pasternak)

Si Marina Ivanovna Tsvétaéva n’avait pas le souffle de Vladimir Vladimirovitch Maïakovski, ni la foulée des grandes enjambées de ses vers en marche, en marches d’escalier, sa course est autant rapide que passionnée, et en cela elle n’a pas son égal. Et aujourd’hui l’on peut parler du galop de ses vers, car son étoile brille très haut avec celle d’Ossip Émilievitch Mandelstam au ciel de la poésie russe et mondiale.

L’étoile Anna Akhmatova, (Anna Andreïevna Gorenko étant son nom d’origine), a un peu pâli bien qu’elle demeure, parmi les reines dans les constellations, par son classicisme. À force de rechercher harmonie et esthétique parfaites, la poésie de l’aînée, a limité son horizon, et à rebours de ce que pensait Joseph Alexandrovitch Brodsky, ses vers ont un peu vieilli. Son esthétique faite d’élégance et de stylisation a pris quelques rides face à des poétiques plus aventureuses, — plus soucieuses d’apporter autre chose.

Dans une phrase d’une cinglante ironie, selon sa stricte mais nécessaire exigence, elle déclara à propos d’Akhmatova : « Elle est la perfection, et c’est malheureusement en cela que résidentseslimites.» Pour Tsvétaéva, seul Alexandre Alexandrovitch Blok était un dieu de la poésie. Et selon sa fille, Ariadna Efron, ce fut le seul «devantlequelelles’inclina», elle alla même jusqu’à s’agenouiller. La seule voix retenue pour sa modernité, bien avant celle de l’auteur de « Ma sœur la vie », est celle unique de Tsvétaéva.

Elle est moderne au sens le plus large. — Elle ne recule pas, elle ne fléchit pas, elle sait tenir le pas gagné, pour le dire avec Arthur Rimbaud. Dans son livre à propos de sa mère, Ariadna Efron écrit : « Marina exigeait le meilleur, ce qu’il y a de plus grand, de plus fort, des seuls poètes qui lui étaient apparentés. » Et, c’est cette redoutable exigence unie à la tragédie de sa propre vie qui la rendait invivable aux yeux de ses contemporains, — et à ceux de Pasternak en particulier.
Prémonition diront certains, — claire voyance pour d’autres, Tsvétaéva et Mandelstam avaient vu juste dans la tragédie de leur vie. Mandelstam avouait « Carjenesuispasunloupparmonsang/ Et seule me tuera la main de mon égal. » Quant à Tsvétaéva, elle écrivait ces vers :
« Ô amitié: c’est une main non féminine, une main cruelle / Qui m’enserrera / Dans le nœud. » — Non, ce n’était pas celle de la Muse, mais la sienne.

Vers brisés, bris de mots, éclats d’une vision. La poétique de Tsvétaéva est fondée sur le couple tension/ruptures, filament fragile dans la haute tension, — l’incendie du poème. Ce qui d’emblée distingue le vers bref et cassant comme du cristal de Tsvétaéva, par rapport aux autres vers des poètes de son temps, — c’est sa vitesse dans la vision. La vitesse contre la lenteur, contre la stagnation, contre la durée, — en fait contre le temps et l’immobile fossilisation. — D’où son impatience éthique.

Discontinuités hardies frisant l’hermétisme, et donc risque de perte de communication avec le lecteur, association d’images, ellipses des verbes, fréquentes nominalisations, ultra-rapides courts-circuits dans les registres, exceptionnels sauts de la pensée, brutalité flamboyante des raccourcis, mots fracturés jusqu’à la syllabe dans l’enjambement, multiples ruptures de sens grésillant d’électricité, collages et décollages de réalités, temps éclaté, — Le temps, c’est l’Ennemi. — Ô célérité si chère à Rimbaud et à Lautréamont en poésie française !

Dépassant même Maïakovski, elle se projette dans l’avenir à toute allure, par son rythme, haché, abrupt et hérissé, dont Paul Celan lui-même vécut dans l’aura. Et avec quelle profondeur, — toute musicale. Ah ! prendre du recul dans la vie qui file, de la distance par les puissances du rêve, sortir de l’époque avec ses tics odieux et ses lâchetés sans nom, grâce à des télescopages cérébraux, à la vitesse de l’éclair, — son chemin d’inaccompli semé de voix cassées, de débris de mots, gardiens d’échos. —Feu!Feu!Feusurletemps!

Au nom du lapidaire et du plus laconique, le feu de la parole en son incandescence et la vie en sa quintessence. La seule patrie qu’habite le poète est sa langue. — Il n’a d’autre pays que celui de l’exil.

La célérité de son œil de faucon est incomparable dans la fulgurance de ses rythmes haletants. Rendant visible l’invisible son regard porté sur les humains attire sa poésie vers le futur. Ainsi, si Akhmatova et Blok semblent s’enfoncer dans un passé riche et glorieux de culture où scintille au-dessus d’eux l’immense étoile Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, l’étoile Tsvétaéva palpite, — vivante. Elle, — l’évacuée — qui de son vivant ne fut qu’un cœur captif à la recherche de son propre souffle par-delà la vie, premiers galops d’enfance.

— CKAKATS!, CKAKATS!, CKAKATS!… (prononcer SKAKAT’, en russe signifie galoper, avec un t mouillé à la fin. Il fut mon premier mot appris en langue russe.) — Et depuis, Tsvétaéva galope, devant tous les autres poètes, devant tout le monde, — de sa transfiguratrice intensité.

MARINA, L’INACCOMPLIE

(Liminaire)

…la force jamais charme, jamais masque,la Force —face et casque.

Je suis une page sous ta plume.J’accepte tout. Je suis une page blanche.Je garde tout ton bien précieux,Je le cultive pour te le rendre au centuple.Marina Tsvétaéva, 10 juillet 1918

*

S ous le signe de l’intensité, ancrée dans l’essentiel, au risque de la liberté, saisie nue dans l’épreuve, défaite par la parole, Marina dans le brasier, —braise qui flambe. Dans le brasier, tout estnécessaire, vif.

Tout, abandonnée, sanslemoindrecompromis, —sans renoncer à rien.

Or, ton vers n’est jamais sibeauqu’àsabrisure.

Tuasconnulecharbon, —tufusétincelle. — De l’air !

Nous ne sommes pas faits pour cette vie, d’un autre royaume nous sommes. Fusion,

—dans l’au-delà du toujours, malgré l’irréalisablesurTerre. Fuirdanslaplusintenseardeur, sortirde l’enfer, de l’amour par la brûlure, pour ne pas éteindrel’incendie, —pour ne pas salir l’amour. — De l’air !

Marina, venue dans le fracas de la déflagration, brûlée dans l’autodafé, danslerefusdesdiscours, —l’irréductible poésie. Toi, la chaotique et l’intempestive, fille de l’Exil terrestre, —ni ici, —ni là-bas, rebelle sacrilège dans la flamme du Saint-Esprit. « Je n’exagère rien, je minimise tout », disais-tu !— De l’air !

Ta vie de chandelle fut déchirée, l’unité sans cesse morcelée, dans le vent fragmentée, dissoute comme la cire, brûlée.

—À l’impossible, tu fus rendue, VIVANTE, dansle feu, jetéecrue.

—Pasdeplace! Sauf dans la brûlure, le séisme.

—Étranglée. , oùvivreestinsoutenable.

Et, pourrespirerenfindansl’immenseespace.

— De l’air ! De l’air !

— Du pain !

Serge Venturini

Poèmes pour Marina Tsvétaéva de Serge Venturini

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Par ici, — ne me cherchez pas,

car, vous ne m’y trouverez pas,

corps, — pur souffle, parole pure.

Je suis au-delà, — haut-delà.

Et, quand personne ne me verra plus,

voix, cependant, je serai encore,

rien qu’une, à nulle autre pareille.

L’heure de l’entendre sera venue.

Marina, Ô ma sœur, l’unique sœur,

Ossia, Ô mon frère, si méconnu ;

renégats, en votre propre peuple.

Nous ne sommes pas de ce royaume.

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Parcours. Des noms qui sonnent, des gares, — sifflets des trains

dans la nuit glaciale, —des stations d’où tu ne fis

—que partir, gens que l’on quitte, —sans jamais revoir.

ÔMoscou ! Pour ta naissance et ses mille clochers,

rue Boris et Gleb. —Où tu connus Mandelstam.

Et la famine. —Moscou, que tu lui offris toute.

Taroussa, rive gauche de l’Oka, —pour respirer.

Koktebel, —les collines bleues de Crimée, l’été

avec Volochine, Biély et Ossip. —Aimer !

ÀPrague et Mokropsy, —un vrai désir de fuite.

Puis, la France, l’exil de Meudon, Clamart et Vanves,

avant l’hôtel, —l’Innova, —boulevard Pasteur.

Retour et mort. —Élabouga, fin du voyage,

et loin de tous, de Pasternark, d’Akhmatova,

loin de tes aimés. —Fosse commune du cimetière.

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N’ approchez pas, ici on vit dans le feu !

Dirigez vos talons en arrière. —Fuyez !

De l’incandescence, détournez vos yeux.

Éloignez vos âmes, le feu vous détruira.

Ici, le feu protège, —l’amour nourrit.

Tu es née soufre. —Que t’importe si tu souffris.

Ton œuvre est au rouge, ta couleur, le feu,

tes odeurs, aromates, ignée ta valeur.

Tes ailes hyacinthes brûlent d’émeraudes,

ton sel central brille. Ah ! L’incombustible !

Toi, la Vulcanale, toi, la« Vésuvienne »

Tu ne crois qu’à la vie. —Transfigurée.

Ne daigne, ta devise. Ta vie, Salamandre.

Ton œuvre est ta vie. Ta vie, ta misère.

Ta sœur la poussière vole dans l’ici.

Pas dans l’ici-bas, mais dans l’ici-HAUT.

Ton esprit enfin libéré de la matière,

tu es ici, tu es ailleurs. — Cœur de Phénix.

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J’ entends mille millions de chants d’elle

amazone aux mammes toutes brûlées

serais-tu sœur d’Anaïtis la vermeille

Marina la prolifique aux bagues dorées

Je vois dix mille flammèches de sons lactés

contre la nuit de ton visage de sorbier

tes bons yeux d’enfant scintillent d’un bleu-vert

sous le soleil du nom de Taroussa

Je regarde ton portrait cheveux blanchis

tes yeux fatigués ton collier d’ambre

si transparente toi eau et cendre marine

Élabougala fin de ton voyage

Je bois ta parole au goût d’ambroisie

à ta santé dans l’invisible où parfois

je touche ton double d’or flèche verticale

tu peux me lire en direct d’au-delà

Mes mains toujours sentent le feu de ton verbe

la fumée de ton chant habite mes narines

de ce feu du malheur qui dévora ta vie

voix passionnée donc victorieuse tu sortis

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C e quelque chose d’enfance,

toi qui ne parles plus,

flamme des ardentes nuées.

Ce quelque chose d’offense,

lyrique ou non, —te heurte,

l’absolu d’un baiser.

Sans être obscène, —tu es off,

toi l’offensée, hors-scène,

le malheur te porta atteinte.

Tu voulus faire offense,

—l’indécente vésuvienne !

L’oiseau de mauvais augure.

Contre les dommages et les affronts,

feu enfoui de la vie, tu fus—évacuée.

Passons à la contre-offensive obscure !

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D is, Marina,

tu as tout brûlé tes vaisseaux,

tu es partie, toi ma grande sœur,

vers l’infini.

Et, au bout d’une corde,

ta voix d’ange n’a plus chanté,

les cordes étaient coupées,

de ta lyre, plus de chant.

Si « la vie est une gare,

je vais bientôt partir »…

Ton sorbier vit encore

de tes chants solitaires.

D’entre les chants pourtant,

les tiens furent les plus beaux.

Pourquoi Marina,

as-tu brûlé tes vaisseaux ?

Où donc es-tu partie ?

Tu n’as pas dit pour où.

C’est ton affaire, tu varies,

tu brasilles toujours.

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J usqu’aux larmes, jusqu’au sang,

par le feu, par le Verbe.

Jusqu’au bout en allée

et en dépit de tout.

Ils t’ont assassinée.

Tu fus trop libre, trop femme

en temps si meurtriers,

où les roses rouges fauchées

n’avaient qu’un goût de sang.

Tu n’éclaires qu’en brûlant.

Marina, blanche écume,

toute à la crête des vagues,

toi, joyeuse mousseline

pour toujours, fille de mer,

sœur d’écume d’Aphrodite.

Paroles au vent jetées

en pleine tempête du cœur,

j’aime ta parole salée

au gros sel du malheur,

en étrange terre semée.

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NE DAIGNE

La mer blanchit, siècle d’exil, l’air en fureur,

en toi, je parle, le plus ardent, tout ce qui fut,

Marina, je t’appelle, mon frère aussi, ma sœur,

en moi, ta voix chanta, vois-tu, ce qui n’est plus.

Errante, abandonnée, petite sorcière, tu hantes.

Tout, —tu sacrifiais tout, —à la poésie,

tantôt glace fracassante et tantôt braise brûlante.

Je n’entends plus ta voix stridente de frénésie.

Reine Akhmatova, est-elle toujours la plus belle ?

Tu parles avec Ossip, Reinecke et Boris,

les anges du Paradis te frôlent de leurs douces ailes.

Sache-le ! Ta parole sur les cimes d’envol nous hisse.

—Tsvétaéva ?—Connais pas…—Le pays maudit !

Une femme seulette face à la meute des loups sanglants.

« Inutile », « impossible », —Marina la bannie !

Debout dans l’incendie. Comme un sorbier vivant.

Sœur d’Antigone, dans le grand désordre des choses,

vampire, pour les uns, hérétique, pour les autres,

âme si vaillante, aimante de la beauté déclose,

ton ultime parole fut peut-être jetée…—« Contre ! »

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Marina. Et, dans ton vol sans cesse tu te brises,

toi, née du coquillage, comme la belle Aphrodite

de Botticelli, — re -baptisée dans la mer,

dans le ressac sans fin, re -brisée. —Sans pourquoi.

Gloire ! ah, la plus éclatante écume, Marina,

née de la haute écume, toi, l’écume la plus haute.

Et à chaque vague, du ressac,—fille de l’Oka,

tu renais joyeuse de l’écume. —Tu ressuscites.

Fière telle Antigone, dans ta libre pauvreté,

tu ne cherchas pas à comprendre la vie, mais

acceptas ton funèbre destin, —tu dis NON !

Tu fus l’insoumise au temps. —L’incarnéREFUS.

Serge Venturini