Sandor Kanyadi

Celui qui écrivait sur la cime des arbres

Rencontrer et dire

Kanyadi Sandor est ce poète hongrois qui semble avoir réussi à parler aux arbres et aux hommes. Au moment de son anniversaire, de ses quatre-vingts ans, nous avons voulu au travers de textes de Margit Molnar lui rendre hommage.

« Le poème, c’est ce qu’il faut dire » - m’a jeté un écolier comme le ferait le soldat avec la grenade juste tombée à ses pieds. Effrayé, j’ai retourné la question posée par l’instituteur aux enfants. Les rires ont traversé la classe. Lui et moi, nous deux seulement, en sommes restés émus. Lui, ému du soulagement et de la reconnaissance parce que je n’ai pas ri. Moi, de l’illumination de sa réponse qui m’a tout d’un coup rendu évident ce dont je doutais depuis longtemps et ce que je croyais et j’essayais de dire mais sans avoir trouvé les mots justement simples. Le poème, c’est ce qu’il faut dire. Comme si tous les poèmes en exil dans des livres depuis Gutenberg, s’étaient tous échappés, rentrés chez eux sur les scènes, sur les écrans, et marchaient tous sur les bandes sonores et dans les sillons des disques. Comme si Sandor Petöfi s’était assis parmi nous. « Le poème, c’est ce qu’il faut dire. »

Chaque fois où il monte sur scène, Kanyadi n’omet jamais de raconter cette anecdote qui sans aucun doute est devenue l’emblème de son art poétique, son désir et son plaisir d’aller à la rencontre de tous ceux qui comprennent sa langue, sa langue maternelle, le hongrois. Ainsi, l’anecdote nous renseigne sur sa conception du métier de poète, tout aussi bien dans son contenu que dans sa façon de le pratiquer : le poème est un texte dicible faisant partie de l’oralité, donc du lien social. En tant que tel, le poème se transmet directement lors des rencontres qui sont aussi des actes d’ordre social. Tout ceci est à la source de la poésie de Kanyadi, de son langage, de ses thèmes poétiques et de sa façon d’être poète. Plus profondément, sa démarche amène à la langue, plus exactement aux langues, vivantes et parlées, et aussi au lieu, à l’espace qui est celui des rencontres quotidiennes et celles au hasard des voyages.

L’an 2008 en Hongrie, a été l’année du dialogue culturel, à cette occasion dans un bref interview, Kanyadi a déclaré : « Vivant en Transylvanie, je suis habitué à « traiter avec mes voisins », c’est ainsi que j’ai traduit des poèmes populaires saxons et juifs et des poètes roumains ». Ceci résume simplement, naturellement, sa conception de son art : rencontrer, dire et écrire. Tout comme on se dit bonjour entre voisin.

Langue et lieu

Rencontrer et dire sont en fait déterminés par un lieu et par une, ou plusieurs langues. Ces facteurs naturels d’une naissance sont des données communes à tous, des évidences. Ils ne gagnent d’importance particulière que dans les cas où ils se confrontent à des différences, d’autres langues, d’autres lieux, par exemple, lors d’un voyage à l’étranger. Là, tout d’un coup, ils se mettent à exister réellement. Leur sens se crée par la différence.

Pour l’enfant Kanyadi, la langue maternelle et le lieu de naissance sont tout aussi imbriqués naturellement, mais leur rôle s’amplifie incroyablement. Pourtant, il ne voyage guère. Sans qu’il bouge, la langue parlée autour de lui et le pays lui-même où il vit changent d’identité parce que les frontières ont été déplacées. Sans ce constat, il n’est pas possible de situer ni l’homme, ni le poète, et donc son œuvre. Son parcours d’artiste se construit sur un sol longtemps mouvant et s’alimente des réalités quotidiennes dont chaque instant lui parle de l’histoire.

Pourtant, ce n’est pas un poète politiquement ou nationalement « engagé », ni « militant » dans le sens où il prendrait position pour ou contre toute idéologie.

Les paramètres du temps et de l’espace de sa naissance génèrent sa fonction de développer un regard attentif. Son écoute est surtout sensible envers tous les éléments formant l’unité paysage-culture-homme. Unité, profonde et féconde.

La Transylvanie, région fertile et protégée des Carpates est habitée par différents peuples qui ont su s’entendre et profiter de leur diversité. Sicules (hongrois), souabes (allemands), juifs, roumains, arméniens, serbes, gitans partageaient cet espace en s’adaptant les uns aux autres suivant les talents de chacun : l’artisanat, le commerce, la culture agricole, l’élevage, l’industrie représentaient des branches privilégiées selon les peuples. Cette organisation a pu survivre pendant plusieurs guerres, occupations et destructions. Aussi une trace quelque peu idyllique est restée dans la mémoire collective. Puis cette mémoire a été douloureusement secouée et du même coup, enflammée, à l’issue de la Guerre de 1914-18, plus exactement par le traité de Versailles. La Transylvanie avec toute sa diversité et sa majorité hongroise s’est trouvée détachée de la Hongrie et annexée à la Royauté roumaine. Les répercussions de ce fait historique pénétreront les existences matérielles et psychiques des hommes qui y vivent jusqu’encore à nos jours.

C’est pour cela que l’« immobilité » géographique de Kanyadi a un sens d’« engagement » et de « fidélité » à sa province et à tous ceux qui l’habitent et partagent le même sort. C’est à travers de cette frontière imposée que son œuvre s’ouvre aux langues et aux cultures de ses voisins juifs, souabes et roumains. Ensuite, sous l’oppression culturelle de Ceaucescu menaçant de liquidation toute opposition, que l’artiste se tourne vers les enfants. Les enfants, c’est bien sûr le futur et de plus, les mots adressés aux enfants échappent à la vigilance de la censure mais en même temps, ils parlent aussi aux parents.

Dans le XXe siècle il n’était pas facile de vivre en Europe centrale. Ce siècle fut celui de la déstabilisation générale des hommes, celui du totalitarisme où des valeurs se sont compromises, et ont été trahies. Où la langue maternelle est devenue l’objet des incertitudes au risque de l’oubli. L’histoire et la littérature se sont trop entremêlées parce que l’histoire est intervenue avec une brutalité excessive dans la vie des peuples, des sociétés et donc, dans celle de l’individu. Ainsi, la vie et la poésie de Kanyadi se sont définies par l’héritage du fameux découpage du traité du Trianon à Versailles, et puis ensuite de la chape de plomb des dictatures communistes. Cependant, malgré tout ce qu’elle contient de douleur et de tragique, sa poésie est dominée par l’humour tantôt tendre, tantôt ironique et par l’affirmation sereine et inaltérable de sa foi en la vie.

Sa force confiante puise des fondements solides, des axiomes qui, à « l’homme moderne », paraissent difficiles à accepter : l’appartenance communautaire, la responsabilité morale, la place de l’homme dans le monde conçu comme « chez soi ». Si la littérature du XXe siècle s’éloigne du lecteur en tant que personne pour s’en aller chercher ailleurs, Kanyadi veut lui écrire pour être récité, chanté et exalter la rencontre avec l’autre que ses textes veulent sans cesse provoquer.

Le poète porte-parole universel

L’existence en minorité ethnique, bien que décisive, n’est pas l’unique déterminant de sa poésie. Dans l’image du poète « populaire », « engagé », « du destin national » subie ou assumée, les traits du poète porte-parole universel se dessinent clairement.

De nos jours, l’origine, les traditions et même l’attachement à sa langue maternelle semblent perdre de leur importance, deviennent des « habits de dimanche », certes chéris mais la plupart du temps soigneusement rangés dans un placard. La poésie de Kanyadi qui est né le 10 mai 1929 à Nagygalambfalva, près d’Harghita en Transylvanie, s’est construite sur son passé personnel, sur son héritage parental, sur le village et les paysages de Transylvanie, tous en lien profond et inaltérable avec son enfance. Il affirme que « le lieu, non seulement, détermine mais il engage tout autant ». Il était fils de fermiers et savait la valeur du sol et de la nature.

Cette détermination et cet engagement ne font que se renforcer et s’épanouir dans les ternes années 50-60 du socialisme et celles plus tragiques des années 70-80 du totalitarisme où Kanyadi ose publier des traductions des textes des peuples transylvains. C’est à travers sa langue maternelle qu’il honore son pays multiculturel et plurilingue.

La deuxième guerre mondiale assène un second choc à la Transylvanie dont le Nord, entre-temps, est revenu au sein de la Hongrie : en 1944, la Roumanie signe l’armistice avec l’Union soviétique et obtient ainsi la ré-annexion de cette région. « Bien que la Roumanie ait fini la guerre au côté des vainqueurs, elle a gagné en prime ce que la Hongrie a obtenu en punition : le communisme. » – dira la dérision de l’époque. Après quelques années de « miel » où des faveurs spectaculaires ont été accordées à la culture hongroise (deux théâtres, nombreuses écoles), une politique ambiguë s’installe et caractérise le rapport aux minorités jusqu’en 1989. Elle consiste à alterner des mesures permissives et des prohibitions drastiques.

Après les années de guerre, l’idéologie communiste promettant un monde matériellement plus juste et moralement meilleur a d’abord conquis les jeunes générations. Le parti omniscient et omniprésent a vite repéré le talent de Kanyadi. Celui-ci s’était naïvement et sincèrement enthousiasmé pour les valeurs « progressistes » en réclamant « justice » dans ses poèmes. Plus tard, ces textes ont été pris pour des parodies et ont reçu des appréciations positives en tant que telles. Pourtant Kanyadi n’a jamais cessé de le démentir en affirmant encore dans les années 1990 que « je les avais écrits de bon cœur mais si c’est toute une époque qui sombre dans la parodie, la meilleure parodie qu’on puisse en faire, c’est ce que l’on en avait écrit avec sincérité. » Son enthousiasme fut de courte durée. Ses rencontres et ses déplacements à travers le pays l’ont brutalement désenchanté. Dès 1952, il s’est posé le dilemme de « se taire ou parler au prix des compromis ». Ensuite, après la mort de Staline et la révolution hongroise de 1956, c’est ouverte la période la plus noire de la dictature roumaine, dite, à son « propre chemin ». En 1957, Kanyadi a publié encore un recueil qui a été vite interdit. Puis il a complètement rompu avec les forums officiels. Ébranlé et dégoûté, il a même refusé un poste de rédacteur dans l’Almanach Littéraire de langue hongroise. « Dans la dictature communiste roumaine, le poète de la minorité, soit il chantait ensemble avec leur chorale, soit il se taisait. Cependant se taire n’a de la valeur que dans le cas où le poète a déjà une œuvre de quelque importance. » Il n’est sorti du silence qu’en 1964 avec un volume dédié à la poésie lyrique populaire, ce qu’il appelle son « deuxième départ ».

Dans les années 70-80, ses poèmes ont retenti comme une révélation. Après des décennies de silence soumis, de douleur étouffée sur la perte du lien avec la terre-mère hongroise, advint l’époque de la prise de conscience collective que la disparition de la minorité hongroise en Roumanie n’était pas le seul refrain des nostalgiques ni la seule crainte des tragico-pathétiques mais était de l’ordre du possible, voire du voulu. Nous savons maintenant que la dissolution de communautés de millions d’autochtones de différentes langues est possible et s’est déjà réalisée dans ce monde.

Contre cette lente disparition, cet ensevelissement dans l’oubli, la poésie de Kanyadi porte témoignage, pour sa petite patrie certes, mais aussi pour la terre entière.

Il est considéré comme le plus grand poète hongrois vivant, et au moment de son quatre-vingtième anniversaire on peut mesurer son importance et en faire un symbole de la lutte non seulement pour son peuple, mais pour tous les peuples opprimés. Il n’a jamais voulu émigrer comme tant d’autres, quitter sa terre natale, la Transylvanie, malgré les postes offerts à Budapest. Il aura été un résistant de l’intérieur.

Le chantre de la résistance des langues

Sans jamais nommer ses ennemis, car il se voulait universel, il a su les vaincre. Allant d’écoles en écoles, de librairies en librairies, de bibliothèques en bibliothèques, en lisant et déclamant, en chantant, le hongrois classique et aussi ses textes, il aura passé sa vie à illustrer et défendre sa langue et sa culture hongroise en milieu hostile. Parlant aux enfants, à leurs parents, il a pu vaincre cette loi d’airain du stalinisme qui étouffait d’abord avant que de faire disparaître : « jamais interdit, jamais publié ».

D’autres avant lui avaient connu ce drame, mais dans son cas c’est la mort de toute une langue, l’exil intérieur forcé d’un peuple qui était, et sans doute est encore, en marche.

Il a simplement combattu avec ses armes : rencontrer et dire. Et la faire savoir grâce à ses dons de poète qui ont fait que ses mots ont échappé à ses oppresseurs. Lui qui n’a jamais voulu être enseignant, consacrant sa vie à la littérature, aura enseigné tout un peuple. Grand traducteur il a fait connaître en langue hongroise les poètes roumains contemporains, les poètes français et allemands, les poètes saxons et yiddish.

Il est citoyen du monde.

Il a rendu une âme à la minorité hongroise de Roumanie, et aussi à toutes les minorités, par la non-violence de ses actes et la belle violence de ses vers.

Tous ses poèmes pour les enfants, ses poèmes en noir et rouge, ceux de la rosée des étoiles comme de l’automne ou du crépuscule, ses traductions de poètes yiddish, semblaient anodins pour ses censeurs. Ils ont changé la perception de tous. Il aura eu une importance immense pour ses compatriotes minoritaires, presque une délivrance psychologique contre l’enfermement institué par le pouvoir roumain.

Sa poésie simple, presque magique avec de petites comptines, des formules enfantines, des rythmes chamaniques est passée dans toutes les consciences de son peuple.

Légère, souvent souriante, parfois grave, elle est un arc-en-ciel, un pont pour les Hongrois exilés. Mais il sait « que les poèmes ne doivent pas être des livres d’exil ». Il a voulu humblement « tresser des poèmes pour tous, et simplement parler peut-être pas en vain... et j’ai le sentiment que la valise est remplie ».

Sandor Kanyadi est bien ce poète qui aura marché à la cime des arbres.

Margit Molnar

sources: György PECSI, Kanyadi Sandor, coll. Tegnap és ma, éd. Kalligram, Pozsony, 2003.

Kalàka-Kanyadi livre CD, éd. Helikon, Budapest, 2005.:

Choix de textes

Poèmes Traduits du hongrois par Margit Molnar

Deux peupliers

Ton sang m’attache, mon sang t’attache :

Tu es ma sœur et mon amante

Mon sang t’attache, ton sang m’attache,

Je suis ton frère et ton amant

Tu es la brise qui me caresse,

l’orage qui me met en pièce

Je suis la brise qui te caresse,

L’orage qui te met en pièce

Si je n’étais pas, tu ne serais non plus

je ne serais non plus si tu n’étais pas

Nous sommes deux beaux peupliers

nous nous cachons à l’ombre de l’un, de l’autre

Je ne serais pas si tu n’étais pas

Si vers moi, tu ne te penchais pas

tu ne serais pas si je n’étais pas

si vers toi, je ne me penchais pas

je me divise, tu te divises

tu es le sel dans mon pain

tu es le sourire sur ma moustache

je suis la larme dans tes yeux

Continuité

il était lieu de sacrifice, autel

temple païen plus tard chrétien

quelques pièces couvertes de mousse

indiquent encore le mur disparu

désormais il n’est qu’un lieu

herbe, arbre buisson végètent

dans son silence cherchent à vivre

tes pieds reconnaîtront le sentier des ancêtres

tu peux toujours venir, tu trouveras Dieu chez lui ici.

Souffle

Être puits, serait bien

abreuvoir pour voyageurs,

noyer ou merle

chantant dans l’arbre.

Être chant de merle,

serait bien, juste un son,

aller-venir serait bien,

telle la rosée du matin.

Romance

Composée par un saltimbanque hongrois

d’après les cordes cassées de Federico Garcia Lorca

en tranchant d’une aile l’eau

l’avion avait du mal à trouver

parmi les lagunes

la piste en béton embrasé

le bleu du ciel s’arrondissait

le vert de la terre se cambrait

quand l’appareil a atterri

avec fracas et souffles terribles

les petites cabanes à pilotis

tiraient leur ombre sous leur abri

comme les jeux à ressort, elles grésillaient

la terre avec le ciel le bleu avec le vert

se sont enlacés, abandonnés

ivre d’amour

je déchiffrais cartagena

jamais encore un tel midi

jamais soleil autant brûler

le buisson l’eau la cabane

même le béton aussi, tous sensuels

à peine une demi-heure

chez toi si je suis resté

le temps d’une naissance

le temps d’enterrer

un inconnu, d’oublier

de toi je suis tombé fou amoureux

d’une tentation vertigineuse

pourvu que je reste

parmi tes cabanes, oublié de tous

j’ai bu tes lumières ton bleu ton vert

en haut de l’échelle contre l’appareil

pour un demi-heure tu as été

la mienne cartagena

au décollage déjà il me semblait

comme si chacune de tes cabanes tremblait

d’étreinte d’un couple d’amoureux

pourquoi il fallait que l’on se sépare

pourquoi tu ne m’as pas serré contre toi

depuis toutes mes saisons

sont de froids hivers couverts de neige

contre une journée une nuit avec toi

dont je me consume d’envie

j’aurais échangé l’éternelle vie

voilà comment est un fou amoureux

qui sent son cœur paralysé

la douleur m’a transpercé

je ne te reverrai plus

jamais cartagena

et encore je buvais autant de ta couleur ta lumière

que cela me suffise peut être

pour la vieillesse s’approchant

au creux des Carpates blanchies de rosée

où le soleil errant n’est que ton pâle ressemblant

il se lève se couche me rappelle

l’éblouissement qui était une fois

ô ton bleu ô ton vert

merveille de la mer caribéenne

le bleu le vert de l’eau du ciel

ton nom est brûlé en moi, lui aussi

même le temps ne pourra pas m’en guérir

parfois je me prends en flagrant délit

de t’appeler à mi-voix

cartagena, cartagena

Il y a des pays (1974-1982)

Il y a des pays

il y a des pays où les chatons,

chiots nés sans à qui être donnés

sont noyés ou enterrés

vivants

mais toujours avant que leurs yeux

soient ouverts

mais toujours avant que leurs yeux

soient ouverts

Pierres tombales arméniennes

il y a des pays où le chemin n’est indiqué

que par de vieux noms, des églises en ruines

jardin de pierre arménien, rue juive, parcelles hongroises,

arméniens, juifs, sicules y ont habité

on en trouve encore qui sachent dire quelques mots de ces anciens autochtones

il y a des pays où la tombe seule

peut savoir à qui elle sert de repos

la croix du chevet est pourrie depuis longtemps déjà

quant aux cendres des juifs, ne les cherche pas ici

aujourd’hui qui pourrait encore comprendre

la gravure arménienne sous la mousse du marbre

il y a des pays où des trèfles

à quatre feuilles sont sculptées

dans les quatre coins des tombes

depuis des siècles aucune fente

ne s’y est creusée les pierres arméniennes

recueillent les gouttes de pluie

et des gouttelettes de rosée pour soulager leur soif

il y a des pays où les oiseaux

se désaltèrent dans le cimetière

en temps de sécheresse ou de chaleur

ils se posent sur les tombes envahies

de mauvaises herbes, de mousse et boivent,

puis une fois dans le ciel, en guise de remerciement

les oiseaux chantent pour les disparus

Avec des mots usés

il y a des pays où l’amour est conservé

du printemps à l’automne telle la rosée

dans un coin ombragé comparaison modeste

mais elle me convient et à toi aussi

gauche peut-être comme cette assonance mais elle marque

le temps comme les rides nos visages

il y a des pays difficiles ou impossibles

à atteindre par le mouvement écologique

tes minéraux sont lavés et la faux te menace aussi

la rosée seule nourrit tes racines

le bord des clairières est un ravin croûteux

si tu le prends comme tel, ce sera une aveux

il y a des pays où nous ne pouvons

subsister qu’avec ta main dans la mienne

et les mots usés ont aussi leur fraîcheur

même au pénombre et même sans bonheur

le vent peut toujours sécher et le soleil brûler

tant qu’une goutte de la rosée survit.

Épilogue

Il y a des pays merveilleux

pays où l’amer

dans ma bouche se radoucit

il y a des pays au plus profond dedans

des mots germent sur ses champs

comme des fleurs des mots s’accrochent

sur les cimes rocheuses des mots

mon sang s’apparente au ruisseau

mon cœur s’apparente au ruisseau

il perle dans mon cœur il gémit

pour le protéger je me gèle en hiver

sous ma croûte de glace il grésille

il donne des sons qui frétillent

des printemps, des étés, mes automnes

mes ancêtres et mes rejetons

il y des pays je les porte

comme la peau sur mon corps

malgré leur douleur merveilleux

pays où l’amer

dans ma bouche se radoucit

il y des pays au plus profond dedans

Autres traductions

Leçon d’histoire

J’ai tenté d’expliquer

l’histoire aux pierres

elles se sont tues

J’ai tenté de l’expliquer aux arbres

ils ont penché leurs feuillages

J’ai tenté de l’expliquer au jardin

il m’a souri doucement

L’histoire se compose

de quatre saisons a-t-il dit

le printemps l’été

l’automne et l’hiver

Maintenant c’est l’hiver qui vient

Quelqu’un marche sur la cime des arbres

Quelqu’un marche sur la cime des arbres

qui allume ton étoile et l’éteint

seul n’a pas peur celui que l’espoir

a totalement abandonné

moi j’ai peur j’espère encore

cette miséricorde me garde

la peur ma providence

jusqu’ici m’a fait escorte

quelqu’un marche sur la cime des arbres

au moment de ma chute

embrasera-t-il encore à mon

feu une étoile nouvelle

ou me réduira-t-il en un seul

et unique grain sombre

sans faire luire mon âme

sur une étoile naissante

quelqu’un marche sur la cime des arbres

on le dit maître de tout grain de poussière

on dit qu’il est l’espoir même

on dit qu’il est la peur même

traduction: Claire Anne Magnès

Bibliographie

Quelqu’un marche sur la cime des arbres. Poèmes. Adapté du Hongrois par Claire Anne Magnès; Acanthe, Namur 1999

Dancing Embers, éditeur Twisted Spoon Press,2002

A Knight for a Flower, Editeur : Holnap Edition, 2006