Sandor Kanyadi

Toussaint à Vienne

poème

Toussaint à Vienne

Toi aussi un jour ils te tresseront une
couronne en grande pompe
mais tout sera aussi étranger et froid
que cette rue à Vienne
comme un tram tu t’en iras en roulant
laissant derrière toi les rails tordus hors du sol
Pissenlits, fougères
transpercent les trottoirs
personne ne saura que tu es passé par ici
dos contre la colonne
j’écoutais
dans l’église des Augustins
reblanchie à la chaux
j’écoutais le requiem

Car le véritable orphelin est celui
qui n’a même pas ses propres morts
son vin est vinaigre
ses larmes du raifort
sa chandelle ne peut être que suie
tout le jour il peut rester seul debout
une tige de fleur à la main
Car le véritable orphelin
est celui qui n’a même pas ses propres morts

Cela est dit que le temps s’est déchaîné
le cimetière et les cieux se sont touchés
le fossé s’est soulevé jusqu’au sentier
les croque-morts ne se voyaient pas entre eux
jusqu’aux genoux jusqu’à la taille ils pataugeaient
personne ne l’a vu mais l’histoire est encore dite
et les tombes devenaient barques amarrées
balançant leurs croupes de haut en bas
chaque trou de souris gargouillait comme gorge
et ainsi le cercueil aurait dérivé au fil de l’eau.

du Danube à la mer
jusqu’à l’océan
du Danube à la mer
jusqu’à l’océan

nage le cercueil
jusqu’à l’océan
nage le cercueil
la voile est la musique

Va-t’en d’ici petit rouquin rondelet
dit la jeune choriste au nez retroussé
en lui donnant un coup de pied
et wolgang amadeus mozart
plus rouge encore de honte sort penaud du vestiaire
la gnädige frau se lassa de l’attendre
le carrosse sera bientôt de retour
dit le portier tchèque en faisant sa révérence
et wolgang amadeus mozart
sortit dans la rue
tourna son regard vers les étoiles
les étoiles alors commencèrent à se baigner
dans la musique venue là-haut
et wolgang amadeus mozart
s’essuya le front
et se mit en route à pied

du Danube à la mer
jusqu’à l’océan
nage le cercueil
la voile est la musique

Que peut dire dieu
quand ses louanges sont chantées par des castrés
seulement des voix blanches neutrum
neutrum neutru-u-um

Cela est dit et même noté dans l’histoire de la
musique dans l’encyclopédie de la Pléiade d’ailleurs
mon ami rudi shuller domicilié
au numéro dix rue vasile alecsandri à kolozsvar
le traduirait avec plaisir en hongrois en allemand ou en roumain
pour ceux qui ne le comprendrait pas en français
le passage que selon les affirmations des grands voyageurs
les indigènes des civilisations les plus lointaines qui étaient restés totalement indifférents
au son des tam-tams des tribus voisines n’ont commencé à dresser les oreilles
qu’en entendant la musique de mozart

dans des églises blanches
une prière blanche
retentit la rime ancestrale

dans une église noire
une prière noire
retentit la rime ancestrale

dans une église noire
une prière noire
retentit la rime ancestrale

dans des églises noires
une prière blanche
retentit la rime ancestrale
cela doit nous être accordé
par le grand seigneur

avec des oies cacardant
des canards caquetants
des poulets pleins de la vermine
un cochon couvert de pustules
dans la même cour de la taille d’une paume
un troupeau de mômes morveux
qui ont dû être engendrés dans le brouillard de l’alcool et son ivresse
bouche bée regardent
le ciel strié de machines
dépassant la vitesse du son

Pose-toi monde
arrête-toi monde
jamais nous te rattraperons

dos contre la colonne
j’écoutais
dans l’église des Augustins
reblanchie à la chaux
j’écoutais le requiem

Dies irae dies illa
que la fourche de bois sème les étincelles
la mode est au mascara sur les cils

creusé feu remis en terre
creusé feu remis en terre

Si ce jour advient enfin
le nuage lance des flammes au ciel
toutes les forêts s’enflamment sur pied

désormais nous avons vu beaucoup de feu
nous avons admiré également les villes en feu
et nous sommes descendus dans l’enfer de l’enfer

creusé feu remis en terre
creusé feu remis en terre

Seul le juge est en retard
un péché sorti d’un péché se mue en nouveau péché
et on ne peut savoir jusqu’à quand

Nous sommes laissés sans jugement
et quand bien même nous avons déjà payé nos péchés
même cela nous sera-t-il finalement reproché

creusé feu remis en terre
creusé feu remis en terre

Vois comment le doute nous frappe
pouvons nous croire à l’espoir
que n’échappera au châtiment

Le deux juin mille neuf cent quarante-quatre
lors du tapis de bombes de nagyvarad a laissé
une mère a perdu quatre beaux enfants sous les décombres
deux quatre six-huit ans
étaient leur âge quand ils furent tués
ma femme me le répète chaque année
en changeant de semaine sur le calendrier
ceci est son poème pour la paix

Qui craint l’enfer à cause d’eux – celui
qui a perdu ou celui qui a vaincu ?

péché est la fin péché est le début

Je commence à m’habituer
à ce que la main ait du mal
à se tendre pour se serrer
et se perd sa poignée joyeuse
et dans le vide le regard se fige

Le mot semble d’abord très doux
mais la phrase commence à égratigner
et laisse deviner une alerte
qui à chacun de nous apporte tant de malheur

ce serait bien de se serrer
de nouveau la main mon frère
passer les bras autour des épaules
avant que bêtement je ne tombe
avant que bêtement tu ne tombes

Toi mon bon roi
qui naquit à kolozsvar
j’allume pour toi ma chandelle
pour toi j’offre ma tige de fleur
au ciel où en enfer tu es notre porte-parole
sois notre intercesseur

Mon excellence
si par fortune tu t’approches
de lui là-haut
demande-lui
la résipiscence
du grand protocole
nos affaires empirent
à cause de cela
qu’il nous protège
pour que par peur nous n’avalions pas
notre propre langue
et ainsi nous couvrir de honte

Küküllö-angara
maros-mississippi
küküllö-angara
maros-mississippi

je rentre chez moi à la maison
pourtant il n’y croit plus lui-même
je rentre chez moi à la maison
pourtant il n’y croit plus lui-même

se disperse sans cesse devient poussière
vit pourtant il devient poussière
de szabofalva à san francisco

Seigneur que tu sois ou pourtant tu n’es pas
ne nous abandonne pas tout seuls
à ta porte elle grattouille peureuse
avec ses petites ailes cette petite prière
elle balbutie en voix d’enfant
que ton nom soit béni

Mais quel genre de peuple serions-nous
pourquoi brûle de honte notre joue
qu’avons-nous fait de pire
que les meilleurs

maintenant il faudrait recourir à la langue des vieux juifs
de l’ancien testament
mais nous nous taisons
sans oser contredire dieu

Bats le rythme Bartok bats le tambour
la queue de ton smoking est en feu
la cabane brûle et le chaume crépite
le monde a pris feu il est en flammes

J’avais trente-huit ans quand
Krisztina la belle autrichienne presque nue
m’a invitait pour un verre
de whisky au coin de la Singerstrasse
je suis pauvre mon petit cœur et un étranger
« macht nicht » me dit-elle c’est le jour de la Toussaint
après nous avons bu chacun deux verres
et Susanna la jolie fille allemande
qui habitait à Vienne dans la rue Tiefengrab
was für ein gedicht
vier jahrhunderte alt
dans ces joues des roses rouges s’épanouissent
un beau corail brille sur ses lèvres
qui est désiré par un grand nombre de gaillards
en admiration devant sa beauté beaucoup l’aimait en vain
mais aujourd’hui je serais ta Suzanne à toi
mais le deuil est le deuil c’est jour des morts
ce n’est pas la peine de prolonger notre affaire
elle me donna un baiser doux claquant et m’indiqua qu’il me suffirait
de laisser deux shillings au vestiaire
dos contre la colonne
j’écoutais
dans l’église des Augustins
reblanchie à la chaux
j’écoutais le requiem
on avait une petite parcelle de potager
devant dieu on n’était pas agenouillés
on s’en sortait comme on pouvait
des plaintes ne quittaient pas nos lèvres
des prières aussi plutôt par habitude
pour qu’il nous préserve du grand faucheur
Garde moi aussi dans tes souvenirs
la chemise sur mon dos est trempée
comme celle de lajos kossuth en fuite
qui chercha secours auprès des turcs
la chemise sur mon dos est trempée
j’improvisais un si beau discours
avec mon mauvais pied coinçant le portail
qu’il ne pouvait me le claquer au nez
car alors la longue veillée n’aurait servi à rien
l’étoile de l’aube était encore haut dans le ciel
quand je me suis assis à son portail
pour ne pas le manquer encore aujourd’hui
la chemise sur mon dos est trempée
comme celle du pauvre lajos kossuth
une main sur la poignée du portail, avec l’autre
qui serrait très fort mon bâton
aussi fermement que
tous les mots avalés au fond de ma gorge
je devais être délicat
sinon je rate mon but
et mon petit tas de foin mauvais pourrira là-bas
comme l’an dernier mon petit tas de foin mauvais
que j’avais fauché dans les bas-côtes du sentier
dans les bas-côtés du sentier où jadis
le carilloneur prélevait son dû
en plus d’une part de blé taxé auprès de chaque maison,
en contrepartie il sonnait,
s’il le fallait, le tocsin pour le village
la chemise sur mon dos est trempée
le temps que je demande à monsieur l’ingénieur
de me céder une charrette
les gens font la moisson tous travaillent dans les champs,
le joug n’est plus tiré,
le cheval mange sans trimer
c’est bien dans l’intérêt public aussi
que le petit tas de foin mauvais soit mis à l ‘abri
seul un tiers est à moi,
un tiers
nous verrons cela à midi ou presque
hé toi hé hé toi hé
il me cingla ces mots
à midi ou presque
le bâton aurait bien pu cingler en réponse
mais le but serait perdu
et mon petit tas de foin le mauvais hé-toi-hé
la chemise sur mon dos aurait pu être à tordre
comme celle du pauvre lajos kossuth en fuite
que le feu le consume sur place ou
qu’il y pourrisse jusqu’au jour du jugement dernier
ce ne sont même plus les pieds,
c’est le bâton qui porte mon pauvre père
de plus des soixante-dix ans,
humilié plus bas que terre
Jésus,rappelle-toi lui aussi,
que c’est pour lui que tu es venu sur terre,
ne l’oublie pas lui non plus
laissez-le avoir une bonne fin
mais questionnez-le sur ton intention
avant de faire souffler les anges dans leurs cors
diamant rosée sur les pétales
des pétunias cuivrés criards
le chef d’orchestre tape sur les derrières
des anges rondelets prenant leur bain
messe et conte gazouillent
la soprano joue de ses trilles
et m’embaume du calme
du paradis d’au-delà
auréole de vapeur
sur le géant polenta
le lait chuchote
le lait chuinte
le lait chute à flots denses
tel le velouté
tel le sucré
cela suffit
manger suffit
cela suffit
pour le salut du soir
messe et conte gazouillent
le palabre lointain des cruches et des casseroles en terre
parviennent à nous
le lait songe
à des doux buffles ruminant
et s’endort caillé
Tu esti vapaie fara grai
de dincolo de matca mumii
tu es la flamme sans parole qui
s’allume aux ailes des anges touchant
le bout du monde au delà de la matrice bénie
donne-moi la force d’y rester
que je sois béni à jamais ici
où les vanités meurtrières
périssent sombrées
Ni siècle ni yeux ne peuvent savoir
car ils ne voient ni si profond ni si loin,
un papillon de feu me sauve de la mort
en me ramenant à mon nid
Toi aussi un jour ils te tresseront une
couronne en grande pompe
mais tout sera aussi étranger et froid
que cette rue à Vienne
wie die glocken ihren schall verloren
tu pourras vite oublier ta joie
bon gré mal gré,
on doit s’arrêter là
quelque chose a caché notre étoile qui nous guidait
pourtant il n’y a aucun nuage
pas une tache de la taille d’une paume
il n’y a aucune autre étoile
si elle se hisse, la lune sera seule ici
des cimes et des tours s’écroulent
l’une sur l’autre en silence
tous les rides de la terre
se lissent de bonheur
ce qui est commencé, s’achève
nous n’avons plus de soucis
désormais sous nos pieds
la rondeur de l’océan apaisé
comme les cloches leurs sons
j’oublie vite tous mes plaisirs
du vin pour moi, petits anges, au-devant de ma porte
je veux quitter ce monde
m’envoler parmi les libérés
ensuite rien ne pourra plus advenir
que le flottement misérable
comme un atome d’hydrogène
bien que la peur puisse nous menacer
si l’idée leur vient
de nous enlever
le seul petit atome épargné
comme ça,
il resterait l’espoir de la foi
projetée dans l’avenir à dix-
vingt milliards d’années,
de la résurrection
ou de quelque chose de semblable

Traduction à partir du hongrois par Margit Molnar et Gil Pressnitzer

Sandor Kanyadi