Yves Charnet

Attachant : une poétique de la déliaison

À notre amitié,

15 h 15. Je suis un fils désoeuvré. Le vide envahit ma vie. La voix grave pourrait seule me sauver. J’écris ces lignes à la terrasse d’un hôtel sur le pont de Loire. Le parapet qui barre ce petit horizon fut le point d’appui, je me souviens, de mon enfance. Mon point fixe. Cette fable a tenu quarante ans. Ou presque. Jusqu’au jour. Sylvie m’a dit.

La parole, contre un point, bute. Ne trouve pas prise. Brusque, elle s’ébat. Comme le sang. Comme le sang bat sous la peau. Comme si, soudain, les mots n’accédaient plus à l’autre. Qu’il n’y avait plus d’autre : l’Absent. A dire. Dire la perte. Les portes closes du silence. L’intransitivité de l’écriture. La matité des mots. La mise à nu. La ténuité absurde des liens.

Entre les mots, le cœur furieux d’Yves Charnet - haletant de tant de haltes, comme on cherche à reprendre souffle.

A chaque page. Essoufflé, on reprend ; repart. A chaque phrase. Comme un parapet. Il y a, lisant ces livres, cette frénésie de la parole qui, littéralement, part dans tous les sens - désorientée. Une parole en quête d’une stabilité ; toute dispersée qu’elle est. Orpheline. Qui court à sa perte, en quelque sorte.

Une écriture du manque. Du fils. Qui porte le deuil de son énonciation.

On ne peut qu’être marqué par ce sentiment de déréliction, d’abandon par le père, Dieu, les politiques et les amis.

Ce sentiment que les liens qui nous rattachent aux autres, que tout ce qui nous lie les uns les autres, tient à peu.

Le motif du lien

Ce motif du lien semble innerver toute l’oeuvre d’Yves Charnet, à tel point qu’il ne s’agit plus seulement d’un motif, ni d’un thème, mais d’une obsession secrète, consciente ou inconsciente, qui travaille l’écriture en ses profondeurs ; l’écriture d’Yves Charnet, rompue, interrompue porte en elle les stigmates de la perte et de la brisure, en même temps qu’elle serait le lieu d’une restauration des liens. Cette dynamique de la « déliaison » et de l’attachement revient à interroger alors le sens de la parole à partir d’une rupture fondamentale.

D’où, sans doute, en quête d’un écho favorable, la pratique de la lettre à : Bernard Noël, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Antoine Emaz, Jean-Claude Pirotte... des occasions de dire. Des circonstances affectives. Des origines de la parole. C’est maintenir les liens autant que refonder le lieu de la parole.

S’inscrire dans l’existence de l’autre. C’est être - aux yeux des autres. Pour exister à soi par le bonheur de dire à. C’est pourquoi, l’oeuvre d’Yves Charnet est une célébration de la parole transitive, de la conversation et de la confession. Une parole spontanée et sociale : parler à Momo sur le pas de la porte durant des heures, parler comme on garde vif le feu pour Madame Giraud, pour Carmen. Parler quand le vin nous parle, avec Pirotte. Une lettre à. Des repas. Des mots pour rien : la vie.

Toutefois, l’amitié, la camaraderie ne sont pas tant des thèmes, mais la condition originelle de la parole d’Yves Charnet, qui gicle, véritablement, comme si trop d’énergie, longtemps contenue dans la tumescence de l’émotion, se mettait à sourdre avec violence de la page. De la gorge. Ces convulsions attestent d’une écriture organique, brute ; dans l’immédiateté de la vie, de ce qui est vécu.

Et nous ne pouvons entretenir avec ces livres que des liens affectifs ; d’autant que cette mise à nu, aussi troublante qu’une exhibition, inspire confiance et sympathie : tout semble authentifier ce qui nous est dit ; de telle sorte que cette générosité sans détours, cette confidence naïve, font d’Yves Charnet un ami de toujours, dès les premières lignes.

Ainsi, on peut lire les liens qui se tissent et se défont, les amis qui se font au fil du temps, notamment dans Rien, la vie, qui est marqué par l’entrée dans le milieu littéraire, avec des rencontres et des dîners, des conversations avec des auteurs reconnus, qui placent Yves Charnet en disciple, en lecteur ou en ami.

Ce livre s’inscrit dans un processus de fabrique de soi en tant qu’écrivain comme l’attestent aussi les grands noms des dédicaces, les anecdotes avec Deguy ou Derrida.

Cette dimension, qu’on pourrait qualifier de mondaine, s’il n’y avait derrière, l’aveu d’une quête de l’identité, à travers le regard que portent les autres sur son oeuvre (et tout simplement, l’amitié), n’apparaît pas dans les livres suivants.

Ce qui semble indiquer dès Cœur furieux, une succession de désillusions, qui accompagne de manière consubstantielle, l’écriture. D’ailleurs, toute l’oeuvre semble une succession de désillusions qui participe de la fabrique du sujet, au sens fort du terme, et non pas seulement d’un point de vue de la littérature.

Une écriture charnelle

L’extrême contemporanéité de cette écriture charnelle, - sommes-nous tentés de dire - semble dissiper la frontière d’avec la vie (que d’aucuns ont instituée ), si bien que l’une et l’autre interagissent et s’interpénètrent. C’est alors une parole qui touche et ne vit, mais comme tous les livres, que d’être lue. Il n’y a pas l’imposture des postures, mais l’homme vrai. Dans la plus extrême nudité. La lumière la plus crue : les affres sexuelles, la trahison d’un ami (Roland), qui marque l’apprentissage, sinon de la vie, de sa cruauté.

Yves Charnet note scrupuleusement ses réactions et celles de ses proches, les états de la pensée, les jeux de la lumière selon les saisons au Caylat : « Ici les escaliers dévalent vers le vert. Vers le bleu, le mauve. Le rose. Vers le jaune dont est capable, aube d’été, le vert. Dans sa vibrante variété ».

C’est une écriture réactive, qui enregistre, comme dans un journal auquel elle se rapproche, par bien des aspects, sans pour autant y succomber, les déceptions les plus infimes, les haut-le-coeur, les joies soudaines, la colère ou les rires, de sorte qu’elle semble le sismographe des humeurs et des sensations.
Ce qui explique les mouvements qui la fondent, les foudres qui la traversent ; cette instabilité qui, plus qu’un jeu rhétorique révèle les troubles de la conscience accompagnant la quête éperdue de soi.

Ainsi, la succession convulsive des chapitres, exprime la multiplicité de la conscience, orchestrée par l’énellage des pronoms qui sont une façon d’instaurer à chaque fois, un point de vue différent comme une manière de se saisir, dans le mouvement qui entraîne la fuite incessante du moi. Au point que la quête de l’identité passe par une fuite de soi. La mosaïque dévoile un portrait pris dans les brisures du miroir, des défigurations autant que des refigurations de soi. Cet éclatement de la conscience conduit à une dispersion : du sujet et de la parole, portée par ce sentiment de désorientation, que la succession des phrases courtes intensifient, d’autant que l’anacoluthe et l’ellipse en deviennent les figures principales :

Yeux fermés. Me souviens. Cette enfance. Ce qu’elle fut. Et qui surtout. L’oubli n’a pas tout gardé pour lui. Pas rongé jusqu’au dernier. Pas pu avaler. Le jour où.

On retrouve dans ce passage télégraphique, cette écriture douloureusement déliée, dévoilant toute la géologie mentale du sujet, avec ses lignes de failles, ses fêlures - qui laisse apparaître paradoxalement, l’absence du sujet ou plutôt, son élision :Qu’est-ce qui relance sans fin la littérature ?qu’est-ce qui fait écrire les hommes ? L’enfance, est-ce que je voulais te parler de l’enfance ? Si nous savions qui nous sommes, à quoi servirait de l’écrire encore et encore ? [...] ô mon ombre en deuil de moi-même !

Ces livres sont alors des recueils autobiographiques, comme on rassemble les morceaux éparpillés d’une photo, le puzzle impossible de soi, et dont l’assemblage laisse entrevoir, comme ces peintures anciennes, les fissures et les craquelures, toute l’histoire fissurée de l’être.

Aussi, tout récit autobiographique est un leurre. On comprend mieux la parole balbutiante, lacunaire, comme trouée de Coeur Furieux, orchestrée par l’usage quasi systématique des points de suspension : L’écrivain qui venait de lire devant cette caisse de bois clair a...sans trop y croire...mendié votre esprit de prière... Vous les connaissiez, Carmen, les syllabes qui...et mieux, oui, que tous nos poèmes...permettent de garder la bouche en coeur...

Il y a ce sentiment que le monde échappe, que nous n’en percevons que des traces avec lesquelles, lambeaux de peu, nous tentons de construire notre identité, mais qui se dérobe sous chaque phrase :

Mes mains refont frénétiquement les gestes de l’insaisissable...Impossibles captures...Des mouettes trouent l’air de partances obliques...

Mais ces phrases, déchiquetées, dévoilent surtout, ce que l’on nommera la grammaire de l’intime, qui raconte, à travers ses ruptures soudaines et ses râles, les profondeurs inavouables de l’être, ses cauchemars secrets et les figures qui le hantent, les rythmes qui l’obsèdent et prennent possession de sa langue.

Et son corps. La façon dont il respire et le grain de sa voix, ses hoquets et ses cris :

Il y a, dans notre chair, cette musique dont il semble que la poésie proposerait, entre l’encre et la voix, l’inédite articulation.
Car la grammaire porte en elle l’histoire du sujet avec ses mythologies personnelles, les strates mentales, ses coups de sang et ses fièvres ; où l’on entendra aussi par grammaire, une façon de voir le monde et de l’appréhender. Ainsi, la parole éclatée, déchirée, d’Yves Charnet, introduit à une vision du monde, procédant de son histoire personnelle, qu’il faut prendre en compte pour comprendre l’enjeu de ces textes brefs, fragmentés, révélant un sujet troué, qui récupère des bouts épars de soi.

L’imaginaire de cette grammaire si particulière semble se rassembler autour de la notion de « déliaison » qui caractérise autant la voix brisée d’Yves Charnet, ses halètements secs, que les thèmes dont traite toute son oeuvre : tout se rapporte de manière obsessionnelle, aux liens, aux attaches, à la famille, amitié et amour.

Cela signifie aussi que pour Yves Charnet, la pratique de l’autobiographie est une réponse à la perte et aux multiples ruptures que rencontre l’homme au cours de sa vie. Il s’agit, à travers l’écriture de rassembler les morceaux de soi, de restituer les liens qui se sont rompus.

Et on lit, au travers des pages, la fragilité des choses qui nous maintiennent debout : les proches que l’on enterre, la trahison des amis, et les lacunes douloureuses de la généalogie qui font d’Yves Charnet, un « fils désoeuvré », sans le père. C’est là, la rupture du lien fondamental qui fonde l’oeuvre d’Yves Charnet.

Il y a le sentiment d’une trahison originelle, qui brouille toute reconnaissance de soi, l’acception difficile, voire impossible, de se sentir rejeté de naissance :

J’aurai, d’une obscure intuition, nommé Bâtardise ce réseau de hantises et d’hébétude, ce silence de quinze heures qui transperce le jour, ce bouquet de larmes dans le jardin désaffecté, cette ivresse du vide par la fenêtre butinée. Oui, Bâtardise, ce gel du souffle dans l’épaisseur des choses, cette butée du regard contre l’embrasure du crépuscule, cette gorge à vif raclant des cours deux rimes éperdues. Face-à-face têtu dans la glace. L’ennui me creuse. Rage des mots, mon visage troué. Un mot d’identité pour mon dégoût. - La couleur, tu vois, de ma douleur.

Une façon d’identité

Ce thème de la bâtardise, avec une majuscule, est une façon d’identité. Une identité mutilée par les événements, qui entraînent Yves Charnet, dans « l’ivresse du vide », le vacillement et la perte de soi ; comme si une part de soi-même manquait. Ce qui explique encore la grammaire des livres, constitués comme des mosaïques, où on verrait apparaître, les fissures entre chaque pièces.

Ce terme, qui désigne autant un morceau de musique qu’un lambeau de tissu, semble approprié pour désigner ces chapitres brefs. Pièces de soi, « Tranches d’âmes », « Lacunes en dedans », « Identité flottante », « Voix en vrac »... ces titres, qui balisent notre lecture, disent un état mental, une façon d’être. C’est un nom, un verbe, une phrase ; autant de regards portés sur des situations, toute une collection d’instants infimes, de moments insignifiants, qui font l’homme.

Et tout consiste alors à rassembler, contre l’entropie, ce qui se disperse dans le temps ; ce que, sans doute, il n’y aurait pas lieu de retenir.
On recueille les morceaux de soi, on consigne sur des feuilles, une visite chez Madame Giraud, l’émotion dans laquelle nous a plongés un film de Téchiné, l’atmosphère d’un lieu, le détail le plus anodin.
Car c’est ainsi que se constitue la mémoire, lacunaire, et livrant l’homme à ses énigmes, qui se souvient de l’état de la lumière, au bord de la Nièvre, plutôt que d’autre chose - qui eût pu sembler plus important.

L’écriture, pour Yves Charnet, voudrait combler ses lacunes, et retendre les fils, renouer avec soi par le biais de livres, qui rassemblent matériellement « loques, lambeaux, hoquets ». On trouve disséminée dans toute l’oeuvre, la métaphore de la couture et du tissage, traduisant cette propension de l’écriture à devenir le lieu de la reconstruction possible de soi.
Le livre permet, une fois fait, de prendre distance avec les événements et de mettre chaque chose à sa place. Les dates, qui évoque la pratique du journal, authentifient la parole comme ce qui a eu lieu à un moment donné, tandis que les indications des lieux d’écriture (La Combotte, Nevers, Toulouse...) dessinent le trajet de l’auteur, et sa géographie familière, le parcours de son errance secrète.
Tous ces indices forment l’historicité d’une voix en quête de son origine.

Ce sont des points d’ancrage qui visent à construire une figure auctoriale, désespérément mouvante et instable, en quête d’un équilibre.

Tout vise ainsi à la « réorganisation » de soi par l’écriture et la configuration que permet le livre, pour tenter de saisir ou à tout le moins, d’approcher un sens existentiel - au risque de céder à la fiction biographique, mise en scène par des jeux de défigurations et de refigurations théâtrales, qui brossent d’Yves Charnet, un portrait oblique, une autobiographie réfractée, comme des miroirs brisés face-à-face se renverraient sans fin les fragments d’un visage : Yves Charnet le mari, le père, le fils, l’écrivain, le lecteur, l’ami, le prof, avec sa mère, l’amant... non sans humour d’ailleurs.
Mais il y a aussi cette écriture des fables qui reconstruisent l’histoire et lui redonne un sens :

La Charité-sur-Loire...Dans ce paradis, Adam & Eve s’appellent Monsieur & Madame Giraud...

Ce sont ce qu’il appelle lui-même, des « fictions primitives », scènes fondamentales et énigmatiques, à partir desquelles le sujet se fabrique, fables de soi où se confondent les souvenirs et les rêves, les fantasmes et les désirs. Ce sont des scènes de l’origine qui refondent la parole. Il y a ainsi une volonté de refonder fantasmatiquement l’origine, mutilée et absente, afin de reprendre la parole là où elle s’est brisée, à travers la réécriture de l’enfance, en cherchant aussi à recouvrer le sens. L’écriture revient sur ce qui la met au monde, pour se ressaisir au moment même de son éclosion. Mais elle revient au manque, à la « syncope de l’origine » que contient la poésie. C’est là toute l’obsession d’Yves Charnet : « l’origine s’étrangle dans mon corps comme dans un sac de rage. »

On note cette rêverie autour de ce qu’il appelle des « parapets », qui sont des citations mises en exergue de chaque livre, qui donnent sens à ce qui va suivre, avec le sentiment pour le lecteur, d’y trouver ce qui fonde le livre et lui donne une raison d’être : la littérature naît du désir d’écrire qu’éprouve tout lecteur et partant, du dialogue qui se crée d’un livre à son lecteur. La littérature est affaire de partage. Et d’affection : il y a, dans ces références, la construction fondamentale d’une généalogie intellectuelle, l’ancrage de l’écriture dans une filiation qui eût pu lui donner sens : « j’écris par citations. Mon auto-biblio-graphie. J’écris par procuration. Fantôme comme devant. »

C’est tout le propos de ce dernier livre d’Yves Charnet, qui porte sur un dialogue avec l’absent irrémédiable qu’est Maurice de Guérin. On y lit comme une prière, en secret, dans la solitude et en même temps, l’inscription de soi dans une tendance romantique (épanchement lyrique, tendance à la mélancolie,...) : la prééminence de la nature se présente comme l’expression d’un retour aux origines, le lieu supposé d’une régénération tant ontologique que poétique :

« l’été change tout.

Dehors. Splendeur en toutes lettres. La stridence du vert crisse. L’horizon. L’origine. La contemplation prend place. Parapet de pierres vivantes. Il y a du sang sur les marches. Un rouge de toutes les couleurs. Je ne connais pas le nom de ces fleurs.

L’or, splendide prison.

Les bijoux baroques de l’été changent tout. Orgasme de la vue. Respirer fait l’amour avec le paysage. Dehors, soleil de peau. Ma pensée bronze.

Bruissante illumination. »

Il y a une sorte de poème du paysage, en tout cas, la nature provoque amoureusement la parole. Et tout est « or » par la grâce de cette syllabe, dont l’occurrence remarquable fait vibrer ce passage, comme si la lumière eût traversé toute l’écriture, pour s’y confondre jusque dans l’extase secrète d’une « illumination ». L’alchimie de l’homme et de la nature s’offre comme la traduction d’une renaissance possible de soi par l’appétit sensuel qui s’y déploie gloutonnement.

De Guérin figure une « fraternité secrète », aussi bien qu’une occasion de la parole, une lettre à soi par le truchement d’une figure fantasmatique, devenue projection et anticipation de soi : un « double ».

Des événements communs, des affinités partagées avec le poète, incitent Yves Charnet à, retraçant la vie d’une homme, y trouver une figure de dépassement, comme pour se libérer d’une emprise du passé. Il met ainsi à distance, au moyen du récit, par exemple, ou bien par l’usage du pronom personnel « vous », le double institué comme une figure d’intercession, offrant l’accès à un nouveau mode d’être. Refaisant le parcours d’un autre, il apprivoise un peu ce qui le ronge.

Mais par moments, l’emprise de l’autre est telle qu’on ne sait plus qui parle, tant les frontières de l’identité sont poreuses. Et il ressort l’aveu d’un malaise, le sentiment de ne pas avoir trouvé sa place, en tout cas d’un point de vue de l’énonciation :

« J’écris pour être lu en 1832. Quatre ans après la mort de Goya. Cent trente ans avant ma naissance. J’écris pour disparaître. Dans l’anonymat de la prose. Ecrire est une fantômachie. Un art de toréer ses hantises. »
La littérature procède d’une recherche inassouvie d’un autre lieu de la parole, de nouvelles façons de dire l’être, le lyrisme étant cette interrogation permanente sur l’origine de l’écriture, sur ce qui la fonde.
Et ici, l’écriture porte en elle l’absence de l’origine, comme une voix perdue qui est son ombre portée.

Tout chez Yves Charnet tourne autour de cette absence dont il tire, paradoxalement, sa voix ; alors en tension dans cette quête en avant de ce qui a été perdu : rien de nostalgique, mais l’effort pour maintenir la distance avec l’Autre, en apprivoiser la douleur :

Après ton suicide, séparer ton acte et ma vie avec ces parapets. Traverser le vertige : envisager cette mort comme tienne. Ne pas tomber avec toi. Réciter ta chute sans m’abîmer dans ta mort. Résister à cette attraction dans des trous d’immobiles mélancolie. Donner un tombeau à la part de ta mort qui me revient. J’écris pour que tu puisses mourir tout entier.

Le parapet empêche de tomber. C’est un garde-fou. A la fois ce qui retient de la chute et ce qui fait lien avec l’autre. A la fois ce qui sépare de l’autre, absent et en même temps ce qui relie le poète aux écrivains à partir desquels il trouve à s’exprimer.

Ainsi, l’écriture repose sur la tension entre, d’une part la volonté de restaurer ce qui a été perdu, quoique de manière fantasmagorique, et d’autre part, la nécessité viscérale d’établir une distance avec cette sorte de fêlure existentielle, qui menace de mener l’homme au néant, qui déjà prend possession de lui. Il s’agit, familièrement, de sauver sa peau, par la parole, en consignant dans ces pages, ce qui fuit : les souvenirs des bords de Loire, un parfum de « linge frais repassé qui donne à la mélancolie son odeur de grenier ».

Ou les mots d’un ami. C’est toujours à des fantômes qu’Yves Charnet s’adresse, renvoyant toute parole à la solitude d’où elle naît, au lieu même de son origine improbable :

« Ecrire comme on parlerait à quelqu’un implique, oui, de prêter l’oreille à cette voix fantôme qui hante les traces - et les enchante, parfois, de son rythme. Ecrire avec le souffle - pour donner voix aux ressassants refrains qui bourdonnent dans l’épaisseur muette de notre intimité.Il s’agit de donner voix à ce qui est mort : ranimer par la vibration de la parole, le fantôme de ce qui fut, dans le tremblé des mots ; comme une chair donnée à l’Absent, pour enfin entamer un dialogue improbable. »

C’est question de foi : faire lien avec. C’est sans doute là, le sens de la religion d’Yves Charnet dont, au passage, la conversion avouée dans Proses de Fils, semble faire écho, nouer un sens, avec la mort du père. Sentiment religieux qui puisse « articuler l’absence » afin que se ressente cette correspondance organique dont l’énergie ranime les promeneurs mélancoliques...Il y a l’invisible qui circule entre les choses...comme le blanc entre les mots...comme l’air entre les êtres...comme le vide, vous savez, entre les couleurs...

Mais c’est à une religion de la chair qu’Yves Charnet semble converti : l’accès au sacré passe par un corps à corps avec le langage, un jeu, tantôt érotique, tantôt mithradique avec l’écriture, à la façon d’une tauromachie. Tout tend vers cette décharge d’énergie dans l’espace clos de la page, instituée comme une arène ; dans laquelle il faut mourir à soi pour accéder à une forme d’absolu : les constructions à l’infinitif, l’absence de déterminants en construction absolue, les prédominances des groupes nominaux, dépossèdent la langue des contingences de l’intime, ainsi « réancré » dans l’impersonnel et le hors temps, comme réinventant constamment l’origine.

L’écrivain renaît à chaque énonciation, qui se déprend de la durée qui l’enserre et l’étouffe. Tout semble s’inscrire dans un jeu de rites initiatiques et de rituels, par lesquels il s’affranchit du poids du passé qui le retient et l’empêche, et qui pourtant, est l’origine mutilée de ces proses, auxquelles il manque « la poésie ». L’oeuvre d’Yves Charnet figure le passage de l’intime à l’impersonnel, c’est-à-dire le mouvement où l’écrivain se déprend de lui-même, afin de donner aux détails les plus infimes qui font le tout de l’existence, une dimension intemporelle et spirituelle.

Sébastien Fournet-Fayas, Toulouse Le Mirail