Yves Charnet

Un souffle d’orage

On n’a pas le choix de ce que l’on écrit
Peut-être qu’on choisit davantage ce qu’on fait
.
(Yves Charnet)

Il nous est venu de cette Corrèze réelle ou imaginaire, terre de tant d’écrivains comme Pierre Michon et Pierre Bergounioux, qu’il nous aura fait mieux connaître. Responsable des enseignements de culture générale à Sup’Aero, il tresse inlassablement des passerelles de culture générale à nos futurs ingénieurs. Il est avant tout un passeur de poésie et de littérature, « de théâtre, de cirque, de peinture, de pensée, de fanfare, de philosophie, de jazz, d’humanités », décrivant au fil de ses romans le tragique d’être au monde. Il aura dirigé des ateliers de poésie au TNT et continue à Ombres Blanches et ailleurs à projeter les ombres denses de ses amis poètes. Il est né le 6 février 1962 à Nevers, mais en terre d’exil et sa tourbe natale est dans la Corrèze.

Yves Charnet est d’abord un voix qui sait faire rebondir comme des cailloux sonores sur l’eau les mots. Son amitié profonde avec Jacques Bonnafé et Denis Podalydés l’ont amené au bord de la scène, et l’oralité charnelle de ses écrits en éclatent d’autant plus. Yves Charnet c’est d’abord une blessure, et parfois ses yeux s’embuent devant la méchanceté du monde, devant cette ville de Toulouse qui le tient en lisière de ses cercles, trop dormante devant ses vieilles gloires, haridelles efflanquées de la poésie. Blessure aussi qui ne refermera jamais de l’abandon et de la trahison du père, qui au dernier moment s’enfuit par le suicide. Yves Charnet ne comprend jamais, dans son immense naïveté bourrue, des trahisons les mystères et des amitiés le relâchement. Toujours en deuil d’espérance, il avance maladroitement dans un monde auquel il essaie de mettre l’hygiaphone de l’ironie. Mais la dérision l’emporte vite et toujours il en retourne le glaive contre lui.

L’intime universel

« L’origine s’étrangle dans mon corps comme dans un sac de rage. », ce constat initial fera son œuvre. Proses du fils (1993), Rien, la vie (1994), Cœur furieux (1998), constitue une trilogie de la douleur. Cette autobiographie oppressante, accablante de l’enfant de Nevers à l’identité bâtarde, vous saute à la gorge. « Mon amour » (2001), va encore plus loin dans cette plongée dans l’intime universel au travers d’une lettre à sa femme.

Ce refus d’être véritablement au monde, refus de la voiture et de biens d’autres oripeaux de la consommation, est violent. Comme est violent son amour des choses de la vie, le vin, le jazz, la chanson de Nougaro, les taureaux, les amis, le partage exalté.

« Besoin ce matin de la vie. Mon quotidien dépressif fait de rien un enfer. Ma femme confirmera. Au réveil ce vide. Les choses sont là. Du bleu comme d’habitude, par dessus le balcon. Toulouse. Sur nos toits orangés les tuiles n’ont aucun état d’âme. Je ne sais jamais dans quel état au réveil, mon vrac va me retrouver. Rien n’est si dissemblable à moi que moi-même » (Mon amour).

Cette violence que l’on sent sous-jacente, il la canalise souvent dans son écriture qui cogne, dans ses lectures volcaniques qui nous laissent hagards et touchés. Parfois elle déborde aussi contre lui et les infidèles en partage. Car Yves Charnet est fraternité et partage. Il est chair, et quand il parle de ses amis comédiens dont il dit « « J’écoute ta gorge lire ces feuillets couverts de taches, zébrés de ratures. (...) Ton corps est devenu ma parole. Je supprime quand tu ne sens pas. Quand ça te va, je respire mieux (...) Mes figures de parole, tu leur prêtes voix (...) Je n’ai jamais rien écrit. Tu as tout inventé ».

La rage d’amour

Il ne veut pas savoir qu’il lit encore plus profondément qu’eux, dans ses mises en voix comme autant de mises en abîmes, car il a l’intimité intérieure de la création en fusion dans le magma des mots. Yves Charnet c’est aussi un corps qui vous serre contre lui, qui tente maladroitement d’occuper l’espace. C’est une exigence qui racle le fond des nuits, pour en extraire la dernière chose cachée, le dernier misérable secret. Après avoir tout su de lui, dans cette autofiction brûlante que sont ses livres, l’on baisse les yeux en sa présence, gêné, ébloui. Ses lettres à ses amis, Michel Deguy, Pierre Bergounioux, Antoine Elmaz, Bernard Noel, sont lumineuses. Sortis de ces cercles d’enfer intérieur, il écrie alors sans la rage destructrice et l’amitié prend le quart et ajuste les voiles des mots. Sa prose est mouillée de la pluie de la poésie : « Mon amour n’a plus que la peau sur les mots ». Des images s’élèvent alors du bouillonnement sauvage de ses phrases. Elles sont celles d’un « funambule qui, sur le fil du rasoir n’en mène pas large », mais élargit notre vie par ses mots. Quand comme il le dit « vivre ne sait plus où donner de la tête », ses mots à découverts, indécents, fraternels nous font sentir moins seuls. Cette détresse à exister, à aimer, elle est la nôtre et nous ne pouvions le dire avec cette impudeur dévastatrice, cet orage et ces syncopes de phrases. Vocale, musicale, balancée, l‘écriture de Charnet est chair et appelle la chair de la voix. Elle est scansion, chocs permanents, rythme affolé, elle touche à l’organique dans sa fragmentation et sa tension. Elle n’est pas à bout de souffle d’avoir trop couru, mais d’en avoir trop vu. Il s ‘approche de « la syncope de l’origine » par le heurtement de sa langue. Il se consacre actuellement à des mises en voix qui sont des remue-ménage d’émotions par leur intensité, et leur incandescence. Cette voix trop longtemps au fond du puits, qu’il ne sortait prendre l’air que pour hurler et maudire, la voici qui sait être un opéra, une dramaturgie aussi bien pour ses textes que pour ceux de ses amis.

« Je suis le vestige de ces vertiges trop longtemps tenus au secret » (Cœur furieux). Cœur furieux, Charnet est toujours cet enfant qui titube au fond du jardin, cet adulte qui se sent « troué » par le monde. Blues du cœur enrhumé, blues de l’homme debout, blues de celui qui parle comme l’on écrit des lettres, ce spécialiste de Baudelaire sait le blues de la peau. Les lambeaux de vie s’assemblent, il pleut doucement, Charnet rentre chez lui.

Mais « il y a ce frémissement à la surface des choses qui fait que tout, dans une existence, n’est pas perdu ». Et Yves Charnet repart pour briser « le cercle de feu de cette solitude autour de chacun », et de lui-même. Et oui, Yves un livre aura pu sauver les autres, toi-même en plus. Yves Charnet est « un cœur en guerre contre notre vie rétrécie », il élargit celle des autres. Sa rage est un vaccin d‘amour.

Il est donc à Toulouse une voix forte et encore secrète. Elle vous parle comme « les oiseaux du destin qui volent les yeux fermés ». Elle attend que vous ayez les yeux ouverts.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

La déliaison maternelle

Je pense à vous, ma mère, fillette aux cheveux blanchis, à votre erreur hirsute dans le
couloir des nuits, votre geste maladroit pour
épouvanter les chauves-souris, votre rage à
exterminer la vermine qui infecte vos rêves,
votre angoisse de ne pas comprendre l’obscure
serrurerie de la cave, d’avoir renversé ce vin
absurde que n’absorbe plus le sol, d’entendre
sans fin marcher derrière vous sans parvenir à
vous retourner
Je pense à vous, ma mère, à vos veilles de vierge couvant l’enfant qui envisagera le couvent, au mur sans cruxifix qui aura révélé cet amour furtif, aux dimanches de vitrail brisé où
nous adressions nos prières au silence des éclusiers.

Je pense à vous, ma mère, dans cet asile où
grimacent les faces d’une fraternité stupide,
dans la vertigineuse lenteur de mes gestes
maintenant désorientés, dans la ferveur vide de
l’horizon où, semence rouge, le soleil ne
fécondera plus la flaque des nuages.

Je délace la difficile tresse des liens maternels. Ma folie fait défiler les délits du lit commun.

Dans ce domicile des délires vous refusez de
panser votre fils. Ma tête repose sur les épaules
de mon voisin de lit.

La boulimie maternelle a tout envahi.

La prose du fils, page 32-33

Notre bizarre expérience touche à sa fin. Vous pouvez, comme dit Reverdy, refermer le guichet. Vous rencogner dans la solitude de votre silence. Vous réfugier dans l’espace intact de cette solitude. Je ne dérangerai plus votre âme de son rocher.

J’entends votre silence m’adresser cette injonction étrange : « Et, maintenant, je ferme le guichet, mon cher Charnet. Débrouillez-vous. »

J’aurai donc écrit une de vos vies imaginaires. Rêvé dans ses marges. Ramassé vos miettes. Dans un roman sans romanesque. Un romanesque sans roman.

Des proses indéterminées. Des notes de carnet. Pages hybrides.

Un de ces textes bizarres dont le destin est d’être abandonné à son propre bazar.

Je n’écris que des chutes. Dans la passion de l’impossible.

Letttres à Bautista page 189

Bibliographie

Hormis d’innombrables livres et études sur Baudelaire et d’articles et préfaces dans des revues et sur le site de François Bon, http://remue.net, Charnet a écrit :

Proses du fils (postface de Jacques Borel), La Table Ronde, 1993
Rien, la vie, La Table Ronde, 1994
Cœur furieux, La Table Ronde, 1998
Mon amour, La Table Ronde, 2001
L’enfant-horizon, in Anthologie Triages, Tarabuste Éditions, 2002
Proses du fils, édition revue et corrigée, (préface de Denis Podalydès, postface de Jacques Borel), La Table Ronde, collection La Petite Vermillon, n° 167, 2002
Petite chambre, La Table Ronde, 2005
Lettres à Bautista, La Table Ronde, 2008