Claude Debussy

Prélude à l’après-midi d’un faune

La faute idéale des roses

En huit minutes et cinquante-deux secondes, le Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy a été le véritable prélude à Debussy orchestrateur, posant formellement ainsi les fondements de la musique moderne. Au-delà de l’éveil voluptueux du désir d’un faune dans la chaude moiteur d’un "Dimanche après-midi dans les têtes ", c’est bien la musique moderne qui s’éveille. Il est réjouissant que cela soit dans la volupté ! Bien sûr, il ne s’agit point d’une illustration du texte sinueux et allusif de Stéphane Mallarmé, lourd de suggestions charnelles et flottantes, mais d’une musique du désir, d’une prise de possession physique de la couleur de l’orchestre.

Debussy haïssait bien des choses, et par-dessus tout celui d’être qualifié d’impressionniste, et plutôt que de le rapprocher de la diffraction des couleurs saisie dans l’espace du dedans d’une toile, il faudrait le relier à cette esthétique fin du siècle des symbolistes. Derrière la volupté des accords, du souci du plaisir, de la joie sensuelle du mélodiste, des délices harmoniques que s’offre Debussy comme un gosse dérobant les pots de confiture de la musique, il faut être attentif à ce besoin de pureté préraphaélite qui court dans son œuvre ; et le Prélude est contemporain du Quatuor et de Pelléas et Mélisande.

Ce faune de la musique qu’est Debussy surprend toujours par ce mélange intime du moderne et du kitsch, de l’art de l’instant et de celui de l’éternité balbutiante que peut être sa photographie tremblante et sonore.

Il était évident que des êtres aussi désirants et sinueux que Debussy et Mallarmé se croisent, et se décroisent ensuite. Dès la sortie du bagne doré de la Villa Médicis à Rome en 1887, Debussy se précipite dans le salon à la mode, celui des " Mardis " de Stéphane Mallarmé. De cette amitié nouée, le poème de 1876 "Prélude à l’après-midi d’un faune" tout en attouchement sonore, en désir mouvant, trouvera naturellement une tentative de transcription en 1894 dans l’œuvre de Debussy.

Chacun en fut satisfait. Debussy : "La musique de ce prélude est une illustration très libre du beau poème de Stéphane Mallarmé. Elle ne prétend pas à une synthèse de celui-ci. Ce sont plutôt les décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves du faune dans la chaleur de cet après-midi. Puis, las de poursuivre la fuite peureuse des nymphes et des naïades, il se laisse aller au soleil enivrant rempli de songes enfin réalisés, de possession totale dans l’universelle nature".

Mallarmé : "Cette belle musique ne dissonne pas avec mon poème, et elle va encore plus loin, vraiment dans la nostalgie et la lumière, avec finesse, avec malaise, avec richesse".

Tout semble dit dans ce bonheur réciproque, mais notons cette perception aiguë de Stéphane Mallarmé sur le malaise installé par cette traduction sonore. Toujours dans Debussy, j’ai personnellement ressenti une détresse sous-jacente, presque enfantine, marqué d’enchantements sonores, et de désenchantements intérieurs. Une rencontre Mallarmé - Debussy a bien eu lieu dans ce Prélude à l’après-midi d’un faune et les nymphes ont été perpétuées.

"Mais couple adieu, je vais voir l’ombre que tu devins." Ainsi se termine le poème.

Un coup de dés a pu pendant huit minutes et quelques poussières abolir le hasard, mais aussi bien la blanche agonie de Mallarmé, que l’angoisse hédoniste de Debussy, trouveront d’autres partenaires plus appropriés.

Ce merveilleux malentendu a donné quelques abîmes de mosaïque musicale, d’instants délicieusement éparpillés, de chatoiements des sens et des sons, où la flûte qui émerge du désir bourdonnant du monde est le fil conducteur qui fait mouvoir le monde. Ainsi, la musique est devenue caresse, et la musique moderne pouvait naître dans un sourire.

"Si la flûte a réussi/ouïs toute la lumière/qu’y soufflera Debussy".

La perpétuation des nymphes était accomplie, et du "poème cochon" dont s’offusquait Verlaine naissait une poésie du désir.
« Je ne m’attendais pas a cela. La musique évoque l’émotion de mon poème et dépeint le fond du tableau dans les teintes plus vives qu’aucune couleur n’aurait pu rendre. » Mallarmé.

"Nous ne pouvons nous connaître que par des frôlements d’ailes" disait à peu près Rilke à Marina.

Debussy est le musicien des frôlements.

Gil Pressnitzer