Franz Liszt

Après une lecture de Dante

La musique d’un enfant du siècle

Je suis un enfant du siècle ayant partagé toutes les douleurs et toutes les erreurs de son temps, et ayant bu à toutes les sources de la vie et de la mort.

Cette proclamation de George Sand s’applique parfaitement, avec tout le pathos romantique de cette époque, à Franz Liszt. Cela ne suffirait pas à cerner la totalité de la personnalité de Liszt. Il faut aussi souligner sa fureur maladive de connaissances, son besoin sincère et profond de quête de Dieu, cette générosité irradiante et bien sûr cet état de passions permanentes.

Certes il a traîné dans toute l’Europe sa belle prestance et son côté dompteur de piano furieux avec le fouet de sa virtuosité, mais c’est lui qui était assis sur le tabouret. Il est le premier phénomène européen d’adulation hystérique pour un musicien charismatique, une star absolue, une sorte d’amant idéal, faisant se pâmer les groupies et pâlir ses rivaux.

Grand assidu des salons romantiques, il est l’ami de Heine, Musset, Berlioz, Chopin et évidemment du prédateur Wagner. Mais avec une curiosité intense et maladive, marquant sa soif d’absolu, Liszt dévore avec les doigts et avec son esprit et la Bible et Byron, et le Saint-Simonisme et le Fouriérisme tout en étant à jamais marqué par Lamennais.

Entre deux passions amoureuses, il se donne totalement à la quête des connaissances.

Liszt est comme un Faust qui n’aurait point vendu son âme, mais condamné à la recherche de l’absolu et à une éternelle errance qui ne prendra même pas fin quand il aura rejoint les ordres. Liszt pour rejoindre la transcendance aura tout essayé des amours humaines, et il a bien célébré l’éternel féminin qu’il aura pratiqué abondamment. Il parviendra repu aux amours de la connaissance et de la religion.

C’est au milieu de ces contradictions, toutes convergentes vers le dépassement, que s’élaborent les pièces des Années de pèlerinage dont est issu du deuxième cahier, la Fantaisie quasi sonata, Après une lecture de Dante. Cette œuvre est située juste après la mise en musique de trois sonnets de Pétrarque.

Pour fixer le contexte, il faut rappeler qu’en 1835 la comtesse Marie d’Agoult abandonne mari et famille pour suivre dans toute l’Europe, et particulièrement en Suisse et en Italie, un fou de génie âgé de 24 ans, Franz Liszt. Outre cet étonnant journal de bord consignant les impressions du musicien que sont les Années de Pèlerinage, cette odyssée conduit également à la naissance de trois enfants - dont la redoutable Cosima.

Ainsi cheminait Liszt entre retraite religieuse et salon mondain, entre mysticisme panthéiste et pianiste à la mode, vivant ses contradictions avec toujours la même pureté d’âme.

Crucifié par le remords à la fois de ses origines modestes et de la tragique condition humaine, il aurait pu être un « voyageur errant » à la Schubert, il sera plutôt le merveilleux conteur de ses paysages mentaux, cela est déjà non négligeable.

Il sera aussi celui qui disait : « Ma seule ambition de musicien était et serait de lancer mon javelot dans les espaces indéfinis de l’avenir… ». Cette sonate déjà va haut dans le ciel et l’avenir.

« A mesure que la musique instrumentale progresse, elle tend à s’empreindre de cette idéalité qui a marqué les arts plastiques, à devenir non plus une simple combinaison de sons, mais un langage poétique plus apte peut-être que la poésie elle-même à exprimer tout ce qui, en nous, franchit les horizons accoutumés, tout ce qui échappe à l’analyse, tout ce qui s’attache à des profondeurs inaccessibles, désirs impérissables, pressentiments infinis. C’est dans cette conviction et cette tendance que j’ai entrepris l’œuvre publiée aujourd’hui, m’adressant à quelques-uns plutôt qu’à la foule, ambitionnant non le succès mais le suffrage du petit nombre de ceux qui conçoivent pour l’art une destination autre que celle d’amuser les heures vaines, et lui demandant autre chose que la futile distraction d’un amusement passager » (En-tête de la première édition des Années de Pélerinage en 1841).
Tout est dit.

Après une lecture de Dante (Fantasia quasi sonata)

Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens tout ce qui m’entoure (épitaphe de Lord Byron).

Cette œuvre qui est une ample et admirable improvisation fait partie du second livre des Années de Pèlerinage que l’on peut placer tout entier sous le symbole de la citation de Byron.
Au hasard de ses lectures, des paysages traversés, des paysages inventés, de la vie commune avec Marie d’Agoult depuis 1835, Liszt confie à son double, son piano, ses carnets intimes, ses impressions. La première esquisse sera la suite de 19 pièces nommée l’Album d’un voyageur (1836), ce qui donnera après un tri sévère la première Année de pèlerinage : la Suisse. Ce recueil destiné non à amuser les heures vaines, mais pour un petit nombre qui conçoit l’art comme idéal, sera suivi par un second encore plus abouti deuxième année, l’Italie. Cette Italie, sorte de paradis aux pommes d’or des romantiques depuis Goethe, il y restera deux ans la sillonnant sans trêve, subjugué par tant de beautés.

La floraison semble culminer en 1839 avec le choc des sonnets 47, 104, et 123 de Pétrarque qui le pousse vers une rêverie contemplative. Pourtant, c’est deux ans auparavant, en 1837 à vingt-six ans, qu’il compose à Bellagio. Après une lecture de Dante juste avant la naissance de Cosima. Jouée à Vienne par son auteur en novembre 1839, la version primitive sera retouchée souvent jusqu’en 1849 et ne sera publiée qu’en 1859.
Le titre est emprunté à un poème de Victor Hugo tiré du recueil Les voix intérieures de 1837. Ce poème dit par exemple ceci :

Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie :

Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ;

Forêt mystérieuse où ses pas effrayés

S’égarent à tâtons hors des chemins frayés…

L’univers de Dante Alighiéri autour de la Divine Comédie va marquer Liszt en profondeur et donner vingt ans plus tard, en 1857, une étonnante symphonie, la Symphonie Dante pour chœur de femmes et orchestre. Mais avant cet approfondissement final, il a déjà évolué dans le monde de Dante, à partir d’une petite pièce Fragment d’après Dante qu’il va amplifier, pris dans le vertige de la musique à programme.

Il s’agit d’une œuvre majeure de la musique pour piano qui porte en elle bien des aspects visionnaires : création de la forme cyclique, forme inédite faisant une large part à très vaste improvisation. L’immense Sonate en si du même Liszt sera le sommet insurpassable de cette quête.
Cette « petite » sonate pose déjà les jalons de ce combat titanesque.

Elle est notée avec les mouvements suivants :

Andante maestoso - Presto agitato assai - Tempo 1 (andante) - Recitativo - Adagio - Allegro moderato - Più mosso - Tempo rubato e molto ritenuto - Andante - Più mosso - Allegro - Allegro vivace - Presto - Andante (tempo 1).

Mais comme la sonate s’écoule comme un fleuve de 18 minutes, il est impossible de reconnaître ces indications. Tout au plus peut-on entrevoir une forme de variation thématique sur un motif chromatique, mais l’ensemble est pris dans le souffle de l’improvisation et ses déroulements continus. Les abîmes du grave du piano sont fouillés, retournés. Cette pièce semble un combat contre la matière.

Plus que d’une œuvre, il s’agit d’un geste pianistique, une épopée intérieure avec des accents foudroyants, avertissements sonores de l’entrée des Enfers. Elle est à la fois proche et lointaine de la Sonate en si, avec ses appels dans le grave et ses martèlements d’octave, mais aussi avec une fraîcheur mystique bien à elle.

Enfer et ciel sont parcourus en deux thèmes principaux, et le chemin du chaos à la béatitude se fait au travers de la chair même du piano.

Ses longs silences lugubres, ses cris de damné, ses peurs, son élan mystique en font une œuvre à part. Seul le thème d’un choral triomphant, le second thème, apporte un réconfort dans ces ténèbres. Et puis une lumière d’ailleurs se fait jour dans de douces mélodies, puis, après le développement, la fin de la quasi-sonate arrive dans un feu d’étincelles noires, un rien pompeux. Et comme une obsession le très court thème martelé de la main gauche du début parcourt l’œuvre du haut en bas.

Cela serait une erreur que d’entendre ici que de la grandiloquence et des trucs de pianiste d’estrade, Liszt a mis beaucoup de ses angoisses dans cette musique. Ces feux d’artifice sonores sont déjà la quête mystique entreprise par Liszt.

Ce morceau, comme le reste du recueil, est témoignage de cette étonnante ascèse, vers le dépouillement, vers la sérénité, vers sa tentative d’apprivoiser l’éternité.

La vie terrestre n’est qu’une maladie de l’âme, une excitation que les passions entretiennent (Liszt à vingt ans).

Nos âmes ne sont point faites pour les choses qui se partagent. Il nous faut de grandes fautes ou de grandes vertus.(Liszt)

Par-dessus ces paroles de Liszt, cette sonate n’est ni une grande faute ni une grande vertu, mais déjà de la lumière à partager.

Gil Pressnitzer