Franz Liszt

Réminiscences de Don Juan

Le désir des ombres

Liszt, «le magnanime» aura comme nul autre attisé les contraires, fourbi les contreverses et les haines.

Écartelé entre le bateleur vénéré par toute l’Europe, et le poète qui vibrait en lui, «tzigane et franciscain» à la fois, il aura presque dans un même élan fait se télescoper le clinquant le plus racoleur, et une beauté rare poussée bien sûr à l’extrême.

Tout est donc extrême chez lui et il brûlera avec la même ferveur sur les estrades et sur les autels. Il aurait pu se contenter d’être ce virtuose vénéré chevauchant des pianos lancés au grand galop. De ces sortilèges, de ces tours de diablerie, Liszt ne pourra se satisfaire de cela et les cascades d’arpèges, les avalanches de trilles, les gammes à couper le souffle n’auraient accouché d’un aventurier du piano. Piano qu’il avait dompté, fait manger dans sa main, et dont il aura de toute façon, fait reculer les limites du possible.

L’aspect dominant de sa personnalité sera toujours son immense générosité qu’il mettra le plus souvent au service des autres. «Dussé-je toute ma vie ne rien produire de bon et de beau, je n’en sentirais pas moins une joie réelle et profonde à goûter ce que je reconnais et ce que j’admire de beau et de grand chez autrui».

Ainsi malgré ses dons hallucinants d’improvisateur, de visionnaire le plus souvent (Ah la Sonate en si et les Etudes!), d’avoir oser des avancées dans des territoires où jamais le piano n’avait osé aborder, cela ne suffira pas à remplir sa vie. Il n’a pas voulu simplement écrire la musique du futur, ouvrir de nouvelles voies à la musique, non pour édifier, comme d’autres un temple à sa propre dévotion, son gendre Wagner par exemple, il y mettait toute sa sensibilité poétique pour faire passer le feu détecté chez les autres.

Ses transcriptions seront pour lui aussi fondamentales que ses pièces où il prophétise un nouvel horizon au piano, ou celles complètement enracinées qui célèbre une église ponctuée d’expiations.

Que ce soit dans le vide exalté de ses triomphes de pianiste virtuose ou dans les pas perdus vers le silence des paroles d’oubli de ses châteaux de sable vénérés par Dieu, Liszt aura toujours su dire un chant poignant pour aimer la musique des autres.

Avant que toutes les gloires aient ternies, toutes les tristesses brûlées, il reste ce monde à part de Liszt, le passeur.

Celui qui aura créé la technique moderne du piano savait s’effacer avec pudeur pour les musiques des autres.

Liszt transcripteur aura beaucoup écrit pour piano à deux mains, à quatre mains, jamais quasiment pour deux pianos. Plus de 350 pièces sont consacrées soit à des transcriptions littérales (les symphonies de Beethoven par exemple) soit à des arrangements de lieder souvent recréés (Schumann mais surtout Schubert), soit à des fantaisies proches de l’improvisation sur des oeuvres diverses du pire au meilleur, car toute musique trouvait grâce à ses yeux.

Enfin le plus fascinant réside dans les paraphrases d’opéra Liszt adorait la voix qu’il utilisa si peu, l’opéra qu’il n’utilisa jamais.

Quand Liszt propose une paraphrase d’opéra, ce n’est pas pour faire étinceler les airs de bravoure qui s’y trouvent mais pour en faire un résumé dramatique.

Il prétend, et souvent il y parvient, nous redonner l’atmosphère et surtout « l’ambiance » en jouant sur les valeurs clés, les symboles profonds de chaque œuvre.

Bellini souvent (Norma...), Donizetti, Meyerbeer, Verdi aussi et bien sûr Wagner seraient ainsi popularisés. Mais c’est Mozart qui retint son attention et plus que les Noces ou Cosi, c’est dans les Réminiscences de Don Juan écrites en 1841, donc loin encore du cloître qui allait le faire basculer hors de la sensualité.

Réminiscences

Ces Réminiscences veulent donner la couleur de Don Juan en vingt minutes.
Pour cela, il ne cite quasiment pas, mais il récrée en profondeur la complexité du "drama giocoso".
Ce n’est pas un pot-pourri, mais une synthèse bâtie sur trois éléments clés qui prennent un autre aspect, ainsi :

1-le débat évoquant l’acte II et la scène du cimetière où passent les sinistres mises en garde de la Statue du Commandeur. L’oeuvre s’ancre aussi dans le tragique et le questionnement et il mêle aussi bien l’invitation que la scène finale et les gouffres qui s’ouvrent.
2-Quatre minutes après ce noir tableau apparaît le deuxième élément avec ses variations sur le duo de séduction érotique avec Zerline «La ci darem la mano» et ces variations s’enchaînent avec le parfum de mort du début comme pour lier la chair et l’oubli, la beauté des filles et le vin amer des morts.

Cette danse de séduction est plus un murmure qu’une promesse de caresse. Elle est très lente, très détachée. Nous sommes plus happés par l’ombre que par la conquête. Une épouvante cachée crucifie le désir qui tente bien de tournoyer. Ces variations sont le coeur de l’oeuvre, elles montrent, à elles seules, l’impossibilité de se rejoindre dans ces danses de possession qui sont des Danses de la Mort.

3-Le troisième volet utilise l’air du champagne de Don Juan, hymne libertin et surtout de liberté.

Mais là encore pas de brillante chevauchée pianistique, simplement Liszt montre que la nuit bouge et que les corps à peine évoqués, désirés sont déjà quittés.
Les lèvres des amoureux remuent dans le vide.

Cette troisième partie occupe les cinq dernières minutes de l’oeuvre juste après un rappel inquiétant du climat initial.
Le champagne s’est figé dans le gel des sentiments et le désir cogne en vain, pour rien, en une vaine fanfare de notre liesse perlée.

Certes l’oeuvre s’anime comme pour une liesse mais les choses ont cessé d’être.
Don Juan est alors très proche de Don Juan de Manara pensé par Milosz.
Cette fausse joie est bien le meilleur piège des apparences.

Les derniers accords et traits prenant en compte la totalité du clavier nous laissent face au néant entre les êtres. Liszt, dans cette recréation, aura compris les cendres des images mortes et lancé cette légende de "Don Giovanni", héros romantique de la nuit.

La version présentée est pour deux pianos alors que la partition connue est à un seul piano, cela devrait amplifier le dialogue. et l’incompréhension entre les êtres.

Busoni adorait cette œuvre, Mozart sans doute aussi.

Gil Pressnitzer