Jean Sibelius

Deuxième symphonie

Les brûlures des légendes du froid

Non, la musique de Sibelius n’est pas endormie sous la neige ou prisonnière d’incertains palais de glace, ni même empalée triomphante sur le clocher étroit du nationalisme finlandais.
Car le froid ne peut tomber sur les braises ardentes de cette musique. L’ampleur épique, le mystère et parfois l’angoisse oppressante de ses climats musicaux, la fièvre élémentaire de tous ces éléments qui se cognent parfois à des blocs de silence, tout cela est la trace d’un compositeur essentiel du XXe siècle.
Sibelius aura vite tourné le dos à son époque (le cirque pour lui !). Et des premiers propos romantiques irrigués aux houles de la légende du Kalevala, aux œuvres, raréfiées et superbes de sauvageries aux aguets, de la fin de son œuvre, des pans entiers de musique comme des déchirures, nous sont nécessaires.Tout le miroitement émotionnel qui en émane à travers prismes et cristaux des cuivres et des cordes nous emmène dans notre pays intime.
Musicien des forces telluriques profondes et secrètes, puisant dans les éléments des légendes du Nord, mais surtout dans une sorte de fourmillement biologique élémentaire, Sibelius est le chantre des vies en houles et en silences étouffés.Cet univers fait de variations de tensions, de violence concentrée des thèmes parfois hissés en arc-en-ciel, parfois déformés, peut sembler déroutant.
Il est dans sa compacité un peu hors du monde, mais partout si essentiel.
« Les pays qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid ». (La Tour du Pin), la Musique qui n’aurait pas connu Sibelius serait certainement condamnée au même sort. Mal connu, mal perçu encore de nos jours, il nous faut éclairer quelque peu Sibelius, et ses silences immenses.
La parole ne lui a pas été retirée, il s’est retiré de la parole et pendant plus de trente ans, à part peut-être cette mythique Huitième symphonie qui ira au feu, plus une note ou presque après l’immense Tapiola (1926) aussi beau et essentiel que la Mer de Debussy.

Donc de 1920 à 1957 tout ne fut que silence et sourire amer sur le monde, lui l’ermite de Jarvenpäa ne voulait n’y déchoir ni décevoir. Né le 8 décembre 1865 à Hämeenlinna, mort à la vie en 1957, mort à la musique en 1926. telle pourrait être son épitaphe.
« Mes œuvres doivent parler pour elles-mêmes », se lamentait-il alors que s’édifiait déjà autour de lui son image momifiée en héros national.
Plus que l’hommage de ses compatriotes, ce qui lui allait droit au cœur dans ses nuits tardives de neige, crépitantes du son de la radio et des bûches, c’étaient les notes fraternelles de Bartók surtout, de Janácek, de Bruckner et de son cher Debussy.
Cet homme, figure emblématique d’une nation, mort à 91 ans passés, est aussi resté figé longtemps dans le silence musical de la France.Toujours admiré dans les pays anglo-saxons, il a fallu bien des combats (grâce soit rendue à Marc Vignal, Harry Halbreich et d’autres) pour rendre justice à celui que René Leibowitz avait bêtement qualifié « de plus mauvais compositeur du Monde ».
Sibelius, homme d’intégrité, restera avec Mahler, l’un des seuls grands symphonistes de son temps. D’ailleurs le rapprochement entre le premier mouvement de la Neuvième symphonie de Mahler et de Tapiola, toutes deux œuvres d’abîmes, est éclairant. Musicien sans multiples manières, Sibelius devient aujourd’hui une référence et les musiciens de la tendance « spectrale » et d’autres (Grisey, Murail, Ligeti, Dusapin…) ont su rendre justice aux aspects novateurs de son œuvre et s’en inspirer de façon féconde. Pour l’homme qui a écrit aussi Luonnotar, En Saga, Lemninkainen et sept symphonies étonnantes, il n’était que temps.

Bien sûr, Sibelius a signé beaucoup d’œuvres bien secondaires, de tristes valses tristes, et d’innombrables piécettes anecdotiques, mais il reste des pans entiers « apparus du milieu des forêts » et qui naissent en nous comme de grands cieux tristes. Il faut faire sortir Sibelius et sa musique de sa prison de lacs et de bouleaux, car certes si l’accent de la Finlande est bien inscrit au creux des notes, c’est une tension constante vers l’universel qui sous-tend cette œuvre. Son profond engagement maçonnique en témoigne.
Sa Finlande n’est pas musicale car il n’y a aucun emprunt au folklore musical, elle est en fait littéraire voire mythologique. L’aspect essentiellement novateur de sa musique se trouve dans son principe de croissance thématique, qui à partir de courtes cellules, de bribes de thèmes, va faire naître, croître et mourir brusquement, tout un monde. La musique devient une sorte de créature vivante au devenir biologique. Nous sommes bien loin de la forme sonate !
Après une sorte d’adieu au XIXe siècle finissant avec sa première symphonie (1899), encore empreinte d’un passé romantique, Sibelius va sortir d’un univers jusqu’ici arc-bouté sur le romantisme mythologique du Kalevala par sa deuxième symphonie. Elle sera comme une déchirure vers la maturité.

Cette œuvre du tournant du siècle, strictement contemporaine de la Cinquième Symphonie de Mahler, n’était donc pas écrite du fin fond de la glace, mais simplement tissée de la rosée de la nostalgie vers sa Finlande. Et comme la Mer de Debussy, composée bien loin des vagues, la symphonie sera plus vraie que nature car issue de l’imaginaire. De toutes ses symphonies, elle sera la plus jouée, annexée encore faussement au patriotisme comme Finlandia. Mais elle est déjà ailleurs. Avec son extraordinaire premier mouvement tiraillé entre une activité volcanique originelle et une tension vers l’avenir, un mouvement lent mélangeant inquiétude et tendresse, un mouvement perpétuel rempli d’ombres courantes, et un final qui va monter par degrés en cercles concentriques, vers une apothéose triomphante. Cette symphonie est sur l’autre versant du siècle et des choses.
Sibelius assurera lui-même la création le 8 mars 1902 à Helsinki avec un immense succès.
« Mes symphonies, comme celles de Tchaïkovski, sont très humaines, mais si celles-ci représentent le côté faible de la nature humaine, les miennes le côté dur ! ». Et préfigurant le reste de la production, cette deuxième symphonie assume cette échappée blanche vers la forêt hautaine des sons de l’orchestre, d’où émergent des cris de cuivre, des lambeaux de thèmes.
Cet amoureux du crépuscule, des recoins sombres des bois et de leurs créatures fantastiques, ce voyageur, la fois réel et immobile, a su très précisément ce qu’il voulait évoquer dans sa musique et sa première totale réussite symphonique sera cet opus 43, la Deuxième, sans le sentiment de catastrophe de ses œuvres ultérieures.
Mais déjà cette concentration, ce refus du clair-obscur pour une lumière à nu, ces grands à-coups d’intensités, cette horreur du pittoresque font de cette symphonie une aventure intérieure. La musique de Sibelius, quand elle opère, est à la fois murmure de l’intime et cri brûlant de l’attente. Elle ne connaît ni résignation, ni passivité face à l’engourdissement des jours. Son silence apparent, dû à l’absence de points de repère traditionnels, recouvre une vie secrète intense.

La deuxième symphonie en ré majeur dure environ quarante-cinq minutes, si on la joue avec cette tension nécessaire, sans alanguissement particulièrement déplacé ici. Son orchestre est classique mais les effets inouïs.Elle comprend quatre mouvements, dont les deux derniers doivent être enchaînés:
1- Allegretto
2- Tempo andante, ma rubato
3- Vivacissimo
4- Finale.(Allegro moderato)

Cette symphonie n’est plus construite avec des matériaux rassurants et déterminés comme la précédente. Et elle se distingue par des entrelacs de motifs, un foisonnement d’idées qui laissent une impression de tourbillons, de forces antagonistes, de piétinements parfois avec ces répétitions incessantes. Cette musique en fragments, en questions perpétuelles, ne se résout que dans le final et ses accents triomphants amenés par paliers successifs.Autant événement sonore que symphonie, indétermination permanente plutôt qu’affirmation, la Deuxième symphonie de Sibelius produit un impact immédiat sur l’auditeur.
Résumer une telle symphonie, qui oscille "au bord des profondeurs ultimes de l’inconscient et de l’ineffable" pour basculer dans une certaine emphase, est malaisé.Insistons seulement sur l’extraordinaire Allegretto initial avec son allure improvisée, ses passages de bribes de thèmes d’un instrument à l’autre, ses accélérations soudaines, ses noirceurs. Aussi tout au début, sur un soubassement rythmique des cordes, apparaissent hautbois et clarinettes, puis les cors, ensuite un motif aux flûtes, un autre très sinueux aux bassons, avant la mélodie très expansive des violons, jusqu’aux jeux de couples cordes vents.
Ceci pour simplement montrer la façon de composer "en prolifération" de Sibelius. Sibelius donne l’impression de faire une musique en quête d’un thème, une mosaïque brisée. Tout le reste sera aussi fragmentaire et fascinant. Le mouvement lent est très impressionnant par son aspect sombre sur une très longue introduction de violoncelles et contrebasses en pizzicati, à partir d’un roulement de timbales, un basson venu du royaume légendaire des morts s’élève. Un thème principal magnifique est déroulé aux cordes, au travers des orages des cuivres. Tout le registre utilisé est dans le grave.
Le Vivacissimo fera office de scherzo et permet de se souvenir que Sibelius adorait Bruckner. Mais ici tout est morcelé, inquiétant, jusqu’à un trio étrange avec un solo, plutôt un hymne d’ailleurs, du hautbois. Cc mouvement lance le thème en transition vers le Final. Celui-ci, plus conventionnel, verra l’ombre se réduire, et la péroraison gagnera tout l’orchestre.

Musique triomphale ?
Pas vraiment, car le plus remarquable reste une mélodie désolée omniprésente et écrite en hommage à la mémoire de sa belle-sœur, Eli Jàrnefelt, qui venait de se suicider.
« Mes symphonies sont des offrandes de la plus pure eau de source » et la Deuxième coule en mémoire de la neige et de l’angoisse encloses en chacun de nous.

De l’eau pure mais froide pour se souvenir des palais sous la glace.

Gil Pressnitzer