Jean Sibelius

Tapiola

Les sons amers de la nature

Pourquoi Sibelius ?

Pourquoi vouloir parler et défendre Sibelius maintenant encore.
Parce que s’il est un compositeur qui reste en France fort ignoré, c’est bien Jean Sibelius. À peine se souvient-on qu’il est l’auteur d’une fameuse « Valse triste » ou de Finlandia, hymne officieux de sa patrie la Finlande.
Pourquoi les Français n’aiment-ils pas plus Sibelius ? La France continue de se méfier du plus grand musicien des pays nordiques, et essentiel pour comprendre l’évolution de la musique par préjugés et ignorance car il est si peu joué. Elle a encore bien du chemin à faire chez nous. Ailleurs elle est populaire surtout en Angleterre, aux États-Unis, mais mal vue en Allemagne car les nazis ont tenté de récupérer Sibelius Et cela a laissé quelques traces dans les esprits.

Le courant du sérialisme, mené par Boulez, l’aura mis aux enfers. René Leibowitz, a dit qu’il est « le plus mauvais compositeur du monde » et cela est resté longtemps collé à la peau de sa musique. Mais l’hiver de sa musique est terminé.
La musique nouvelle le reconsidère et s’en réclame. L’école spectrale (Murail, Grisey,...) lui doivent beaucoup, Dusapin aussi.
Pourtant elle n’est pas encore passée dans le quotidien musical de la France.
Il faut reconnaître que sa musique n’est pas d’un abord facile. Austère, sévère, concise, elle doit être apprivoisée, sans beaucoup d’indications. Différente elle possède sa propre logique, ses clefs secrètes. Il faut l’approcher comme on va vers le mystère souterrain de la vie.
Musicien des forces telluriques profondes et secrètes, puisant dans les éléments des légendes du Nord, mais surtout dans une sorte de fourmillement biologique élémentaire, Sibelius est le chantre des vies en houles et en silences étouffés. Cet univers fait de variations de tensions, de violence concentrée des thèmes parfois hissés en arc-en-ciel, parfois déformés, peut sembler déroutant.
Il est dans sa compacité un peu hors du monde, mais partout si essentiel.

Qui est Sibelius ?

Né à Tavastelus, en Finlande, le 8 décembre 1865 au nord d’Helsinki dans une famille parlant le, et fit ses études dans une école de langue finnoise. Étudiant en droit, il interrompit ses études avant de les terminer.
Jean Sibelius fait son éducation musicale à Helsinki, Berlin et Vienne. Il ne devient pas un virtuose du violon, comme il l’avait pensé, mais se tourne vers l’enseignement et la composition.
De retour à Helsinki en 1892 il y enseigna la théorie musicale.
Entre 1900 et 1929 et encouragé par ses pairs, et malgré de longues périodes de dépression, il se consacra presque exclusivement à la composition.
En 1892, sa symphonie pour solistes, chœur et orchestre Kullervo lui apporte la notoriété et contribue à lui assurer un statut de musicien « national » - il recevra d’ailleurs de l’État une pension. D’où l’un des malentendus qui ne cesseront de le poursuivre : si certaines de ses œuvres, et non des moindres, comme le poème symphonique Finlandia (1899), sont liées à la situation politique d’un pays encore sous domination russe (la Finlande n’est qu’un duché de Moscou) et qui ne réussira à acquérir son indépendance qu’en 1917, Sibelius n’est en rien un musicien folkloriste. C’est un créateur solitaire, qui, dans son fameux concerto pour violon (1903-1905) et dans ses sept symphonies, écrites de 1898 à 1924, poursuit sa route à l’écart des modes, des courants, des tendances.

Après le style nationaliste de ses deux premières, puis le « classicisme moderne » des deux suivantes, le compositeur avait choisi de se retirer loin des hommes, à 40 kilomètres d’Helsinki. Composées dans son chalet forestier, ses trois dernières symphonies traduisent sa conscience mystique de la nature, la pureté des lacs et les nuits étoilées, la fonte des neiges et l’envol des cygnes migrateurs.

Trente ans de silence total, refermé sur lui-même, accroché à sa radio et à l’alcool, près de sa cheminée, il semble regarder son siècle en silence. Il aurait jeté au feu sa Huitième symphonie. Mort à la vie en 1957, mort à la musique en 1926, telle pourrait être son épitaphe.

« Mes œuvres doivent parler pour elles-mêmes » se lamentait-il alors que s’édifiait déjà autour de lui son image momifiée en héros national.

Plus que l’hommage de ses compatriotes, ce qui lui allait droit au cœur dans ses nuits tardives de neige, crépitantes du son de la radio et des bûches, c’étaient les notes fraternelles de Bartók surtout, de Janácek, de Bruckner et de son cher Debussy.

Son œuvre ultime, la plus belle, est Tapiola.

L’originalité et la force de Sibelius

L’aspect essentiellement novateur de sa musique se trouve dans son principe de croissance thématique, qui à partir de courtes cellules, de bribes de thèmes, va faire naître, croître et mourir brusquement, tout un monde. La musique devient une sorte de créature vivante au devenir biologique. Nous sommes bien loin de la forme sonate !
Comme le remarque Pascal Dusapin dans sa préface au Jean Sibelius de Marc Vignal (Fayard), « écouter Sibelius relève d’une expérience où il convient en tout premier lieu de désécrire le fil de son propre apprentissage ».
Sibelius quand il se fut dégagé des influences de Tchaïkovski et de son lyrisme débordant et lacrymal et de Bruckner et de son motorisme obstiné s’est forgé un langage propre et original. Langage fort différent de celui de son exact contemporain, Gustav Mahler.
Ce langage est marqué par de brefs motifs incisifs, rageurs, des grands moments longuement tenus, des ostinatos qui font lentement monter la tension, des éclatements soudains et sauvages, des rythmes différents dans le même passage, Mais sa marque est surtout l’orchestration par couches superposées.
« Sa modernité ne s’exprime pas en surface, elle est intérieure, c’est en quelque sorte un processus de croissance qui s’épanouit comme une fleur, mais il faut faire des efforts pour le percevoir. » Salonen.
Moderne et unique.
Ce que Sibelius a inventé, c’est un nouvel « espace » sonore.
« Il n’y a rien à prendre chez Sibelius, car il donne Tout », écrit Pascal Dusapin

Tapiola, poème symphonique pour grand orchestre

Les sons amers de la nature

Tapiola (1924), est le dernier poteau indicateur sur la route de la musique de Sibelius. Il indique un immense blanc, un pays dont nul ne revient : la solitude volontaire, le retrait au monde.accompagné par un silence presque total. Sibelius va survivre dans une sorte d’effondrement et Tapiola est annonciateur de cela, ca c’est une musique de délire et d’effondrement. La fameuse Huitième symphonie finira dans le feu, il nous reste donc que Tapiola pour savoir qui était alors Sibelius.

Un repli hautain et amer sur ces terres intérieures avoir assez donné à la société et donc trouve justifié sa prise en charge par le gouvernement finlandais, rente et logis.

Ce qu’il a voulu comme testament musical est donc ce court poème symphonique d’une vingtaine de minutes. La seule œuvre de Sibelius qui puisse lui être comparé est sa Septième symphonie.
Tout est dit pour lui après cela. Il ne pouvait que se répéter selon lui, et en tout cas ne plus pouvoir dépasser cette stèle glacée qu’est cette ultime musique.Elle trouble, dérange, fascine, comme un conte gothique, une légende cruelle.
Elle impressionne aussi par la forme ductile de son matériau musical.
Dans cette évocation de la demeure de Tapio, le dieu de la Forêt dans la mythologie finlandaise, ce sont moins en définitive les feuilles qui bruissent, les branches qui se tordent et craquent, le vent qui murmure ou qui se meut affolé tel une bourrasque que les notes qui ondulent, le matériau plastique qui se distord, qui s’aplanit, se met en boule et bondit tout à coup.
Tapio est ce dieu mythique des légendes finnoises regroupées dans le Kalevala.

Sibelius fait une alchimie sonore qui transmute les sons amers de la nature, en palais de glace figé, saisi par la panique. Étrange travail d’ingestion, d’assimilation, des bruits bruts de la nature en matière sonore. Cette nature qu’il entend souvent hurler devant sa porte, il veut la rendre comme il la perçoit : violente, destructrice, puissante, indifférente aux hommes. Ce qui le fascine et qu’il va essayer de traduire musicalement c’est la force de vie et de mort de la nature, capable de s’anéantir, de se désagréger, et de renaître sans cesse dans le même mouvement. Il va composer par petites cellules organiques qui elles aussi vont se désintégrer et se recomposer comme terreau à d’autres formes.
Il s’opère une alchimie nocturne dans les alambics frissonnant de la peur.
Œuvre sans bornes, sans frontières identifiables, elle va aux confins de l’indécis. Elle est bruit au milieu des bruits de la pluie et des arbres, de la neige et de la glace. Elle est avant tout une invocation. À son sommet un cri va retentir, puis viendra le silence et l’obscurité. La forêt continue à respirer, mais nous n’en saurons plus rien. Nous sommes exclus.
Intitulé poème symphonique pour grand orchestre, cette œuvre est un orchestre de taille normale. Les cordes pulsent la vie, les bois et les cuivres le mystère. Les différentes couches glissent, s’ignorent dans des rythmes différents puis se rejoignent. Des trémolos de cordes, des montées dans l’aigu, des affaissements, des hurlements parfois, tout nous parle de cette vie sauvage contenue dans la musique. La tempête au milieu de l’œuvre
C’est une œuvre de mystère, de crainte sacrée aussi, avec à un moment un grand passage de panique.
A l’usage des auditeurs Sibelius a inscrit en exergue de la partition ce quatrain qui dit tout :
Là s’étendent du Nord les vieilles forêts sombres
Mystérieuses en leurs songes farouches
Elles abritent la grande divinité des bois,
les sylvains familiers s’agitent dans leurs ombres
.Il s’agit donc d’un poème symphonique de 20 minutes qui célèbre la demeure du Dieu des forêts. Mais il s’agit d’un temps archaïque, immuable, secret, sacré. La musique sera tout cela. Elle avait été commandée par Walter Damrosch pour la Philharmonic Society de New York pour qui la présentera en public en 1926 par l’Orchestre symphonique de New York.
Cette commande effectuée par un télégramme du 4 janvier 1926, sera vite écrite. Sibelius a vraisemblablement utilisé des esquisses faites avant son départ pour l’Italie en avril 1926. Là au soleil, il travaille sur Tapiola, monde sans soleil. Des traces de travaux des cahiers de notes du compositeur datant de 1914 semblent aussi utilisées. La fin de la partition date de fins aoûts 192
Mais Tapiola sera ignorée jusqu’à ce que Serge Koussevitski la redonne triomphalement s ans plus tard. Six ans trop tard Sibelius était déjà devenu autiste au monde. Il ne modifiera pas une note de sa partition, presque terrorisé parce qu’il avait écrit.

Elle est un seul mouvement et elle est bâtie sur une seule cellule qui sera variée à l’infini. Elle sonne comme « Cette échappée blanche vers la forêt hautaine des sons de l’orchestre, d’où émergent des cris de cuivre, des lambeaux de thèmes. ».
L’atmosphère est impressionnante. On est en l’écoutant comme devant un grand mystère. Et Sibelius n’en dira rien pour nous éclairer.
L’œuvre comprendre fait onze épisodes enchaînés mais on ne les perçoit pas, pris dans ce mouvement insaisissable qui varie sans cesse autour du motif initial. Autour de ce pivot tourne la terre entière, la nature dans son immensité.
L’orchestre procède par strates, il est arrangé en différents niveaux et partout circule ce questionnement étrange qu’est cette musique. La musique bouge non pas en surface, mais en profondeur, et l’ouvre semble lente, presque immobile alors qu’elle frémit vigoureusement. Elle va du largo à l’allegro, mais on ne s’en aperçoit pas pris dans la glaciation de la musique.
Sibelius a voulu montrer la prolifération biologique de la vie à partir d’une seule cellule initiale. Ce monothématisme donnera des métamorphoses continuelles pour rendre « l’infinie variété de la vie ».
Un espace immense s’ouvre, effrayant parfois tant est grande la puissance de ce dieu de forêts. Nous sommes dans un poème épique.

Tapiola est une plongée dans la peur. Au fond de la voûte impitoyable et étouffante des forêts se jouent des drames dont nous ne saurons rien. Prophétie mystérieuse, Tapiola, demeure minérale à l’orée des musiques, monolithe noir des temps archaïques et qui ne sont pas morts attendant de revenir.
Ce n’est pas qu’une musique de la peur, mais aussi une célébration de la force vitale, de la sauvagerie de la vie. Sibelius avait une relation fusionnelle avec la nature, fasciné par les chants d’oiseau, courant après les papillons, composant souvent en plein air pour s’immerger dans les bruits des arbres. Il avait une relation païenne et mystique avec la terre. Aussi ce poème veut rendre de façon palpable l’héritage du fond des âges qui montent des forêts. Acte de reconnaissance de cet homme de soixante ans à ce moment et qui vivait dans le souffle des bois et des tempêtes. Cette sagesse acquise, cette gloire derrière lui, ne pouvait rivaliser avec le cri des arbres sous le vent, et le passage des esprits dans la brume.
Il semble aussi suggérer un hymne sur la vraie vie sauvage, face à la corruption du monde des villes, émollient et sans âme.
« La Nature s’éveille à la vie, cette vie que j’aime maintenant et toujours, dont l’essence se répand dans tout ce que je compose » (Sibelius)

On sort de cette écoute en sachant ne pas avoir tout compris, mais d’avoir assisté à un rituel sacré, celui du Dieu des forêts qui ne faut jamais approcher, seulement écouter au travers de cette musique.

Solitaire comme lui, sauvage, sa musique doit être apprivoisée.
Elle semble refermée sur elle-même. Mais ce bloc intimidant est plein d’une immense brûlure musicale. Elle est palpable physiquement tant est grand son impact.
« Sibelius n’aurait-il écrit rien d’autre que Tapiola, cela lui suffirait pour avoir sa place parmi les plus grands maîtres de son temps » (Cecil Gray).
Le mot de la fin sera à Sibelius :
« Tandis que d’autres compositeurs vous offrent toutes sortes de cocktails, je vous sers quant à moi une eau froide et pure » (Sibelius à un éditeur).

Gil Pressnitzer