Lettre à Jacques Bertin

La fidélité et la ferveur

Comme un sac de billes dans l’escalier de la mémoire, j’entends tes chansons Jacques à chaque nuit.
Ces nuits parfois blanches de la neige des amis passés, des jeunes filles, blonde ou pas, qui s’ensevelissent contre nos épaules.

Tes chansons volettent, lourdes du tragique du monde, de ces petites morts de la vie.
Elles se souviennent des auberges de l’amitié. Là où entre pain et vin, la véritable eucharistie du temps qui passe se célèbre dans la ferveur et l’amitié.
Cette patience du dur désir de durer, cette impatience du temps qui cogne avec ses sabliers qui fuient comme nos trous dans les poches.
Ces coups de fils dans la nuit pour s’assurer que l’on est encore vivant, et ces oiseaux qui tout à coup s’envolent quand la pudeur le permet.

Maintenant lové dans les méandres de ton fleuve profond, la Loire, comme un vieil indien tu contemples de Chalonnes, les ronds dans l’eau que fait encore le clapotis du monde.
La maison de tes parents, qui sent encore les mains du père, est juste à côté, la tienne est un bief où se posent les peupliers des souvenirs.

Loin sont les bruits de Paris, celui des luttes, des petites trahisons.
Mais en humant bien les soirs de grand vent, tu peux encore reconnaître l’odeur du fumier du champ, ventre ouvert, qu’est devenue la chanson.
Tu t’en moques parait-il, mais tu saignes encore.
Le patrimoine, les simples bouts de papier des temps passés trouvés dans un grenier ciel ouvert, sont bien plus vrais pour toi, maintenant, que ces inanités sonores qui ne laissent que boue derrière.

Je t’ai découvert en ayant reçu en plein cœur tes chansons par les émissions de radio du poète Luc Bérimont, « la fine fleur de la chanson française ».
Des disques trouvés par pur hasard (?) en fouillant des bacs me firent effectivement le cœur plus vaste. Sache donc que je n’ai voulu, avec fureur, transformer une salle polyvalente, ventre chaud du socioculturel et du loto, en salle de spectacles en ce qui deviendra la Salle Nougaro, que pour t’accueillir Jacques Bertin, et le premier concert que j’ai programmé en 1978 fut avec toi.
Depuis la salle bleue, en passant par le théâtre du Taur, et enfin là tu auras pu avoir un espace de respiration, étroit hélas.
Il ne m’aura pas été donné de terminer ma programmation par toi, les préjugés sont tenaces.

Rien n’aura été vain, Jacques, et si les marches du présent craquent un peu, si les calanques de Cassis charrient toujours du sang, si la cheminée projette plus d’ombre que d’étincelles, à cette heure Jacques, quelque part dans le monde, il y a des lampes allumées, des gens qui écoutent tes chansons, qui lisent tes poèmes.

Ils ne se connaissent pas, mais leur vie ne sera plus la même depuis que tu chantes en eux. Ce battement affolé d’une aile aura fait remonter le ciel plus haut. Et quand nous nous croirons au cœur de la vie, même la plus humble, même la plus éloignée des paroles essentielles, tes chansons oseront rire et pleurer en nous.

Se préparer être fidèle fut ta devise. Les anges se sont endormis sur nos épaules, il faut alors marcher très doucement pour ne pas secouer leurs sacs de larmes. Toi tu les comprends.

Tu nous auras donné la ferveur et l’amitié, tu nous auras appris la fidélité.
Merci tout simplement d’avoir su être le frère cadet de tous les hommes.

Ne t’en fais pas pour l’ombre ni pour la patience
Elles progresseront ensemble avec le temps
Ne t’en fais pas. Tout vient à temps, à son heure
et le pardon de la pluie
(Jacques Bertin)

Ton ami Gil

Gil Pressnitzer

Choix de textes

La blessure sous la mer

Les lettres que je vous écrivis, brûlez-les.

Les poèmes le long texte le fruit long des yeux inflammables

Les soies de nos espérances les demi-mots en amandes tout l’ineffable

Brûlez sur l’ardoise de l’écolière l’arbre au sang ineffaçable

Je ne veux pas qu’autre que vous touche à ces trésors - brûlez-les!

Mais cette fois vous vous appliquerez plus que dans l’amour, s’il vous plaît

Et je brûle longtemps (en vous, vous le sentez, je brûlerai)

Ne confiez pas mes mots à quelque messagère de passage

Tandis que vous n’aurez pas eu le courage - pas le courage...

C’est aussi pour l’honneur de vous que je vous le demande

Je ne veux pas qu’un inconnu à ma porte me tende

Venant de vous mon cœur plié en seize un jour dans un paquet

Même dans très longtemps; surtout dans très longtemps. C’est par respect

Pour vous-même. Comme si tout avait eu jadis beaucoup d’importance

Comme si nous n’étions pas des animaux à courir la chance

Au bonheur, ou des épiciers à leurs bocaux, la demoiselle à son bouquet

Comme s’il n’était pas vrai qu’un jour ou l’autre tout s’oublierait

Comme si contre l’amour rien et ni le temps ne se pouvait

Comme si l’amour avait eu dans votre vie plus d’importance

Que votre vie même et j’avais raison de vous croire absolue dans ces sommets

C’est vous qui parliez de sublime et c’est moi qui vous tance...

L’artiste mineur est sublime tandis que la jolie femme danse

Sublime: je veux vous rappeler ce mot qui reste sans rime

Parce qu’il est à moi seul et vide et veuf désormais

Et vous ne pourrez pas même dans vingt ans faire qu’autrefois

Il n’y ait pas eu un mensonge de vous-même dans ce choix

Vous avez trahi la part de vous-même qui cherche l’orage

Vous avez choisi le parti des parapluies et des ombrelles les gens sages

Ceux que les peintres peignent sans visage

Trahi la jeune écolière qui pleurait dans le paysage

(Et je courais vers toi déjà t’en souviens-tu à contre-voie)

La jeune femme qui voulait être une artiste je suis celui qui la voit

Tandis que les passagers dans le wagon des premières

L’accompagnent vers Venise et Florence et Delphes, passagère

Qui ne donnera plus à ses propres yeux que spectacle de passer

Mais en marchant de plus en plus lentement et ne vivant plus assez

Pour se nourrir de telle force naissant de telle révolte

Vous ferez dans des bals des grâces des minauderies des voltes

Et on applaudira -vous vous ennuierez un peu dans des bras

Vous regretterez sans l’oser les mots brillants l’âme si vive

Que je suis le seul à connaître bien : je t’aime pour cela,

Cette fracture. Mais tu es tombée dans le courant et tu dérives

C’est vers la source qu’il fallait monter oh plus avant

Et tu te noies dans ton costume de jolie femme ô bel animal savant

O ces navires amiraux les gloriettes tout le carton-pâte

Allez, et la frime sur la corniche et toute la vie à l’épate

Allez perdue avec un regard en papier-crépon

Dansez comme une débutante au bal d’un chef-lieu de canton

À la marine du bassin ! à toute la vie qui est belle !

Votre peur fait de vous la plus convoitée parmi les anciennes demoiselles

À vous ! Prenez le gouvernail allons-y et faites la fière

Dites en montant du menton: je sais le faire !

On vous admire on ne voit pas votre terreur. La terre entière

Est conquise par votre épée d’une syllabe et ce rire ; ainsi je le fus

Puis vous aurez peur et vous aurez comme toujours tout perdu

Je ne suis qu’un auteur naïf et mon pinceau c’est ce gourdin

Avec lequel j’annonce des présences loin - comme l’indien

Or le soir sombre vous effraie qui colore la toile, et charge

Mon désespoir vous effraya - avez-vous dit- or il était le vent du large

Qui fait d’un carré de bois pour cent balles dans une vitrine un vrai tableau

Où le sublime s’engouffre soudain avec un mufle de taureau

Calme. Dans vous. Mais vous n’avez voulu tenter que les succès d’estime

Des vernissages; pas cette fréquentation trop risquée de l’abîme

Qui est un homme et où l’on construit on ne sait quoi longuement

Un avenir, peut-être, qui maugrée dans la soute et qui craque du gréement...

Mais vous voguez ! Vous irez au Frioul avec pas trop surtout de toile

Le creux de votre main comme esquif et votre souffle allant dans la voile

(Votre désespoir à vous est caché dans l’ombre blanche des montagnes

Terribles qui surplombe votre ville et vous tient en otage)

Tu as trahi ton désir et tu régates. Personne n’en voudra

À la jolie femme brillante qui vieillit dans son veuvage

D’elle-même et absurde mais ne peut pas se sentir coupable

De n’avoir trouvé rien sous ses escarpins de saison

D’avoir manqué l’aventure l’orage la chanson

Quand la première flûte de champagne vous a des airs de mousson

C’est juste un tour ce dimanche en bateau que tu vas faire

Puisque rien n’eut d’importance et un trou dans l’eau

De la rade le bon paysage indulgent le tableau moyen et la vie ma chère !

On jette le colis le geste est net et sans colère on retient son chapeau

On a parfaitement assumé tout ce passé su tourner des pages

On n’est pas vissé à des fidélités on reste d’ailleurs bien pour son âge

On voit la vie comme elle est : nulle, on rit un peu plus qu’on devrait

On est en bonne santé on a de l’appétit tous les avenirs qu’on veut

On prendra cet hiver quelques jours à Venise et oh les masques!

On doit avoir un mari qui assure avec des légions d’honneur et doré un casque

Allez, on jette les lettres du fou.

Pauvre garçon je lui pardonne

Les poèmes, tout ce fatigant ! C’est dommage.

Ah je suis bonne...

Il ne sut pas me rassurer, vois-tu.

Tu vois je suis rassurée désormais

Le drap de lit sur le visage de la rade se met à brûler soudain, on dirait

Étrangement tu as senti sitôt après le geste une brûlure

Remontant du néant énorme par le trou de la blessure

Immense qui déchire à présent la toile où tu étais si bien ce matin

Et la mer a tourné au rouge dans le tableau.

À la fin

Tu auras mis le doigt sur ta propre fêlure...

Quelque chose vivait donc là ?

Quelque chose vivait ?

Et la mer est teintée de rouge - où est le peintre ? L’on s’aimait

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Anne Marie

Attends moi sans espoir sur cette route où nul ne passeNe désespère jamais même si tu es désespérément lasse
Ne désespère jamais tout-à-faitEt crois-le : je te suis fidèle aussi, c’est vrai

Mais c’est d’une autre façon, dans un autre monde, sous l’écorceAh ! on ne la voit pas cette blessure qui me coûte de la force.Rien ? Mais la blessure à l’intérieur est pas belle à voir,Inguérissable, qui ne saigne plus, mais qui renaît le soirEt me fait mal, et signale qu’il va pleuvoir.
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Tourne à main droite après l’ancienne solitudeMonte une à une
Les marches des vieilles années
Et sonne ; ne crains rienSonne à la porteSouviens-toi que je t’ai parlé
Dès le premier instant, je t’ai parlé
Dans le corridor froid de ta beautéJe t’ai parlé

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enfant parti en voyage
ne sais quand tu reviendrasje te garde dans mes pages
enfant parti au mystèrevers la rumeur des grands arbres
(quel nom gravé dans le marbre ?)
le nom que tu prononças ?ta bouche est pleine de terre...

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A une âme disparue (chanson en prose)

Désormais les grands froids, les grands fonds, les grands fauves,les grandes frayeurs raisonnables, les grandes falaises bleues
où les ongles glissent, les grandes effraies - la mort dans leurs yeux -,
la folie non plus avec sous le néon son atroce rictus mauve,

aucun mal ne pourra me prendre. Désormais, les maléficesd’aucun sorcier ni plus aucun amour et même d’aucun dieula menace ; et je souffrirai sans me plaindre à leurs jeux,ô immolée, puisque tu t’es ainsi donnée en sacrifice.
Vois-tu, toi qui alla dans l’enfer avec tant de grâce,si fière dans ces flammes et comme aucun enfant,on aurait dit que tu fusses allé dans la mort dès avanttant sur ces braises tu marchais bien, comme sur tes propres traces,

enfant... Enfant de la douleur, du silence - de quel supplice...Pour quelle cause t’es tu ainsi offerte, ou bien à quel feu...A quoi servira cet éblouissement noir du bleu
de tes yeux, et qui hante la vie de fièvre créatrice ?

Dans quelle punition, pour quel péché que tu ne commis pas,de quelle peur et, dans un certain étang gris, quelle noyadetémoignes-tu, et ton appel violé dans les années cascade,de quel effondrement du ciel dont on ne revit pas ?

...Or je chante pour qu’enfin tu naisses. Ainsi avant l’aube- comme un fil d’or indique un filon - l’annonce au ciel sa clartéMon chant dit que tu nais toujours et tu tiens le mal en respectcomme interdit par ta souffranceje chante tu es la beauté naissante et je chante.

Jacques Bertin Poèmes