Yves Charnet

Mon cher Claude

Mon cher Claude,

Le journaliste vient de m’appeler. C’est comme ça quand on meurt en gloire. Je vais écouter dans deux heures un concert de piano dans la Salle qui, tu sais, porte ton nom. La Salle inventée par notre cher Gil Pressnitzer. C’est un concert, bien sûr, de jazz. C’est, ce soir de deuil, la moindre des choses. Entre nous. Le journaliste veut que que je parle de C. N. et des mots.
Le journaliste veut l’impossible. Tout de suite. Je n’ai pas la tête à parler de ça. Encore moins le cœur. Il pleut sur Toulouse. Un peu. C’est l’heure du froid et du rien. La tombée du soir. Dans Toulouse sans toi. Maintenant qu’il ne reste plus que tes mots. "Les mots tendres qu’on murmure". Je me souviens. Ce sont ces mots de Charles Trenet que je t’ai d’abord entendu chanter. Ce soir comme en plus. Ce soir de juin 1980. Au Théâtre du Rond-Point. A Paris, France.

L’année de mon bac. On était monté de Nevers. Pour voir ça. Les adieux du fou chantant. Toute la profession rendait hommage au Patron. Tu chantas donc "Que reste-t-il de nos amours ?" Et je me souviens d’avoir été foudroyé. Par cette façon d’arrêter le temps. De ralentir entre les syllabes. De les faire se cabrer. De restituer leur sensuelle intensité. De libérer leurs papillons d’émotion. Leur poudre de chagrin. Dans la lumière artificielle de la scène.
"Les mots, les mots tendres qu’on murmure". C’était palpable. Concret. Organique. Vivant. Cette scie du patrimoine de la chanson française recommençait à zéro. A neuf. Le magicien de cette métamorphose, c’était toi. Ton corps musical. Ta chair à rythme. Cette locomotive à chanter que tu chargeais d’or jusqu’à la gueule. Jusqu’à l’impossible. Justement. C’était ça, bien sûr, que tu leur demandais aux mots. L’impossible. La chance. C’est pareil. La merveille palpitante. La chair à vif.
Tu leur demandais de devenir ton autre corps. Ton corps en jazz. Ton corps en scène. Ce corps où, par ta voix, tes mots et ta vie se rejoignaient. S’inventaient. S’enfantaient.

C’était ce miracle qui, dans les mille et trois concerts que j’aurai donc vu de toi, me faisait pleurer. Des larmes d’enfance salée. Des sanglots d’adulte sauvé. On voyait le mots quand ils sortaient de ta bouche orphique. De ta bouche d’Orphée crucifié sur les feux de la rampe. Tes mots, tes mains, c’était pareil. Tu n’avais aucune autre déraison de chanter. Me l’auras-tu assez répété. De peur que je ne comprenne pas. Tu avais raison de te méfier. Un intello, un prof, un prosateur qui publie dans les revues de la poésie confidentielle. Tu voulais que je sache de quel bois se chauffait cette émotion phosphorescente que tu nommais poésie. Cet acte de salive et de souffle.
Cette déflagration. Cette fulguration. Cette façon de faire trembler les murs. Comme dans cette chanson où tu parles à Jacques Audiberti. Comme je te parle, ce soir, dans cette pauvre missive. Écrite à toute vitesse. Dans l’urgence du chagrin. Pour jeter cette misérable poignée de mots sur le cercueil, demain, de cette édition spéciale.

Avec vingt ans de ma vie qui s’en vont avec toi. Vingt ans de ma vie à mâcher, remâcher, les syllabes que tu faisais swinguer avec gourmandise, avec énergie, avec jubilation, avec férocité, avec scupule, avec ferveur. Tu faisais deschansons comme on fait de la magie. Comme on fait des miracles. Chaman de l’autre poésie. Tu voulais que les mots soient des présences actives. Des sorts jetés à la figure des spectateurs ravis. J’ai pris ces mots en pleine figure. Dans ces mille et trois concerts où notre amitié m’aura donc invité. Certains de ces mots m’ont sauvé. Ont cicatrisé de trés anciennes blessures. Je te l’ai dit. De ton vivant. Je le redis. Plus que jamais. Dans le trou de ta disparition.

Je sais que tu voulais quej’en témoigne. Cela comptait pour toi qu’un poète de papier, qu’un spécialiste de Baudelaire, entende la sorcellerie de ta parole chantante. Témoigne que ces mots étaient de l’amour en acte. Cet amour qui te faisait chanter. Comme un autre fou. Te faisait préférer chanter à tout. Faisait de toi ce troubadour intempestif. Ce chanteur anachronique. Ce poète de la chanson française. Ce nègre blanc du blues universel. Ces clichés me font, ce soir, pleurer d’idiotie. Je redeviens le petit bâtard de Nevers. Qui pleurait de chance entendant - et sans encore te connaître, sans imaginer notre impossible amitié de vingt ans - ces mottes de sons et de sens que tu jetais à la figure du premier venu.

Je redeviens le fils, tu sais, de ta voix quand tu chantais - pour tous et pour personne - "Splaouch !" : "A quoi ça sert ce bain ! / Surveille-t-on mon style ? / Je me mouille pourquoi ?... Haouch / Me tendra-t-on la main / Sur un rivage d’île / en disant : - C’est toi / On t’attendait fiston"! ".Quand tu chantais ces mots qui, ce soir de disparition, nous demandes - comme Brel de s’amuser comme des fous - de danser sur toi le soir, tu sais, de tes funérailles. Je pleure, ce soir, comme on danse. J’ai tes mots pour traverser mon deuil. "Dors en paix, pépé. Dors en paix."

Yves Charnet, Hommage à Claude Nougaro, le 10 mars 2004