Richard Strauss
Les quatre derniers lieder
La dernière hypnose du vieil enchanteur
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, après l’écroulement des rêves du Reich millénaire dont il fut l’un des chantres officiels, - non par conviction mais par le fait qu’il pouvait vendre son âme au diable pour une médaille ou pour de l’argent -, le musicien le plus fêté du régime nazi, (l es Métamorphoses pour orchestre sont aussi un requiem pour le régime écroulé), Richard Strauss, se drape dans sa tenue d’aimable vieillard de plus de quatre-vingts ans dernier fossile d’une autre époque, sorte de survivant des malheurs du temps.
Son cynisme rococo, et sa passion dévorante pour la réussite et la fortune, lui donnent une sorte de détachement envers les événements du monde, et lui que l’on croyait mort à la musique, ou du moins cloué dans le silence par simple pudeur vis-à-vis des horreurs dont il fut complice, il se remet à l’écriture musicale. Ainsi naissent tour à tour Capriccio, l’Amour de Danaé, les Métamorphoses pour 23 instruments à cordes (mars avril 1945), le Concerto pour hautbois et orchestre de chambre dans les derniers mois de l’année 1945, suivi d’une Sonatine pour vents - la deuxième.
Et puis en guise d’adieu musical, au propre seuil de son néant, Strauss revient à ce qu’il a toujours adoré, la voix et il bâtit une œuvre d’hypnose dans une dernière série de lieder.II répudie ou plutôt il congédie, dans toutes ses œuvres son époque : ce romantisme qui a pu conduire à cette « plongée vers l’obscur » de l’esprit allemand jusqu’à la barbarie.
Il retrouve la veine et les frémissements de ses œuvres de jeunesse, les merveilles étonnantes de pièces comme Morgen, Ruhe Meine Seele, Wiegenlied. Ces lieder d’ailleurs, dont plus d’une quinzaine seront orchestrés, parfaitement on s’en doute connaissant le génie orchestrateur du petit père Strauss, serviront bien sûr de modèles et de retrouvailles. Composés entre juin et septembre 1948, ils sont bâtis sur les textes de deux écrivains, Hermann Hesse et Joseph Von Eichendorff pour le dernier (Im Abenroth), ce qui ne saurait surprendre car ce poète mineur mais attachant avait déjà fasciné Schumann et Wolf, et jamais Strauss !
Mais Richard Strauss choisit aussi, presque par provocation inconsciente, trois textes d’un homme admirable plus pour ses romans et ses qualités d’homme, que par ses qualités poétiques assez quelconques : Herman Hesse qui était à l’époque une des consciences de l’Europe. II était également le voisin de Richard Strauss et le haïssait profondément, refusant obstinément même de le saluer. Une nouvelle édition de ses poèmes venait juste d’être publiée.
Pourquoi ces poèmes, et dans quel ordre ?
Plus que leur atmosphère, c’est le climat d’adieu qui l’emporte. Adieu serein, résigné, voire souriant à ce qui fut la culture européenne, adieu au monde du lied et de la buée poétique qui l’entoure, adieu à la voix de femme qu’il adora comme un fourreau sublime par ses élans aériens, lui dont les poches pleines d’argent le faisaient danser plus lourdement que le baron Ochs du « Chevalier à la Rose », les quatre derniers lieder sont tout cela et bien plus encore.Adieu bien sûr à sa propre vie également, Richard Strauss a su dans l’écrin diaphane d’un orchestre, entre murmure et quasi-invisibilité, faire monter comme un chant d’alouette, une voix qui plane en tournoyant au-dessus du pauvre monde d’ici-bas.
Malgré toutes les préventions que l’on peut légitimement avoir contre Richard Strauss, on se trouve saisi, comme pour les Falaises de Marbre d’un autre allemand ambigu Ernst Jünger.Alors peuvent monter ses hymnes à la nuit, ce lent départ absolument pas larmoyant, faisant de cette oeuvre ultime, une musique immense Une sorte de transcendance émane, qui l’eût cru, de ces chansons du milieu de la nuit, de la mort qui approche.
« La nuit vient, si peu concernée par nous-mêmes.... » dit une élégie de la nuit d’Hölderlin, ainsi s’approchent ces lieder déjà ailleurs.
Sans lien thématique entre eux, les quatre poèmes peuvent se lire au travers des derniers mots : « Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort? » Cette « mort et transfiguration » (d’ailleurs précisément citée), va grâce à l’intercession de la voix venant d’en haut du monde, descendant d’ailleurs du monde, faire entendre le souffle ultime du vieux bonhomme et son idée dernière : l’acceptation souriante de la mort dont on entend les pas, malgré le tapis étonnant déployé par l’orchestre et ses sortilèges. La couleur globale est camaïeu. Souvent grise et murmurée, avec des rougeurs tendres de couchant, l’orchestre se couche au pied de la chanteuse, tout en distillant des raffinements incroyables, avec des parties solistes extrêmement subtiles.
Plus qu’une thématique homogène, dans les quatre derniers lieder il y a une couleur globale, faite de mille teintes homogènes. Strauss n’a pas composé un cycle de lieder, mais une sorte de bain sonore élevé à la gloire de la beauté de la voix, utilisée comme un appeau pour faire venir doucement à lui la mort en l’apprivoisant.
Quatre poèmes donc Frühling, September, et Beim Schlafengehen d’Herman Hesse, et Abendrot d’Eichendorff, sans lien thématique, et dont le nom définitif, l’ordre même n’auront pas été fixés par le compositeur mort avant la première audition. Longtemps, et d’après sans doute la volonté même de Strauss, l’ordre fut le suivant dès la création : Beim Schlafengenhen, September, Frühling et Abendrot. Ce qui en mettant la lumière du printemps vers la fin, inonde l’oeuvre de rayons d’espérance.
La tradition moderne veut que l’on accentue plutôt la lente descente vers une lumière qui s’éteint, et l’ordre habituel, mais arbitraire, est Frühling, September, Beim Schlafengehen, Im Abendrot. Ceci renforce, bien entendu, ce deuil de la vie antérieure et à venir, en appelant un sommeil ouvert « dans l’univers magique de la nuit d’une vie profonde et multiple » (Hesse).Les Quatre derniers Lieder, sous cette forme, sans doute définitive, s’entourent donc aux portes du silence, par une citation de Tristan et Isolde, et s’éteignent sur une transfiguration.
Cette musique crépusculaire est déclinée au terme d’un très long parcours d’homme et de musicien, mais chantée sans cris d’effroi, hymnes à la nuit mais non chants menaçants de la nuit sans fond (Strauss n’est pas Mahler, il n’est que Strauss).
« Allégée, souriante, comme un soleil couchant » (André Tubeuf) oui sans doute, mais aussi il y a dans cette extraordinaire musique d’extase, la dernière tentative d’apprivoiser la mort, de tourner la page.Et puis tant de grandes chanteuses (Kirsten Flagstad la première, puis Sena Jurinac, Lisa Della Casa, La Schwarzkopf si souvent....) ont poli cette œuvre jusqu’à en faire un galet d’éternité, qu’il faut fermer les yeux, et en citant Eichendorff (Mondnacht) admettre que: C’était comme si le cielavait tout doucement embrassé la terreet mon âme déployalargement ses aileset vola au-dessus de la campagne silencieuse comme si elle retournait chez elle.« Zauberkreis der Nacht » (cercle magique de la nuit) avait écrit Richard Strauss sur le manuscrit, et en fuyant tous les larmoiements, la sentimentalité fatale et sucrée, les interprètes peuvent se rapprocher de cette tendre mélancolie, ou ni les mots ni la musique ne doivent se noyer dans un pathos étranger à l’adieu d’un Strauss de quatre-vingt-quatre ans, et qui mourut moins d’un an plus tard en 1949, (en septembre invocation automnale!) l’année de la Turangalila-Symphonie de Messiaen. Des correspondances de vie et de mort résonnent entre ces œuvres.
Regards sur la musique des Quatre Derniers Lieder
Cette œuvre dure un peu plus de vingt minutes. Les indications de Strauss précisent allegretto pour Frühling et andante pour les trois autres lieder, soit des temps bien différents de la tradition actuelle qui considère cette œuvre globalement comme une élévation extatique avec des temps très retenus, au risque de briser le souffle de la chanteuse.
L’ordre de la composition est le suivant pour ces mélodies:
« Abendrot » élaboré au cours de l’hiver 46-47, et achevé à Montreux pendant la lecture des poèmes de Hesse, dont il choisit quatre textes. « Frühling » achevé le 18 Juillet à Pintresina, avec dans la foulée le sublime « Beim Schlafengehen », et le 20 Septembre 1948 le dernier « September ».
Et Strauss s’arrêta là pour ce qui n’est absolument pas un cycle. Puis on découvrit son lied ultime, Malven (Les Mauves), daté du 23 Novembre 1948 sur des textes de Betty Knobel et dédiée à sa maîtresse, Maria.
Les Quatre Derniers lieder, sont donc cinq, mais l’air léger et aérien du dernier découvert en 1984, l’aura exclu de ce qu’un éditeur retiendra comme « Chant du Cygne », englobant les lieder autour d’Hesse et celui d’Eichendorff.
La création mondiale eut lieu le 22 Mai 1950 à Londres grâce à Furtwängler.
L’orchestre utilisé est différent suivant les lieder :
« Frühling » utilise les cordes, les bois par deux, quatre cors, le cor anglais et la clarinette basse, et bien sûr une harpe, suite à un pari avec Clemens Kraus.
« September » ajoute une autre flûte et deux trompettes. « Beim Schlafengehen » ajoute une flûte piccolo, trois trombones, un tuba, un célesta.« Im Abendrot » utilise presque l’orchestre complet straussien avec double basson, timbales, troisième trompette.
Mais toute l’orchestration sonne comme une transparente symphonie de chambre, et parfois s’élèvent au-dessus de chatoiement perpétuel de l’orchestre, des solos d’instruments qui ajoutent à l’alchimie sonore, ultime magie de Strauss.Strauss projette des éclairages sur certains vers par des éclaboussements lumineux de célesta ou de harpe, des solos de cors, et surtout un long passage de violon solo dans la seconde strophe de l’avant dernier lied.Des citations de ses propres œuvres, et aussi de Wagner aussi passent fugitivement.
- Le premier lied utilise une plus grande sensualité de la voix et de l’orchestre qui exhale une douceur parfumée. La voix apparaît en une sorte de houle instrumentale et se lance dans des envolées d’oiseaux sur certains mots (brises, oiseaux....). La forme strophique sert de soubassement aux mélismes enchâssés dans d’incroyables subtilités orchestrales. Ce lied est un frémissement qui se répercute dans le postlude orchestral.
- Le deuxième lied, plus sombre, est fait de modulations et de chatoiements comme la couleur d’or des arbres, avec de nombreux contre-chants d’instruments. La voix accentue les mots « été finissant » et fait glisser la musique vers la douceur pourpre de l’automne, avec des implorations étonnantes, reprises par l’orchestre. La troisième strophe conduit à un repos accepté qu’un cor issu de la nuit termine, après les descentes de la voix sur les mots « yeux las ».L’orchestre s’éloigne feuille à feuille.
- Le troisième lied fait se poser la voix sur un tapis plus grave, avec les coloris du célesta, et le poids de la fatigue de la vie.
Les deux premières strophes presque identiques, vont, après le cor, laisser s’envoler un chant extraordinaire du violon solo pour annoncer « l’envol de l’âme », - un lent crescendo, des vols tournoyants de la voix, en arabesques de nuit, font entrer dans une dimension d’extase "les ailes libres de l’âme pour vivre dans l’univers magique de la nuit".La voix s’enivre d’elle-même et se pose sur le mot "leben : vie" et l’orchestre referme le rideau du réel avec des coloris d’arc-en-ciel.
- Le dernier lied commence par une immense phrase lyrique de tout l’orchestre, sombre évocation et synthèse de tout un monde.La voix intervient, portée à bout de couleurs sur la première strophe comme pour une traversée de la vie antérieure, et sans les mélismes précédents.À la deuxième strophe, sur l’évocation des alouettes, les flûtes balisent une dernière fois la vie terrestre, avec tendresse. Violon caressant, orchestre comme une mer légère, la voix devient narrative et ne s’égare plus dans la solitude du beau son.La dernière strophe, apaisée et déjà ailleurs, s’élève dans une interrogation, mais ici ce n’est que nostalgie terrestre, et l’étrange scansion porte sur l’ultime question, détachée syllabe par syllabe, « Serait-ce la mort ? »L’orchestre dans un large postlude, en citant Mort et Transfiguration achève ce long voyage initiatique, sur des trilles qui tordent le cou à tout désespoir.
Non, Strauss n’est pas fait pour les vertiges de l’éternité, mais pour cette approche souriante d’un départ sur la pointe des pieds.Les sommets de ce « cycle » sont les deux derniers lieder avec une voix humaine nageant lentement au-dessus du flot continu d’un orchestre confident et en perpétuelle évolution sonore.Des mélismes de la voix du début, à ce souffle brisé sur les mots « Serait-ce déjà la mort? » la musique de Strauss renonce à tous les ornements, à toute la crème fouettée dont elle pouvait s’enrober à l’occasion, pour laisser une étrange impression d’aspiration vers le haut.Ce n’est pas la désirante aspiration à l’éternité ou au néant des adieux mahlériens, mais le « lâcher-prise » d’un vieillard émerveillé lui-même de tant de beautés sonores. Un tel entrelacs entre voix et orchestre, le tout suspendu dans le chant éperdu d’un vieil homme qui rêve qu’il rêve. Juste après que la voix ne s’est éteinte, un cor venu du fond des forêts et de l’enfance proclamera que la nuit sera belle, et la mort peut être douce.
Les quatre derniers lieder de Strauss sont bien « l’immobilité murmurante et rayonnante » (Tubeuf), mais aussi l’apesanteur enfin retrouvée, l’âme en suspens.
Strauss a peut-être écrit là le plus beau tombeau pour la voix de femme.
Quatre derniers lieder: Textes
Printemps- Hermann Hesse
Dans de sombres caveaux,J’ai longtemps rêvéDe tes arbres en fleurs et de tes brises azurées,De ta senteur et de tes chants d’oiseaux.Te voilà à présentDans ton éclatante parure,Inondé de lumière,Comme un prodige devant moi.Tu me reconnais,Tu m’attires avec douceur.Ta délicieuse présenceFait frémir tous mes membres!
Septembre - Hermann Hesse
Le jardin est en deuil,La pluie tombe en froides gouttes sur les fleurs.Approchant de sa fin,L’été frissonne en silence.Du haut acacia l’orS’égoutte feuille à feuille.Étonné et languissant, l’été souritDans le rêve mourant du jardin.Longtemps encore, aspirant au repos,Il s’attarde auprès des roses.Il ferme lentement Ses (grands) yeux las.
L’heure du sommeil - Hermann Hesse
La journée m’a rendu las. J’ai le fervent désirD’accueillir en amie la nuit étoilée,Comme un enfant fatigué.Mains, abandonnez toute activité !Front, oublie toute pensée!Tous mes sens veulent à présentPlonger dans le sommeil.Et mon âme veut prendre son volSans contrainte, les ailes libres,Pour vivre dans l’univers magique de la nuitD’une vie profonde et multiple.
Au soleil couchant - Joseph von Eichendorff
Dans la peine et la joieNous avons marché main dans la main ;De cette errance nous nous reposonsMaintenant dans la campagne silencieuse.Autour de nous les vallées descendent en pente,Le ciel déjà s’assombrit ;Seules deux alouettes s’élèvent,Rêvant dans la brise parfumée.Approche, laisse-les battre des ailes ;Il va être l’heure de dormir ;Viens, que nous ne nous égarions pasDans cette solitude.Ô paix immense et sereine,Si profonde à l’heure du soleil couchant!Comme nous sommes las d’errer !Serait-ce déjà la mort ?
Gil Pressnitzer