Sergueï Prokofiev

Sonate pour violoncelle & piano en Ut majeur, Op. 119

La sincérité perdue et retrouvée

Entre l’homme des suggestions diaboliques ivre d’une virtuosité barbare et celui servile d’une musique de propagande, l’image de Prokofiev se trouble souvent. Son cynisme hautain et sa haute opinion de lui-même n’éclaircissent pas l’être intime de ce perpétuel joueur d’échecs, capable d’un lyrisme non pas avec les mains de la nuit dont il était dépourvu mais par un don de la suspension des sons merveilleusement chantant qu’il savait déployer.

Ces instants de passage, Prokofiev savait les rendre durables, lui qui pourtant ne semblait jamais ne savoir ou ne vouloir rien dire de l’enfance.
Il ne faut pas demander à Prokofiev des sentiers trop lourds, des remparts contre l’oubli, ou seulement de la passion vous mettant en danger.
Ne lui demandons donc rien que cette légèreté du vent dans les branches, de ces menaces de silence, de ces moments frivoles.

Jamais Prokofiev n’aura cessé de s’adapter, de tenter de vampiriser les formes classiques, de jouer avec tout pour construire une œuvre personnelle.
"Le Joueur", son grand opéra c’est lui tout entier, à la fois cruel, sarcastique, tendre et burlesque.

Prokofiev était animé d’une sève musicale intense et débordante et il était capable de toutes les métamorphoses, triturant goutte-à-goutte les formes classiques, poussé par sa passion de comprendre la technique des autres et de la détourner à son profit.
Après les épopées de l’enfant terrible et de l’enfant gâté, puis celle de son long exil dès 1917, il y aura ce retour très médiatisé en Union Soviétique dès 1936 et définitif en 1938.

II y aurait tant à dire sur cette période avec ses lâchetés et ses survies quotidiennes, et Prokofiev n’était pas l’homme des résistances intérieures comme Chostakovitch, mais celui des survies à tout prix !

Mais s’il ne devait rester de cette époque qu’un souffle, qu’un éblouissement entre les images grises, cela serait cette sonate pour violoncelle et piano opus 119, œuvre presque ultime, non pas testament nostalgique mais plongée à nouveau dans un lyrisme intense aux origines du lyrisme russe.

Cette œuvre est un pont et aussi une histoire d’amitié. Il en sera question plus loin.
Si la part de musique de chambre est restreinte par rapport à l’apport symphonique et vocal, ainsi que du bloc des sonates pour piano, il demeure néanmoins ces nuages enflammés que sont la sonate pour violon opus 80 et cette présente sonate.
Prokofiev avait déjà écrit pour le violoncelle, une ballade pour violoncelle et piano opus 15, un adagio opus 97, mais c’est la rencontre déterminante avec le jeune Mstislav Rostropovitch qui lui ouvre les portes sombres de cet instrument qui mélange à la fois le royaume des ombres et le velours des lumières.
De cette rencontre majeure naîtra une amitié profonde donnant cette sonate en ut majeur opus 119, retour vers une simplicité et une ferveur du chant, mais aussi la révision de son concerto opus 58 qui deviendra l’extraordinaire Symphonie Concertante opus 125.
Déjà malade et désabusé, Prokofiev laissait en chantier des projets pour Rostro : une sonate pour violoncelle seul, une autre sonate pour violoncelle et piano opus 134 qui n’a pas été retrouvée.

Le 18 décembre 1949, Sviatoslav Ritcher et bien sûr Mstislav Rostropovitch la créeront, en concert privé, dans la petite salle du Conservatoire de Moscou, puis officiellement le 1er mars 1950.
Rappelons que le 10 février 1948, Jdanov avait "exécuté" symboliquement l’esthétique de la décadence bourgeoise et désigné comme ennemis du peuple Prokofiev et Chostakovitch.
Dans cette période de désert et d’ombre glacée, Prokofiev malade n’avançait dans le givre des jours que par la chaleur de l’amitié et l’infinie forêt retrouvée du violoncelle.

Écrite, début 1949 en moins de cinq mois, donc contemporaine de la Turangalila Symphonie de Messiaen, elle reste une œuvre d’ailleurs, hors du temps, hors de portée du mal, protégée dans son néo-romantisme de façade et sa transparence.
Seule l’œuvre de son ennemi intime, Chostakovitch, la sonate opus 40 peut lui être comparée.

Déjà en partance avec le goût de la terre et la beauté des derniers fruits enclos dans ses notes, cette sonate pour violoncelle est "une œuvre blanche", c’est-à-dire insaisissable.

Bien sûr Prokofiev a essayé de capter toutes les ressources du violoncelle contemporain. Bien sûr il s’agit d’une œuvre de musique de chambre qui bouge, qui respire, et où le piano lance et relance l’instrument principal.
Mais au-delà de sa mobilité incessante, de ses arrêts devant le silence, c’est la tentation d’un éternel repos qui se fait jour.
Prokofiev n’est plus tellement présent avec ses tours d’ensorceleur. Cette musique est déjà une absence, une apparition au bord de l’oubli qui va venir, de l’éternité qui dévore.

J’aime entendre cette sonate comme un regard plus que comme une musique et pour la première fois, Prokofiev semble merveilleusement sincère.
Il n’y a plus de but à poursuivre, de preuves à apporter, Prokofiev est déjà à la proue du temps, dans une sorte de transparence émerveillée.
Cette sonate n’est pas repos ou plaisir durable mais déjà un instant de passage.

Le combat musical de Prokofiev est terminé, ici les notes n’ont plus à s’ordonner, à se mettre en rang de raison intérieure. Elles s’allongent côte à côte presque distantes entre elles, mais elles n’oublient pas de jouer entre elles.

La musique de Prokofiev vient de rendre son passé et son avenir aux combats intérieurs, à la terre elle-même.

Cette œuvre n’a pas besoin de retour comme cette ultime sonate pour alto de Chostakovitch, comme les horizons bleutés de Mahler où tout se dissout.
S’il fallait s’interroger sur le mystère de cette œuvre, il suffirait de se poser une seule question
Pourquoi une telle transparence conclut-elle à ce souffle d’ombre, à cet obscur ?

Œuvre simple, œuvre de parade amoureuse du violoncelle où l’humour n’est pas absent, c’est l’approche la plus claire de Prokofiev vers la sérénité.

La sonate pour piano et violoncelle

L’œuvre d’environ 25 minutes se compose de trois mouvements

1- Andante Grave « tranquille et expressif »
2-Moderato
3- Allegro ma non troppo

Si le premier mouvement demeure dans un univers d’ombres où passent des bribes et des souvenirs de la terre russe au travers de thèmes folkloriques, il est traversé d’élans lyriques que le piano porte soit en accords lourds, soit en sorte de harpes des ombres.
Basculant souvent dans l’extrême grave, ce mouvement est un chant qui semble dire :
"Nous marchons toute une vie dans l’ombre
Et toute une vie dans la lumière
Et c’est la même vie" (Claude Louis-Combet).

Le mouvement central est un scherzo qui se veut une plongée vers l’innocence avec ces thèmes enjoués mais surtout étonnamment sensuels et intenses.
Ce mouvement s’efface pour le dernier mouvement qui retourne vers le climat détaché mais solennel du début.
Mais il ne s’efface point de nos mémoires tant ce chant d’oiseau est un des plus beaux moments jamais imaginés pour le violoncelle.
Colin-maillard avec les ombres et la simplicité du silence, il s’élève alors un chant du violoncelle vers les étoiles qui nous les rendent moins distantes.

Le dernier mouvement retrouve une apparence rassurante et classique presque solennelle, reprenant les règles du jeu : mise en valeur des instruments, reprise du début, prouesses obligées, humour désabusé, Prokofiev en a déjà trop dit et redevenait lisse et prévisible, surtout dans ce final imposant. Pourtant les notes ultimes se font sur les cordes à vide du violoncelle.

Sa femme, Mira Mendelson dira de ces Œuvres ultimes "que Prokofiev exprime profondément son désir d’une langue musicale simple et claire liée à un sens nouveau de la vie".

Ainsi les notes sont parvenues à leur sommet et la neige revient dans les mains des enfants.

Gil Pressnitzer