Sergueï Prokofiev

Visions Fugitives, Op. 22a

La vie comme jeu cruel ?
Ou serait possible
Que se soit l’ironie,
Plus forte que le destin

(Vladimir Holan)

On serait tenté d’appliquer à Prokofiev le mot de Debussy à propos de Stravinsky :" C’est un enfant gâté qui a mis ses doigts dans le nez de la musique’’.
Car Prokofiev a tout du sale garnement avide et cynique qui s’amuse à déstructurer les êtres et la musique pour les posséder et les jeter ensuite comme un jouet usé. Son mépris souverain pour les autres compositeurs, ses manies de joueur d’échecs, son goût effréné du luxe, son habilité à se fondre dans la servilité, tout cela ne peut dresser le portrait d’un dissident de l’intérieur, mali plutôt celui de Dorian Gray. Pourtant au-delà de l’iconoclaste, prédateur et ambitieux, il y a une prodigieuse entreprise de détruire l’art par l’art. Et aussi parfois un grand courage comme en témoignent ses Œuvres sur la poésie juive en plein délire antisémite soviétique et son amitié fidèle à Eisenstein, même si pour lui la fidélité s’accompagnait toujours de méfiance, mais comme le disait l’ami Holan "Oui la mort est fidèle, mais elle se méfie…"

De la Toccata jetée comme une boule au milieu du jeu de quilles des maîtres du Conservatoire, aux Œuvres comme la Suggestion Diabolique, les Sarcasmes en passant par des Sonates pour piano martelées à la face de la musique de son temps, Prokofiev donne l’impression d’un vandale dans son siècle. Il ne pouvait en effet se satisfaire ni du romantisme à pathos, ni de l’impressionnisme invertébré, ni du mysticisme à la Scriabine.

Sa jalousie maladive, vis-à-vis de Stravinsky et de son succès international, l’entraîne à un jeu de massacre réjouissant et fécond. Car il est temps de le dire, Prokofiev est l’un des plus grands créateurs pour le piano, à l’égal de Bartok et de Rachmaninov, et lui aussi a totalement exploré le nouveau monde du piano pris comme instrument de percussion. Grand pourfendeur de traditions, il se caractérise par son geste de compositeur d’un seul bloc, mariant dans une seule envolée motorisme et lyrisme. Son œuvre pour piano est considérable aussi bien en quantité qu’en terme de qualité : cinq concertos pour piano, neuf sonates pour piano seul, de très nombreuses pièces pour piano, dont les merveilleuses Visions Fugitives de ce soir, et ironie de l’histoire, un grand nombre de transcriptions de l’orchestre au piano, soit le trajet inverse pris par Gidon Kremer. Le climat de ces pièces va de l’humeur méchante et railleuse, sans doute une forme d’autodestruction, à un profond lyrisme mélangeant rêverie et enfance.

Les Visions Fugitives composées de 1915 1917 et créées par le compositeur le 15 avril 1918 à Petrograd sont le sommet de cette manière poétique.

Pourtant Prokofiev marqué par son coté sauvage et indompté et expert en traductions des émotions fortes eut peu de succès avec sa veine lyrique : "Mon style lyrique ne connut pendant longtemps absolument aucun succès et ! il se développa, sans recevoir le moindre encouragement, très lentement. C’est pourquoi plus tard je lui accordai de plus en plus d’importance".

Voici donc ces Visions Fugitives, étape fondamentale dans son mûrissement lyrique très personnel, qui sont en fait le troisième recueil pour piano de Prokofiev, son opus 22.

Visions fugitives

Il s’agit de vingt morceaux écrits durant la guerre de 1915 1917, et qui, bien sûr comme d’habitude chez Prokofiev, ne portent aucunement la trace de ces années terribles, comme plus tard ses Œuvres soviétiques céderont peu, mais trop quand même, aux années de plomb.

Prokofiev écrit toujours avec un tout petit bout de coeur et se soucie fort peu des douleurs du monde, mais le Destin se vengera superbement en le faisant mourir le même jour que le petit père des peuples, et l’ombre de Staline le poussera vers l’oubli.

Cette œuvre reste une très belle succession de préludes de l’âme, "un inventaire psychique de ses émotions intimes" comme l’écrit son compagnon d’études Miaskovsky.

Et de fait les états doux, rêveurs et intériorisés dominent cette partition avec parfois, on ne se refait pas, un ton moqueur mais tendre. Prokofiev épure son langage et va à l’essentiel en étant aussi très attentif aux jeux des sonorités.

Cet autoportrait musical, dévoilant toutes les facettes changeantes de la personnalité de Prokofiev, est une suite sans lien apparent de vingt morceaux très courts que l’on joue rarement en entier. En effet, chaque interprète butine suivant son humeur dans ce riche herbier d’émotions, ainsi faisait le très grand Sviatoslav Richter, un des rares amis de Prokofiev, ainsi fera ce soir Gidon Kremer.

Prokofiev a mis en exergue à la partition ces deux vers de Constantin Balmont, poète russe fascinant :

"Tout ce qui est fugitif me fait voir des mondes
Pleins de jeux chatoyants et changeants"

On ne saurait mieux dire.

La première pièce est la porte dérobée du jardin secret qui nous accueille, elle est en sorte un prologue mystérieux et archaïque comme une énigme souriante. Elle est notée "lentement" et se veut simple et dénudée.

La deuxième, notée andante, poursuit le climat mystérieux, en plus grave et à peine murmurée.

La troisième, allegretto ", est plus malicieuse et joue à croiser les thèmes main gauche main droite mais dans un climat étiré.

La quatrième, animato, est une poursuite sur toute l’étendue du clavier et elle se termine en flottant sans doute épuisé par cette course.

La cinquième et la sixième sont siamoises et s’ébrouent dans l’aigu en cassant une porcelaine cristalline.

La septième a un sous-titre "arpa" et elle est en phase avec la poésie brumeuse et fragile de Balmont.

La huitième est en fait un mouvement perpétuel cher à la musique française que Prokofiev connaissait fort bien. Il réussit parfaitement à s’imprimer dans la mémoire.

La neuvième pièce poursuit ce climat à la Couperin ou plutôt à la Francis Poulenc.

La dixième est tout entière imbibée de tendre ironie avec un thème plein d’humour.

La onzième est étrange, presque claudicante, elle semble persifler mais à voix basse ou plutôt marcher à pas de loup.

La douzième est proche de ces valses décharnées que l’on trouve dans l’œuvre de son pire ennemi, Chostakovitch.

La treizième obstinément se fraie un chemin vers l’obscur.

La quatorzième surprend l’auditeur par son énergie féroce et ses batteries de notes proches de Bartok, elle est le pivot de feu de toute l’œuvre.

La quinzième tourne en rond prise dans un tourbillon de notes et avec une forme proche de la toccata.

La seizième est " dolente", et elle oscille entre une douleur cachée et une inquiétude furtive.

La dix-septième est merveilleusement immobile, et elle s’efface dans le silence.

La dix-huitième est une valse lente qui tourne dans l’air du soir qui opère comme un philtre magique et se dissout sur l’extrême aigu du piano.

La dix-neuvième se veut puissante et paraît-il serait en corrélation avec la révolution de 1917, ce dont je doute car Prokofiev en était loin.

Enfin la vingtième clôt le cycle aussi mystérieusement que le prologue, et l’on entend une drôle de musique qui tente de voler et se résigne à l’oubli de la terre.

Ainsi se présentent ces Visions Fugitives et Rudolf Barshai, immense altiste et compositeur transcripteur de talent - Chostakovitch a totalement approuvé ses transcriptions pour orchestre à cordes des quatuors 8 et 10- Prokofiev a fait de même pour ses Visions.

Mais c’est pour le piano qu’elles trouvent leurs nécessités, leurs résonances.

Gil Pressnitzer