Jean-Émile Jaurès & Henry Lhong

Visage uni - Les cahiers de l’Atelier (1965)
Partie 1/3

Petite digression en guise de préface

Dans un recueil auquel participent un écrivain et un peintre, la question de savoir lequel a commencé semble se poser rarement, tant il paraît admis que c’est l’écrivain qui peut seul, par son verbe, engendrer cet objet inutile et fascinant qu’est un livre. La machine mise en mouvement, le peintre se contenterait d’illustrer, de broder des festons élégants, de suggestives et envoûtantes images, qui viendraient mettre, avec évidence, sous les yeux des spectacles qui sont déjà suggérés (ou du moins tendent à être suggérés) par le discours poétique. Curieuse démarche puisque la fonction de la poésie est précisément de donner à voir des spectacles sans les visualiser, laissant au lecteur le soin d’organiser, selon les lignes de tension que l’écriture lui propose sa propre manifestation de ces spectacles, dans son espace intérieur, dans sa boule de sensations.

Et, de toute façon, pourquoi ne serait-ce pas le contraire ? Puis­que justement dans ce siècle, la peinture est devenue « une magie suggestive », qui atteint d’autant plus fortement la suggestion, l’envoûtement, qu’elle reste diffuse, floue, occultée dans l’alchimie qui élabore ses formes et, par cela même, permet (oserons-nous le dire ?) appelle un environnement de mots prolongeant, diffusant son propos.

De ce renversement des préséances, nous connaissons au moins un admirable exemple : Les « Sept Poèmes visibles », de Max Ernst, « illustrés » par des textes de Paul ELUARD.

Et puis, pourquoi choisir ? Deux hommes se rencontrent. Au fil des jours, au travers d’échanges essentiels ou futiles, ils confrontent leurs climats passionnels, leurs univers de formes, les mondes qu’ils habitent ou qu’ils aimeraient assumer.

Et, dès lors, un beau jour, un peintre montre des dessins à un poète, qui les regarde, s’en imprègne et les illustre par des mots. Ce sont, ces mots et ces dessins, l’écume de leurs rêves, qui se mêlent si bien sur leur frange que le peintre reprend à la chaleur des mots ses images, que le poète, à la clarté des images, transforme ses desseins.

La géométrie poétique interviendra un jour (est-elle intervenue ?) pour dévier la trajectoire de ces deux lignes parallèles, en faire un lien, un tout, dont les constituants ne seront plus perçus distinctement.

C’est l’histoire de notre livre. Et, aussi, de quelque chose d’autre, comme une féconde amitié, qui s’est renforcée ce faisant...

Jean-Emile Jaurès / Henry Lhong

J’ai longtemps habité d’autres lieux.
Des pays bruns, brutaux auxquels s’accordait mon désordre, villes ouvertes où, à longueur de nuit, la pluie lave la tuyauterie luisante des avenues, où la toile d’araignée des brouillards enveloppe les arbres, effiloche les lumières sur des faubourgs vides, débouchant tout à coup, dans la rase campagne, sur le cri monotone des chiens noirs.
Je marchais la nuit, j’allais d’un horizon à l’autre dans ma ville, revenant sur mes pas, dès que j’atteignais les barrières, avec la régularité feutrée d’un sablier. Je t’ignorais, je ne savais pas te déchiffrer encore. Tu étais aussi bien cette ombre mouvante, passant sous ces arcades de lustres qui accompagnent les ponts, que ces reflets fugitifs sur la peau desquamée du fleuve où remontaient, par plaques, des pustules, boue, chiens crevés, lettres mortes, détritus.
... Je t’ai perdue. Je te perdrai encore. Je te retrouverai encore.
Je mens. Je mourrai. Non, je ne mourrai pas, je change. Une nouvelle fois, j’étais taillé d’autrui.
Je t’ai repris la main. Tant de nuits désolées partaient à la rencontre de nos ombres. Tant de jours déchirés, tant de mots déchirés... Une vie à vau-l’eau. Et ce monde hasardeux, amas informe et dur de taches en jachère.
L’espoir : tohu-bohu de gestes incultes, de mots criés comme dans la folie circulaire des manèges, avec ces envols calculés et étroits d’animaux carton.

***

Sitôt quitté ces lieux qu’engendrait mon désordre, ce fut l’aube lustrale, ces éblouissements incendiant les profils et cette avance lente, mesurée, heureuse, ce chemin neuf comme un tapis d’oiseaux.
Je le dévide, ce chemin. C’est ce bruit de poulie tirant du puits nos deux visages, ton corps qui se confond à ces moires du seau, un seul visage uni, une seule clarté.
Je t’ai repris la main, je te retrouverai encore. JE SUIS TOI.

***

Battent longuement les rideaux comme un beau silex inutile
Sur cette campagne en lézardes qui refuse de s’enflammer
Et puis voici le bec du crépuscule
Piégé entre deux points cardinaux qui basculent
Heure grave
Nous sommes en sursis

***

Je rêve à toi - longtemps
Ton visage irait bien aux alentours de ces domaines Frontière des fontaines
Lucarne des moissons
Mais comme le furet tu passes sans arrêt de ton double à ton double
Qui se confond et passe et passe et se confond
À l’infini
L’ombre est très appliquée.

***

De longues plages grises surgissent de la mer dans une pulsation d’anémones et, comme un jet de pierres, le premier cri d’un coq ricoche de fenêtre en fenêtre. Aube à nouveau escortée de présent.
Plus haut, sur les coteaux, se cognant aux os noueux des oliviers, aux mains si rêches de la vigne, le vent court à ras de sillon, tournant autour des haies, un bandeau sur les yeux. Colin-maillard. Ce souffle rauque. Qui appelle ? Dans le matin, cette imparfaite voix rôde, remâche, murmure et revient sur ses mots et déroule son champ, traçant imper­ceptiblement les stratagèmes compliqués d’une illisible figure, d’une confidence inutile, semblable au parcours hésitant des caresses dans les incertitudes, les appuis de deux corps emmêlés pour la première fois.

***

Voici le jour
La lumière vertigineuse descend sur l’aire de ton corps
Flacon givré nuit bleue
Le penne éclaté de tes membres
C’est l’admirable conjonction
Des étendues en pente douce
Le livre de l’amour serré entre tes cuisses
Tombe à terre soudain
Éparpillant pour nous ses images de communion.

***

Plus tard, les murs rugueux à force d’être blancs, l’insoutenable lessive des façades, dressées abruptement contre des à-pics d’ombre, le long des rues tordues où le silence fait le guet. Un océan de vibrations remonte de la mer vers les terrasses, part à l’assaut des jardins rouillés par les roses trémières et vient encadrer de ses festons figés de chaleur les ruelles de la ville haute, les escaliers qui mènent aux fontaines, les portes étroites des maisons où, à l’intérieur, un cri d’enfant s’accorde brusquement aux douze coups hésitants d’une pendule désuète.
Je veille. Je t’attends dans le labyrinthe aveuglant du désir.

***

Sur le mur aplani par midi le rugueux
Une abeille en exil accroît sa vigilance
Sur la digue des fruits l’ombre accroche ses branches
Nous sommes réunis dans l’éveil anxieux.
L’été crayeux suspend ses lustres de fournaise
C’est 1a géométrie brûlante des moissons
La lessive du jour est couchée sur sa braise
Et nous sommes unis dans la fraîche maison.
Le poulpe velouté de ta langue m’assiège
Un froment combustible est épars sur nos yeux
L’ancre des nuits bernées se prend aux parallèles
Des fenêtres fixées par l’été sirupeux
Une heure éparpillée écartèle nos astres
Nos deux corps ressemblants échangent leurs poisons
Et c’est soudain le ciel rouillé qui se dévaste
Deux frères mutilés dans l’étroite maison.