Jean-Émile Jaurès & Henry Lhong

Visage uni - Les cahiers de l’Atelier (1965)
Partie 2/3

Parfois, vers les midis, un grand silence blond tournoie comme une nappe sur les sables, gagnant l’orée des champs, la lisière des villages, s’installant à l’aplomb ombreux des murs de craie.

Et dans la vibration du vent, striée de toutes les cigales, j’attends ton pas furtif dans la chambre de veille où rôdent, dérythmés, dérou­tants, des craquements d’insectes et les mains de la brise qui s’appuient de toutes leurs paumes aux volets.

J’évoque alors ton corps encore noué aux déchirures de la vague et déjà ton pas foule la peau ardente du chemin ; et l’ombre de la cham­bre se fend en deux, la porte est repoussée sur la brassée d’herbes sauvages et tu es déjà là, mon beau pain chaud, presque friable, entre mes doigts.
Je te parcours comme un, perdu dans un dédale de colonnes et le silence loge en moi dans ses fontaines recueillies. Cariatide érodée de ciel, façonnée de sel, retenue de terre, mille ruisseaux, mille sillons ombreux reconduisent ma source à ton foyer ardent.

Je découvre un chemin qui sillonne le feu : tous les sentiers convergent vers la flamme, vers des plages de lave, de rocs crissant comme des scies. Et tant de chaleurs tournoyantes s’évaporent si tôt dans la fragilité d’un ciel dont il me faut réinventer à chaque instant les bornes, que je réinvente à chacune de nos étreintes, tes contours.

Alors, toutes les abeilles d’un fagot de sarments éclatant sur la dalle suivent l’inexorable trajectoire, tachée de rouge, d’or, de feu, d’un soleil éclaté.

Laisse-moi déchiffrer à travers toi le grand secret nuptial de ce blason élémentaire. L’alliance d’un feu qui devient un miroir ondulant, jaillissement diapré de flèches lourdes, fleurs des Tropiques écloses et déjà mortes sur d’imprécises parois.

Regarde ces poissons de soufre qui s’élèvent, pour retomber de l’autre côté de la nuit. Mon feu n’est plus qu’un nœud étroit de bêtes fastueuses, grouillant dans cet anneau divinatoire, leurs pattes emmêlées. Voici surgir des profondeurs les méduses des flammes et les longs ricochets de leurs sondes sur le marbre ondulé de ce miroir sans tain.

Je te dirai cette splendeur des lents minuits de mes rivages, quand les guetteurs, de cime en cime, sur l’arrière-pays, annoncent de leur voix plus claire que le givre, la descente affolée de l’animal griffu, denté, pustuleux, dévastant l’aire de leurs yeux. Je te dirai cette suffocation qui embrase les pierres quand tout un pan de ciel en feu se dresse à l’aplomb des midis et ondule sans fin, tôle portée au vif, tôle rouge en fusion, mur de dentelles rêches.

Je te dirai... La cloche haletante relayant la respiration des enclu­mes quand le cri d’un veilleur emplit le triangle vide de la place et le mot feu installe ses échos angoissants aux trois sommets. Alors, comme un jet de dés noirs, les veuves se répandent dans les rues closes et les façades sont tout à coup trouées d’’yeux mornes, à mi-chemin entre l’ombre et la crainte, le jour et la joie, et le secret amour des catastro­phes mêle intimement aux soubresauts des vieilles peurs.

Alors, les puits taris deviennent des promesses et le moindre nuage prend l’épaisseur d’un oracle diffus. Et dans les chambres lourdes, où paissent les troupeaux de portraits dont les yeux dévorent ceux qui entrent, on fouille en hâte les tiroirs pour débusquer tout l’arsenal des artifices : les croix, les feuilles sèches, les pentacles, les livres au papier bruissant comme des nids, où sont recomposées, dans leurs architec­tures de lettres folles, d’éternelles conjurations.

Cet incendie à la même ferveur que le cercle noueux de nos membres - litière d’algues et de flammes - où se reconstituent ma gloire et ma fureur.

Mon amour, mon amour, un jour basculeront les pôles, mon déluge ; un jour le monde encore une fois s’enfuira de nos mains, comme un filin coulant à pic. Une nouvelle fois... une nouvelle voix... Et nous réapprendrons en tâtonnant la géographie insistante d’un autre, et ses torrents et ses routes sauvages, et ses buissons d’ardeur et cette grotte pourpre où bat ton sang.

Donne-moi cet éveil des bourgeons, cette brassée furieuse d’étincelles, cette gerbe d’aurores qu’enrubanne la pluie, pour que j’oublie mes lieux menteurs, mes plaines craquelées, mes vents bleus détaillant mille roses de sable, la soif des falaises, des basaltes et les traces déjà floues des caravanes à l’horizon.

C’est comme au premier jour du monde. Je me retrouve dans le moindre mouvement d’un astre bourré de joie. Un oiseau vert s’ébroue de cris dans un buisson de ronces. Et la nuit tourne. Et c’est l’été.