Toulouse et la peinture moderne

Une ville enclavée, une ville désenclavée

par Garance Thouzelier

Durant les années 1960-1975, Toulouse connaît des bouleversements. Certains acteurs culturels essaient de changer la donne, mais il n’est pas facile de faire évoluer les mentalités, bien ancrées. Le régionalisme ressurgit, à l’heure où une partie de la population toulousaine aspire à l’ouverture de la ville sur l’extérieur.
Il y a ainsi une dualité à Toulouse. Cependant, grâce à l’arrivée de jeunes qui prennent place aux directions des organismes culturels et l’importance politique accordée à la culture, un nouvel élan est donné à la ville rose qui vit une période d’effervescence.

A. La situation

Les arts plastiques sont un peu les parents pauvres de la culture à Toulouse. Laurence Izern et Liberto Perez emploient le mot "désert" pour qualifier l’activité artistique. Un fort traditionalisme s’est installé depuis des décennies, en décalage avec l’évolution de la création dans les autres villes culturelles. Bien que ce soit Charles-Pierre Bru qui publie" Esthétique de l’art abstrait", première analyse sur ce sujet, l’art abstrait ne semble pas exister dans la ville et cet ouvrage n’est pas parvenu jusqu’aux Toulousains.
Aucune œuvre moderne depuis 1865 (l ’Etoile du matin, Corot) n’est acquise par le Musée des Augustins jusqu’aux années 60 :
« Aucun impressionniste, aucun post ou néo-impressionniste, aucun fauve, aucun cubiste, aucun surréaliste, aucun abstrait n’entrèrent dans les collections publiques toulousaines.»

Face à une telle situation certains artistes de la région partent sur Paris, un lieu plus apte au développement personnel et à la création moderne, comme par exemple André Marfaing, Jousselin ou Robert Fachard.
À l’époque, la ville est très fermée sur elle-même et empreinte d’un fort régionalisme. En outre, sa géographie et l’absence de voies de communication efficaces confortent son enclavement, ce qui ne facilite pas les échanges culturels.
Malgré l’amorce de nouveauté de la part des groupes d’artistes formés dans les années 50 et de certains galeristes, les bouleversements esthétiques que tout un ensemble de jeunes acteurs essaient d’apporter à cette période sont mal reçus. En effet, ce dialogue produit des incompréhensions, des tensions et s’enlise parfois.

Le public est confronté à la modernité artistique qu’il ne parvient pas toujours à suivre.
L’esprit un peu conservateur et donc le retard qu’il a acquis dans la connaissance de la création récente des arts plastiques se font sentir dans l’incompréhension qu’il manifeste devant les oeuvres qu’on lui propose. Michel Roquebert rapporte d’ailleurs une phrase d’unvisiteur, lors du Salon Art Présent de 1961, qui montre bien l’incompréhension de certains Toulousains:
«Je suis peut-être un c... mais je n’ai rien compris! [...] en feuilletant ce livre d’or où sont consignées infiniment plus d’injures, voire d’obscénités, que de félicitations". » Lors de l’exposition USA Art Vivant au Musée des Augustins, Denis Milhau est confronté à l’incompréhension d’un professeur d’histoire du secondaire exaspéré, lors de la visite commentée avec les élèves de première: «...] il m’invectiva violemment en me demandant pourquoi ces "barbouillages" étaient présentés comme de l’art, pourquoi on s’intéressait à ces "cochonneries" de "yankees incultes et barbares", où d’ailleurs il ne voyait rien. » (Michel Roquebert)

Même certains acteurs de la vie artistique ou journalistes affirment ne pas comprendre certaines expressions modernes, aussi bien en peinture qu’en sculpture.
C’est le cas par exemple lors de l’exposition sur la Sculpture anglaise organisée par le Musée des Augustins où L. Touren, dans sa rubrique artistique, avoue se sentir dépassé : « Peu d’exposition, à part celle des sculpteurs italiens de la Collection Stuyvesant, nous avaient préparé à ce monde de "Objectives abstractionnistes": c’est pourquoi nous confessons devant certaines oeuvres exposées, un certain malaise. En d’autres circonstances, Denis MILHAU, responsable de cette manifestation, nous eut, par ses commentaires, facilité l’approche.

Le public a du mal à accepter les expressions nouvelles qu’il refuse parfois avec virulence et communique son incompréhension. Des tensions fortes naissent entre les amateurs d’art et les critiques d’art.
Ces derniers s’exposent quotidiennement à rendre publique leurs analyses et leurs jugements au sujet d’un artiste ou d’une œuvre, qui ne sont évidemment pas toujours en accord avec l’opinion des lecteurs.
Lors de l’entretien, Michel Roquebert confie que ses articles ont suscité de nombreuses réactions de la part des lecteurs:
«J’ai reçu un grand nombre de lettres d’injures, surtout à la suite d’articles sur la peinture ou la sculpture abstraites. Je me souviens notamment d’un long article sur Igon qu’un lecteur avait découpé et adressé à la Direction de La Dépêche en criant au scandale. On me renvoyait parfois mes articles en écrivant dessus : "Au fou !", "A l’asile !"... »
Les contestations du public existent également pour les organisateurs d’exposition, en particulier les galeristes au seuil de la modernité.
Lors des vernissages, des polémiques sont soulevées, les gens s’apostrophent. Dans ces années-là, Simone Boudet a été victime à sept reprises du cassage de sa vitrine. Elle a même subi des insultes personnelles à connotation très vulgaire.

Laurence Izern raconte, quant à elle, les injures qu’elle a trouvées lors de certaines expositions, inscrites sur la vitrine de sa galerie, ainsi que des commentaires écrits par une partie du public :
«Quand on a exposé Zao Wou-Ki, qui pourtant ne me paraît pas être un art de provocation, j’ai gardé les commentaires écrits de gens qui maintenant seraient rouge de honte en sachant ce qu’ils ont écrit à l’époque, en trouvant cette peinture du trottoir, de la rue... enfin qu’il n’y avait rien. On a soulevé un tollé avec l’exposition Tapiès, on a eu des insultes sur la vitrine : "À bas la laideur organisée", "Vive le beau". » La nouvelle politique culturelle de l’État, souhaitant une diffusion plus importante de l’art vivant et "un art pour tous", n’est pas bien perçu par certains et obtient l’effet inverse escompté :
« [... ] leur volonté de réforme dans la constitution du patrimoine vivant, la promotion de la création, la formation et la sensibilisation ont rencontré une réaction d’inertie [...] et se sont vu opposer par beaucoup la critique d’être le fait d’un anarchisme provocateur et élitiste, contraire à l’unanimité et à l’unanimisme de la tradition confortable. »

B. Un nouveau souffle

Cependant, beaucoup de Toulousains s’accordent à dire que les années 60-75 sont un moment de bouillonnement culturel, d’effervescence. Tous les jeunes directeurs artistiques, dans une même dynamique et un même état d’esprit, ont la volonté de réactualiser la vie artistique toulousaine. Liberto Perez, Henry Lhong, et surtout Denis Milhau et Christian Schmidt jouent un rôle important dans ce phénomène.
Grâce à leur présence ainsi qu’à celle de nouvelles galeries modernes, la situation de Toulouse change :
« Il y a indéniablement eu à partir des années 60 à Toulouse, pour la vie culturelle et artistique, un changement incontestable de rythme, de nature et de qualité et qui [...] a provoqué une sorte de condensation et d’effervescence. » (Denis Milhau)

Tout d’abord, les jeunes peintres toulousains peuvent découvrir l’art vivant grâce à l’exode de certains artistes français et étrangers venus se réfugier à Toulouse et dans la région durant la Seconde Guerre mondiale. On retrouve par exemple Georges Artémoff, Léon Zack ou Yankel.
Toulouse devient alors un centre de création aux tendances et aux influences multiples. Ils participent à certaines manifestations picturales de la ville, ce qui contribue à améliorer la connaissance des artistes locaux ainsi qu’à tisser des liens d’amitié ou de collaboration entre eux.
En outre, l’amélioration de la diffusion de l’art moderne est possible grâce également au progrès que connaît l’édition à ce moment-là. En effet, une plus grande distribution de revues (Lettres Françaises, Cimaises, Signature, Jardin des Arts) permet une meilleure et une plus large information auprès des amateurs d’art mais aussi des professionnels.
À cela, on peut ajouter aussi les plaquettes d’information et les catalogues que certains rares organismes parviennent à publier.

Les artistes toulousains n’ignorent pas ce qui se passe ailleurs. Ils sont au courant et se déplacent partout pour voir les expositions. Certains s’inspirent de ce qu’ils découvrent à cette époque-là. Mais la particularité de Toulouse c’est que beaucoup d’artistes conservent leur personnalité et continuent à peindre comme ils souhaitent le faire, suivant leur propre création et conviction personnelles.
Ils progressent selon leurs propres idées sur ce que doit être leur art, sans essayer d’appartenir à un courant moderne qui a du succès :
« On peut dire que Toulouse est une exception. C’est une ville d’exception parce qu’elle s’est accrochée à la peinture authentique, elle a laissé passer la vague. [...] Ce qui fait que quand le courant de la mode est passé par là, a croisé leur chemin, ils étaient eux au top. C’est comme ça qu’un Igon par exemple est arrivé à Tokyo avec ses oeuvres et a fait un tabac. [...] L’axe c’est ça: ils n’ont jamais essayé de séduire et d’être à la mode, ils ont fait ce qu’ils avaient envie de faire. »

Ensuite, les relations qu’entretiennent les artistes entre eux, mais aussi les amateurs, les critiques d’art et les directeurs de lieux culturels créent une situation propice à l’évolution de la situation artistique de la ville rose. Tous les témoins gardent un excellent souvenir de cette période, remplie de solidarité et d’amitié: Maryse Kablat, la fille du peintre, dit à ce propos que « c’était fantastique cette époque, on se connaissait tous ».
Les artistes toulousains se connaissent entre eux et se rencontrent régulièrement lors des vernissages, pendant lesquels d’ailleurs ils entrent en contact avec les artistes qui se déplacent à Toulouse pour cette occasion. En outre, un certain nombre d’entre eux ainsi que des personnes du milieu artistique se retrouvent une fois par semaine pour parler peinture au café Le Bibent, un rendez-vous créé par Henry Lhong réunissant une vingtaine de personnes :
« Pendant plusieurs années, jusque vers 1975, la brasserie "Le Bibent", place du Capitole, était le rendez-vous, tous les jeudis à partir de 18 heures, de peintres et d"acteurs culturels" d’horizons divers, et de leurs amis. On a parlé de ces jeudis du Bibent comme du dernier salon littéraire de Toulouse. »

Cette période connaît également une explosion du nombre d’ouvertures de galeries d’art et aussi de la multitude de manifestations que proposent les lieux culturels. Les vernissages sont l’occasion d’une fête et d’un véritable spectacle, un peu comme au XIXe siècle selon Aline Llareus-Dinier :
« Il y a eu quelques galeries sur Toulouse qui ont recréé le climat XIXe siècle, [...] à l’époque de Théophile Gautier, de Baudelaire. Le premier vernissage que j’ai vu en tant que critique d’art, à Toulouse, les artistes étaient en caleçon avec le gilet rayé de majordome, les plateaux... Enfin, j’ai senti à nouveau ce besoin de recréer le climat type siècle, avec les engueulades, les querelles de clocher : "Celui-ci peint comme un cochon !", "Moi je peins mieux !". Mais le folklore, avec une grande amitié et une grande camaraderie. »

Les gens se réunissent pour parler d’art, ils s’y intéressent beaucoup. Ce n’est pas l’époque des grandes théories mais de l’amour pour l’art et ses techniques. Ils se déplacent à chaque événement, « même avec la pluie, le vent, la neige ».
Les vernissages accueillent beaucoup de monde, au point qu’il y ait la queue pour voir l’exposition jusque dans la rue, parfois sur plusieurs mètres. Il faut parfois faire appel à la Compagnie Républicaine de Sécurité (CRS) pour bloquer les rues, comme par exemple pour l’exposition de Léonor Fini en 1972 à la Galerie Andrieu qui a suscité beaucoup d’enthousiasme et d’intérêt.
Les vernissages sont l’occasion de rendez-vous pour le milieu artistique et aussi de débats comme le précise Michel Roquebert :
« Les principales galeries [...} étaient, les soirs de vernissage, de véritables "salons" où l’on parlait vraiment peinture... Je me souviens de quelques mémorables engueulades sur tel ou tableau... »

Le succès que rencontre ces nouvelles galeries prouve bien qu’une certaine partie du public et des collectionneurs sont prêts à recevoir les nouvelles formes d’expression picturale et sculpturale. En effet, dans le cas de la Galerie Protée, Laurence Izern estime qu’il y a, au moment de son ouverture, un certain désir et une certaine attente de nouveauté :
« Il y avait toute une couche de la population [...} qui était en attente de quelque chose qui se passe et qui change un peu des peintres de la région, [...} qui avait envie d’autre chose, de quelque chose de plus axé sur la création du moment. [...} On a démarré très vite, et très vite on a eu des collectionneurs très fidèles qui nous ont soutenus, et qui étaient ravis de trouver à Toulouse cette ouverture. »

L’approbation des choix d’artistes qu’elles font est la récompense des risques pris et de leur persévérance à imposer leurs goûts. La part des collectionneurs toulousains est quelque chose de difficile à estimer. Pourtant, ils jouent un rôle capital et décisif, ce sont eux qui jouent le rôle de mécènes dans ce siècle. Vu le succès des expositions à cette époque là, cela laisse supposer, notamment à travers les différents témoignages, qu’ils sont plus nombreux, plus curieux et plus réguliers qu’auparavant:
«L’on ne peut pas être frappé par le vent nouveau qui agite la peinture dans notre ville. Si certaines galeries regardent délibérément vers des formes très avancées d’expression picturales [...], c’est que le besoin d’élargir notre horizon est bien réel, c’est que l’amateur de peinture en est arrivé au point où son interrogation, voire son inquiétude, appelle un aliment. » (Michel Roquebert)

Tous ces efforts ne manquent pas d’être remarqué et signalé par les critiques d’art de La Dépêche du Midi:
« Les grands noms de l’art vivant entrent maintenant dans notre ville par les portes officielles: c’est le couronnement des efforts de quelques courageuses galeries et de salons privés qui, depuis plusieurs années, bravant l’ironie, ou, ce qui est pire, l’indifférence, ont fini par susciter un état d’esprit nouveau, ouvert aux recherches les plus actuelles. » (Michel Roquebert)

Toulouse est ainsi bercée entre deux réactions opposées de la part du public. Petit à petit, le choc passé, les mentalités évoluent. Le public comprend et apprécie l’art des créateurs de cette génération. Mais tous ces efforts ne peuvent être accomplis sans le soutien et le combat des critiques d’art de La Dépêche du Midi.

Garance Thouzelier