Jean-Claude Pirotte

La poésie, la vie profonde

Lettre à Jean-Claude Pirotte, par Yves Charnet

« J’avais tellement de questions à te poser, toutes plus banales les unes que les autres. Car les réponses sont dans tes livres, et dans tous les livres du monde. Tous les livres contiennent les réponses casuelles à la seule question nécessaire, et qui demeure informulable. » Plis perdus

Ce n’est plus la saison, nous le savons - bien cher Jean-Claude - tous deux, de composer un Livre. Les plis que nous nous ne pouvons nous empêcher d’écrire sont - toujours, oui, déjà - perdus. Qu’il n’y ait plus aux jours, comme on dit, d’aujourd’hui de lectorat pour la (chose naguère nommée) littérature, nous paraît une infortune dont il ne faut pas, au bout du compte, se plaindre. Nous n’aurons jamais été plus libres de nos mots et de nos chimères qu’en ce temps où le poète est méprisé comme personne.

Les objets que quelques éditeurs intempestifs se risquent encore à publier sous notre nom ne constituent ni des produit adaptés aux actuelles conditions de circulation des marchandises culturelles, ni de jolies histoires aux couleurs un rien fanées d’un lyrisme qui, tu sais, fatigue. Des objets non identifiés - aussi bien par ceux qui classent les meilleures ventes, oui, que par ceux qui, dans les terrains effondrés de « la vangarde », croient encore programmer des ruptures.
Des récits incertains, nous n’avons pas, entre prose et poésie, d’autre lot. Dans ce faubourg où notre incurable enfance s’obstine à tracer des figures de la condition ordinaire (à fabuler, dirais-tu, des légendes du petit matin ), nous nous sommes voués à ce durable malentendu : écrire, non des livres pour consommateurs, mais des lettres à personne. Et si j’ai, du premier jour, tant aimé ces gribouillis que tu disposes entre les lignes, dans les marges (d’un Livre que tu n’écriras sans doute jamais...), c’est parce que l’on sent combien, aux prestiges du littéraire, tu préfères - c’est comme ça - t’adresser au fraternel inconnu qui, comme toi, chercherait dans les mots à comprendre quelque chose, enfin, au simple fait d’exister ; d’être, oui, là.

Le fraternel inconnu

C’est à quelqu’un - aussi misérable que quiconque - que parle cet ivrogne bavard dont tu auras emprunté le masque pour donner corps à tes hantises de traînard en mal d’identité. « Et que suis-je aujourd’hui, que rien n’a plus la moindre réalité ? », cette question du premier « récit » (La Pluie à Rethel, 1982) ne cessera de résonner - de s’aggraver jusqu’à la pathétique déréliction dont vient de témoigner Un Voyage en automne (1996).

D’entrée de jeu il s’agit d’affronter la dépossession propre au fait d’être incarné dans le temps humain : « Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, ou mes vies, et ce n’est pas aujourd’hui, où j’essaye d’en agencer des bribes, que je réussirai. »
Fond de cale (1984) insiste sur cette paradoxale connaissance par l’échec : « Si ce que j’écris sonne faux, il faut croire que c’est parce que ma vie tout entière a sonné faux. »

Le ratage ? Il conviendrait, dans un rythme recherchant un peu d’exactitude existentielle, de partager cette part, précisément, de notre condition : « C’est vrai que je me suis mis à écrire au hasard, et je ne tiens pas tellement à me prendre au jeu, bien qu’une page en entraîne une autre. C’est vrai aussi, quoique je ne l’avouerai pas, que je rêve d’écrire à quelqu’un, pour quelqu’un, et d’aller au fond des choses, mais est-ce jamais possible ? »

A la charnière de vivre et de dire, un tel rythme devient progressivement celui du sujet qui, dans les inventions du souffle, ne cesse de se recommencer : « Ce que j’écris, je ne peux pas le dire. A personne. Même pas à moi. En l’écrivant, je l’esquive encore, je ne le dis pas, je le dis sans le dire. Je voudrais cependant y arriver, j’avais cru, maintenant je continue comme ça. »

La vitesse acquise. Et tu connais cette nausée de s’éprouver parfois comme un néant saturé de mots mensongers, de frauduleuses citations - un vide plein de ce mauvais vin, oui, la littérature : « Nous roulions quelque part au nord de Marseille, et il pleuvait. Pourquoi donc pleuvait-il ? Ce ne sont pas des questions de ce genre que se pose un homme normal. Il pleuvait, c’est tout. Mais cette pluie me désarmait. Elle ne collait pas avec mon histoire, le conte baroque et poignant que j’inventais au gré des jours. Soudain je me retrouvais étranger à ma vie. Quelle vie ? »

Un Été dans la combe (1986) va prendre acte de ce désarroi qui fait l’incertitude propre à notre condition : « La grande affaire me paraît aussi bien de ne pas savoir où on en est. » Ni qui on est... Ni pourquoi... Écrire fait ainsi dialoguer les questions sans réponse que suscite, chez des mélancoliques immatures, le scandale d’être né. Aux métamorphoses de l’informe qui menacent sans cesse son être précaire de dissolution, le sujet - toi, moi, n’importe qui - ne sait comment répliquer. L’exorcisme approximatif de l’écriture telle que la pratique un diariste sans illusion permet à peine de garder ses distances avec le pire. La poésie d’une identité fêlée contient le fantastique - et son angoisse :

« J’ai du mal à m’y reconnaître en moi, et parfois à me reconnaître tout court. Les miroirs me font sursauter. Je m’y soustrais du mieux que je peux, mais on ne réussit pas toujours à éviter au coin de la rue la vitrine qui vous jette à la tête le reflet brutal et saisissant d’une silhouette carnassière, avec des bras interminables et le profil rongé, une caricature féroce. On se voit comme une menace pour soi-même, ou comme une erreur monstrueuse. Si cet événement se produit alors qu’on a le cerveau bourdonnant encore du souvenir humiliant d’un rire de fille, les choses se gâtent, on se sent victime d’une éclipse, d’une iniquité, d’un leurre. On hésite entre la rage et l’effroi. Le ciel se lézarde, et les mots ruines, entraves, brûlures, malheur, vous viennent à l’esprit. »

Plutôt que cet « effroi », mieux vaudrait, comme Sarah, feuille morte (1989) en formule l’hypothèse, favoriser un contact organique avec la grouillante présence des choses telle que nous la révèle, par brusques trouées, notre perception d’un improbable contact avec le monde : « Mais pourquoi donc étions nous créés ? Peut-être seulement pour écouter s’évanouir le frémissement de la pluie, s’effacer de nos mémoires l’écume d’une musique, et regarder mourir l’éclat feutré des jours ? » La narratrice sans feu ni lieu de ce (faux ?) roman écoute, fascinée, « la houle sourde des arbres à l’approche de l’aube, quand un peu de vent se lève, et qu’une pluie feutrée éveille les feuilles, doucement, avant qu’elles ne se détachent pour mourir. »

Il y a toujours, comment cela se peut-il ?, cette sensation de douceur qui me pénètre, comme si la douceur était partout au monde, mêlée à la disparition du monde.

Mais non, pas de roman ! Rien que des mémoires d’une inadaptation au monde dont tes brouillons enregistrent le décalage. L a Légende des petits matins (1990) scelle définitivement le pacte de cette poétique de ton blues en prose : « J’entretiens jalousement un vieux rêve : je m’exprimerai sur un ton familier, voilé de nostalgie, avec de-ci de-là l’éclat sourd d’une image inattendue, fruit du hasard qui remplace quelquefois le talent chez les pauvres et leur inspire alors ce regard d’enfant bouleversé devant une bille d’agate. »

Une poétique de la voix cassée relie ces fragments du désastre banal dont ta mélancolie refait, par désœuvrement, l’inventaire : Ceci ne sera pas un roman, ni un journal, ni des carnets, encore moins des poèmes, ou des essais. A la rigueur une fausse chronique. Mais non.

Un livre de rien

Rien.

Un livre de rien, comme d’habitude. Des pages au long desquelles je chercherai ma voie, si tortueuse que je n’achèverai jamais le parcours (il y a la mort et c’est tout, l’arrangeuse, celle qui habille ou dépouille, le mieux est de simuler l’indifférence), des pages où ma voix restera le murmure presque inaudible affligé d’un raclement de vieille toux épuisée, une voix cassée.

Ecrire comme on parle(rait) à quelqu’un implique, oui, de prêter l’oreille à cette voix fantôme qui hante les traces - et les enchante, parfois, de son rythme. Écrire (avec) le souffle - pour donner voix aux ressassants refrains qui bourdonnent dans l’épaisseur muette de notre intimité. Il y a, dans notre chair, cette musique dont il semble que la poésie proposerait, entre l’encre et la voix, l’inédite articulation. Tout près de l’indicible secret qui commande, et à notre insu, le mouvement même de notre être : « Je ne sais quoi s’élaborait sourdement en moi, qui allait devenir le cœur de ma vie, ce nœud qu’aucune vraie parole n’aura jamais exprimé. J’aurai parlé, parlé, parlé sans cesse pour tourner autour. Une parole sans espoir. Des propos d’ivrogne, aussi. » Écrire comme on parle(rait) à quelqu’un devient, dans cette poétique de la voix avinée, une affaire d’ivresse : « Coude à coude autour de moi, vous êtes là tous, amis impécunieux, frères crépusculaires. Surgis du hasard ou d’un rayon de lune, ou d’un simple reflet de néon tamisé sur le cuivre ou le formica d’un bar. »

Porteurs du sceau de votre équivoque souveraineté. Si je parle de moi, n’en doutez pas, c’est de vous que je parle. L’ombre à tout jamais propice confond nos ardoises voisines, nos gueules de nulle part, et les laisses du vieux poème de la nuit dont nous truffons nos monologues. (...)
Dans cette lettre qui commence à devenir trop longue, je saute - bien cher Jean-Claude - par dessus quelques titres Les Contes bleus du vin (1988), L’Épreuve du jour (1991) et Récits incertains (1992) - pour arriver à ces livres que tu as publié depuis notre rencontre - ces livres que je ne peux dissocier de nos entretiens dans des bistros proches, à Paris, de La Table Ronde (où Tillinac signe en riant des contrats avec sa cigarette...).
Avec une férocité souveraine mon enfance n’aura dévoré des livres que pour se retrouver un jour face à face avec le corps vivant, marqué, oui, des stigmates du temps dans lesquels ces livres avaient mystérieusement incubé avant de devenir objets dociles à ma convoitise clandestine. Pour m’être, et plus d’une fois, brûlé à ce jeu dangereux, je suis heureux de pouvoir, avec le recul maintenant de l’expérience, te dire combien - c’est si rare... - tu es bien l’homme de tes livres. « Un rêveur fumeux », oui, « un nostalgique de comptoir » voué tout entier à la « misérable astronomie » évoquée dans ce « journal moche », Il est minuit depuis toujours :

« J’ai fini, ça devait arriver, par changer de vie sans cesse. Plusieurs fois par jour. Pas une sinécure. Essayez donc, vous m’en direz des nouvelles. Quoi de plus normal si d’aventure je m’embrouille ? Mes vies tracent des trajectoires imprévisibles, ou qui parfois échappent à mes prévisions, et qui d’autres fois se recoupent par un hasard. »

Dans notre dernière rencontre (06. 02. 1997), ta douloureuse maigreur me confiait - entre deux rasades que, avec une tendre connivence, le patron remettait dans ton verre vidé comme si, whisky, pastis, blanc sec, c’était de l’eau... - des aveux auxquels, entre deux hommes, tient, enfin au bord des lèvres, l’amitié.
On rira, comme d’habitude, dans cette fin de siècle où un snobisme sans coeur balance entre terrorisme textuel et cynisme romanesque, en lisant cette évocation de notre « nostalgie (dirais-tu) de destinée sentimentale »... Qu’importe ! Nous sommes de ces idiots du village que ravissent, oui, ces « moments où la poésie, la vie profonde, le souvenir, l’instant, affleurent à la surface de l’être. Comme attirés par une lumière soudaine. C’est là que se réfugierait la littérature, dans ce qui paraît si fugace, et se trouve être l’essentiel ».

L’amitié, c’est le nom - bien cher Jean-Claude - de la littérature quand elle consiste (comme nous aimons tous deux à le risquer...) à écrire comme on parle(rait) à quelqu’un - à écrire des lettres que, en les relisant, un inconnu reliera, peut-être, en une sorte de livre. Des cartes postales de la voix que l’on poste pour personne avec, tu sais, la mémoire et les choses tremblées, c’est pareil, de l’enfance, du chagrin. « Si nous savions qui nous sommes, à quoi servirait de l’écrire encore et encore ? »
C’est en parlant à ton ami Antonio Lobo Antunes que tu poses, évoquant, oui, « l’enfance » cette question dans Plis perdus (1994) - ce livre de toi que je préfère. Et j’ai envie de tout recopier, comme d’habitude, quand je trouve dans les lignes d’un ami - d’un de ces écrivains que, en les relisant, on apprend à reconnaître comme un ami - ces formules de la question qui, depuis mon enfance, aura mis l’origine à la torture. Nous partageons cette folle manie des citations dont sont cousus - pas moyen, autrement - nos écrits d’orphelins définitifs.
Tu le confesses - citant Antonio Lobo Antunes : « Le père, as-tu dit (je me souviens), c’est l’autorité de l’absence. » - dans cette lettre qui continue de me bouleverser dans Plis Perdus : C’est une phrase justement que j’aimerais avoir écrite.
Je me l’approprie. Je te l’adresse comme si elle était de moi, elle n’appartient à personne, étant à chacun de nous, qui tentons en dépit de toute malédiction de fredonner nos rengaines comme si la mélodie en était neuve.

Sans illusion.

Je n’aurai lu certains livres que pour y trouver, comme - bien cher Jean-Claude - dans les tiens, des phrases qui, sur l’énigme de durer malgré tout, en savent plus long que celles trafiquant mes petites proses pour rien. « Lorsque nous nous quittons, ce ne peut être que pour nous trouver. »
C’est l’heure aussi, cher Antonio, où la rue des Remberges, encore engluée de nuit, s’éveille rugueusement au cliquetis lointain de la benne des éboueurs.
Il est temps que je t’adresse enfin, si tu le veux bien, mon salut fraternel, et que je substitue à l’amertume du vin la toute prochaine amertume du jour.

Toulouse, 13 février 1997

Yves Charnet
La Poésie, la vie profonde, Lettre à Jean-Claude Pirotte, in Prétexte, n° 13, 1997.