Jean-Claude Pirotte

Le vin des rêves, tant de bouteilles à la mer

« Les romanciers authentiques ne mentent jamais. Je ne suis pas romancier. Je préfère raconter des histoires, des fables qui me seraient dictées par les nuits, dont la brume lâche enveloppe des terroirs indécis, quand le fleuve reflète, au sortir du bistro, le même néon, répété mille fois, et qui tremble comme mon regard. Des paquets d’ombre se détachent d’un firmament blessé, peut-être est-ce une montagne, peut-être une menace portée par les tombereaux cahotants de l’ivresse. » (Récits incertains)

Trempant sa plume dans les contes bleus du vin, dans le sang des jours, Pirotte est notre grand écrivain errant.
Il ne se pose que très rarement, jalonnant sa route étoilée d’auberges et parfois de combes, et il ne laisse traces de passages que par ses aquarelles laissées en paiement au patron, de plis perdus, de livres abandonnés, de fonds de tiroir ressortis pour vivre un peu de pain aussi.

Il continue sa marche, Namur-Texas, commencée il y a si longtemps, du temps où il était avocat. Sa cause s’est élargie à l’humanité entière.
Non ce n’est pas une fuite, mais une libération, une fusion.
Sa course d’étoile filante s’est posée quelque temps à Cabardès, avec un logis à Montolieu près de l’église d’où s’échappait haut et fort la musique de Ravel ou d’autres puis un nouveau départ en triant ses chers livres de ses amis, ses musiques, et cap sur l’Anjou et il vit maintenant en Arbois.
La boussole des vignobles est sa vraie Croix du Sud. Son étoile verte est entre la nuit et les soleils du vin.
Lui qui se décrit comme« un peintre du dimanche et un écrivain du samedi » oscille entre les mots et les aquarelles. Romancier, chroniqueur, peintre, conteur, lecteur, animateur de revues, découvreur de talents, poète toujours, il a écrit plus de trente livres sur la dislocation des gouffres, les rencontres entrevues et le grelot des chiens perdus. Pirotte est notre grand écrivain actuel de l’errance. Parmi tous ses livres qui, un jour, ont heurté nos vies minuscules, il faut citer : Pluie à Réthel, Un été dans la combe, Sarah, feuille-morte, Récits incertains, L’épreuve du jour, Plis perdus et le déchirant Il est minuit depuis toujours.

Et surtout il émane de lui cette fraternité chaude qui en fait notre plus proche voisin en angoisses et en nuits recourbées :
« Je tempère l’angoisse et la noirceur avec l’humour. Je trouve qu’il est toujours plus facile de parler de son angoisse que de son bonheur ; d’où mon désir de lumière. Grâce aux ombres je parviens à atteindre une lumière. S’il n’y a pas de contraste, il n’y a rien… Et cela aussi bien en littérature qu’en peinture. »

Traces de vie, tâches de temps

Jean-Claude Pirotte est né belge sous la pluie des jours et des gens. Son adolescence porte tout le ciel bas de la Wallonie, puis de la Hollande avec des détours en Bourgogne. Il essaie une vie sociale et exerce par défaut la profession d’avocat pendant onze ans. Il défendait les exclus, les marginaux, des délinquants, les pauvres, les immigrés. Choisissant la cavale plutôt que la prison, faussement accusé de complicité d’évasion d’un de ses clients, et commence alors une vie de vagabond avec des « étés dans les combes », des clandestinités et surtout des errances dans toute la France profonde. Il aura toujours été du côté des perdants, des revenants.
Quand on sonde sa mémoire oublieuse il répond « qu’il a vécu quelquefois, est mort souvent », mais il récuse sa légende de poivrot errant sous les voûtes du ciel, ou du moins ne veut plus s’en souvenir, tout en la vivant encore au quotidien.
Parfois émergent les traces de son adolescence, les longues virées en Hollande, en Bourgogne à Malaga, à Florence, au Portugal, dans les Ardennes. Tout cela fait une douce mousse de mémoire. Il sait que dans cette vie impossible rabotée par le temps, il faut comme le commande Baudelaire s’enivrer. Seule la chute au fond des comptoirs des bars ralentit la véritable chute.

« Si j’ai vécu, ce ne peut être que dans les livres, et plus encore dans ceux des autres que dans les miens. À chaque voyage, il faut se reconstruire, tout est à refaire. Une vie, ce n’est pas la somme de vies improbables. » Pour parler de sa vie improbable, il faut lui laisser la dire.Pour son éditeur Le temps qu’il fait Jean-Claude Pirotte a commis une sorte d’autobiographie que nous nous permettons de reprendre.

« Aussi bizarre que cela puisse paraître, je n’aime pas tellement parler de moi, bien que je donne l’impression de ne faire que ça. Raconter sa vie n’a pas d’intérêt, ou alors il faut en explorer toutes les profondeurs, en extraire ce qui fait le plus mal, et aussi ramener au jour, au présent, ce que chaque instant ménage d’incomparable à qui sait l’accueillir…
Le Jan Idsega de Fond de Cale, ce n’est pas moi : je ne suis pas né en Hollande mais à Namur dans les Ardennes, le 20 octobre 1939, je n’ai pas tué ma sœur car je suis fils unique, je n’ai pas été professeur de dessin mais avocat (de 1964 à 1975), et ainsi de suite. Ceci dit, le personnage emprunte sans doute mes traits (mais d’une manière équivoque), lorsqu’il se met à vagabonder, ce que j’ai beaucoup fait, à écrire, ce que je ne cesse de faire, à être malade, ce que je suis aussi, comme un peu tout le monde...
Pour le dessin, la lecture, l’écriture, j’étais un enfant précoce. J’ai publié trop jeune, à quinze ou seize ans, quelques nouvelles, plus tard des poèmes, j’ai écrit des romans heureusement perdus. Il a fallu que je me débarrasse de cette infecte facilité. Et justement ce n’est pas facile d’étrangler la facilité...
En vérité, j’ai eu beaucoup de chance. D’abord de naître dans un milieu social qui, pour être conformiste, n’en considérait pas moins la musique ou la littérature comme autre chose que des ornements de la vie bourgeoise
.

Je ne m’entendais pas du tout avec mes parents, qui avaient tout de même une autre idée que la mienne de l’existence, au point que j’étais persuadé que ma place n’était pas chez eux, que j’étais une sorte d’enfant trouvé. Ils me regardaient comme un rebelle, mais j’ai très vite conquis la liberté de lire, de dessiner, de peindre, et surtout de vagabonder. Cette liberté s’est illuminée en Hollande, dans cette famille Prins qui m’accueillit, à Ede, où il me semble avoir pris définitivement conscience de ce qui était beau à mes yeux, pas question d’ouvrir ici un quelconque débat esthétique. Pour simplifier, disons que ma sensibilité a trouvé là de quoi s’alimenter, et c’est ainsi que je ne suis pas devenu tout à fait un voyou. J’ai découvert là ce qui désormais me serait nécessaire, l’art et la vie dirais-je un peu pompeusement, l’art indissociable de la vie la plus quotidienne...

Ma condamnation, elle aussi, a été une chance miraculeuse. De nouveau je me suis trouvé dans l’obligation de conquérir et de protéger ma liberté. Ces policiers, ces magistrats qui se sont fourvoyés en me poursuivant et en me condamnant, et qui n’ont même pas réussi à entamer mon idéal de justice, je devrais les bénir. Dans la misère et l’insécurité de ce qu’il faut bien appeler une « cavale », la littérature, la peinture, la musique, et la vigilante tendresse de ma compagne (qui m’apportait, où que je sois, avec sa présence furtive mais éblouissante, des livres et de quoi peindre) m’ont rendu à la vérité. À la paresse. Au vagabondage. Active, la paresse. Productif, le vagabondage...»

Vie donc de résistance, vie parfois clandestine, mais naissance à l’écriture, la poésie, la peinture et à jamais refus de l’enfermement. Il a connu son « élargissement », sa fugue idéale :
« Ce qui compte, c’est le loisir merveilleux que me ménagent aujourd’hui ceux qui m’ont condamné, en m’apprenant à leur insu que la lumière éblouissante de l’exil se mérite. »

À la santé de Pirotte

Pourquoi parler de Jean-Claude Pirotte encore et encore. D’abord pour souhaiter à cet ami, bonne santé et bonne boisson de la treille et de la vie. Et aussi par amour, bien sûr, de cet étrange écrivain «qui confond et marie les arômes de la vie et de la mort » et,tout simplement, pour vous donner l’envie urgente de ces petits récits incertains qu’il trace au fil du quotidien. Dans les ornières des sentiments où l’amour est une plante morte.,Dans cette longue errance qu’est la fuite de notre enfance,il y a un homme posé comme un épouvantail à moineaux dans le champ de blé de notre mémoire, c’est Pirotte. Quelques mots grappillés au hasard de cette âme insoumise donneront un éclairage sur cet écrivain.

Et nous lui devons tant à celui qui nous a révélé ses compagnons d’âme et de lecture (Thomas bien sûr, Robin, Dhôtel, Follain, Frénaud, Pierre-Jean Jouve, Tardieu, Leon-Paul Fargue…)
Recevoir ses livres est déjà grand bonheur, recevoir ses lettres parsemées de dessins est plus grande joie encore. On sait alors qu’il est en chemin vers vous, soit pour une lecture de ses écrivains fétiches, soit pour ses textes (Pirotte est un merveilleux lecteur !), et de sa voix râpeuse et grave il va dénouer devant nous, pour nous, ses mots. Parfois il vous parle aussi avec flamme de ses dernières illuminations musicales.
Il affranchit ses mots au trébuchet du cœur, et pour lui toute amitié perdure contre le gel du temps. Il connaît les ornières des sentiments, la fuite de l’enfance, les amours comme chiendent.

Pudique dans sa vie, merveilleusement impudique dans ses écrits, il laisse affleurer les rencontres des écrivains qui lui auront donné le pain des rêves et la force d’écrire : Henri Thomas, Georges Perros, Jacques Chardonne, André Dhôtel, Marcel Arland, des peintres également, des fantômes plus vivants que nous.
Il aura donné les plus beaux carnets de route écrits depuis Nicolas Bouvier, dans une géographie intérieure, où les paysages ne comptent que comme anecdotes, là où se dressent les balises de mots de Pirotte.
Son écriture est un fleuve sensoriel, qui revient souvent sur ses pas, à ses sources et repart.

L’écriture de Pirotte est une pluie lente, une halte parmi quelques vagabonds de rencontres.«Je ne cesserai pas de jardiner ma misère, ni de tirer modestement gloire des voix célestes de la pluie ».

Digressions comme autant de buissons ardents, citations comme bornes le long des routes, lire Pirotte c’est accepter de voyager, de se perdre surtout.
Voyage de couleurs (Pirotte est un grand peintre !) et d’odeurs.
Des odeurs du Portugal, à celles des bars ou des fossés qui l’auront tant accueilli, et surtout de celles des femmes qui montent comme signaux de fumée sur l’horizon des jours, ses livres sont des compagnons de route. Un guide non pas du routard mais des papiers semés en guirlande au bord du chemin, pour témoigner du monde amer, du monde doux, du monde ordinaire.

Des sons montent aussi de ses livres, celui des chiens au lointain des villages, celui de Mozart ou Ravel, celui des rencontres entrevues dans les petits matins gonflés d’oiseaux et de légendes.
Les mots de Pirotte vous tombent dessus comme une pluie lente mais obstinée.

Le chemin d’une âme insoumise

Que de bouteilles vidées et jetées à la mer des sentiments autour de son ombre qui titube !

La solitude est en laisse et Pirotte avance. Dans le champ de blé à midi de tous nos jours il y a un épouvantail dressé contre le soleil pour faire fuir les corbeaux du malheur.Pirotte voltige au bord de la folie, dans les lourds et poisseux lendemains de la picole, dans les rencontres et le mélange des gens.

Pirotte est en fuite permanente et sa lucidité tendre nous ouvre tous les chemins de traverse des jours.

Avec sa solitude en laisse, des reflets de ciel éclatés, des bouteilles vides et lézardées autour de son ombre, Pirotte promène sa merveilleuse oisiveté dans la langue française, dans les matins qui titubent de rosée, mais aussi dans la boue des villages et le gouffre amer de la terre.

Il nous protège des minuits de toujours, c’est l’ami Pirotte, veilleur de vent et de fraternité.
Je tiens des livres comme Pluie à Rethel, Sarah feuille morte, Il est minuit depuis toujours, Récits incertains, Un été dans la combe, comme la prose la plus entêtante, la plus forte et bouleversante de la littérature contemporaine.

Que de superbes livres, que de fonds de tiroir aussi car il faut bien faire chauffer la marmite. Et ses fonds de tiroir à lui feraient tout l’ameublement de tant d’autres !
Autobiographies vraies ou fausses, regain coupé entre légende et mémoire, ses livres sont bien un miroir qui marche le long des routes.
Sa belle voix profonde de prodigieux conteur, il l’offre au service des autres, peintre entrevu, écrivain venant vers lui.

Ses remparts de pudeur laissent passer les caravanes du partage.
Je suis toujours touché par sa ferveur à citer ceux qui ont tissé son ciel de lit, plein d’étoiles en allée et de feu de camp de l’amitié.

« Il y a des choses, chaque jour, qu’il faut toucher du doigt, faute de quoi c’est l’enfer » (Paul de Roux), cité par Pirotte.
Les livres de Pirotte font partie de ces choses.

Livres de naufrageurs que sont Il est minuit depuis toujours et Plis perdus.

Il existe un autre versant à son écriture nomade,des livres coupants, violents, loin des brumes, des aubes froides.

Ainsi Absent de Bagdad, Cavale, son odyssée portugaise dans Un voyage en automne révèlent un écrivain de résistance, à jamais insoumis
Pirotte est un immense écrivain, celui du quotidien triste, de la cavale permanente, de l’ordinaire le plus gris au bonheur aigre-doux d’être seul.
Souvent, les mots de Pirotte pleuvent obstinément comme pour une attente sur les berges de la misère.

« J’ai froid,j’ai peur et je sais que l’amour qui n’est peut-être que littérature, ne sauve rien,ne sauve de rien, ni des autres, ni de soi ».

Ainsi parle Jean-Claude Pirotte. Lui toujours en lutte contre « les naufrageurs du vin », contre la bêtise, les empêcheurs de rêver en rond ; les « pisse-vinaigre », le reste du monde en fait.

« Le vin, la littérature, la peinture, la musique, la philosophie même ne sont pas des ornements de la vie. Ils sont la vie même, qui n’est tissée que de confidences. Nous n’existons que dans l’à-peu-près, l’instable, le précaire et l’insoupçonnable. Nous ne pouvons compter que sur une planche de salut, où cependant nous redoutons de nous aventurer, car elle apparaît plus menacée, plus risquée encore, que nos certitudes mesquines et le sentiment taraudant de notre dépossession. » Ne parlons surtout pas de Pirotte, lisons-le comme au coin d’un bar, sur une banquette de métro, au milieu des vignes, et toujours laissons-lui la parole:

«J’ai retrouvé la nuit, mais je ne retrouverai pas l’enfance».

Son vin des rêves est notre réalité.

Gil Pressnitzer

Suite et fin :

« Ma propre disparition a eu lieu plusieurs fois. » écrivait récemment Jean-Claude Pirotte, elle a bien eu lieu dans la nuit de vendredi à samedi, en Belgique. Cette Belgique qu’il avait finit de rejoindre, lui «le fuyard céleste» a posé son sac, ses bouteilles et son cancer qui depuis si longtemps l’accompagnait, compagnon clandestin dans tous ses chemins vicinaux oubliés que fut sa vie errante. Entre la fumée des cigarettes et des jours, la tendre caresse du vin, celle des femmes de passage, la joie de pouvoir encore voir s’envoler un oiseau, il avait dit toute sa mémoire et son oubli dans son dernier livre, Brouillard :

« C’est que j’avais encore envie de vivre, et de voir passer les nuages, et d’écrire ceci, ou autre chose. Il arrive que la douleur soit en voie d’excéder mes forces. Mais je m’obstine, je tiens la fenêtre ouverte, au moins je respire et un chien aboie. »

Homme libre, merveilleux lecteur de sa voix profonde, plein des rochers de la vie errante, découvreur de ses frères en poésie, homme libre attentif à la simple condition humaine, la toute petite vie humaine, Jean-Claude Pirotte, le mélancolique clochard céleste, nous laisse les fragments de « sa vie perdue» comme autant de douces bruines de tendresse.

« l’heure vient d’échanger contre un corps volatil / cet encombrant fardeau d’os d’humeur et de chair ».

Le brouillard des jours incertains s’est dissipé, et Jean-Claude Pirotte demeure parmi nous, timide, rieur, libre, au petit matin du monde:

«C’est le seul moment du jour où je m’éprouve en vie avec une sorte de ravissement enfantin. La cigarette, le café fumant, le dessin gris bleuté des branches nues dans les jardinets. Le silence aérien. Il fait frisquet dans la cuisine et cela ne me gêne pas, moi qui ai toujours froid.
Une fumée blanche s’échappe d’un coin de la maison et s’évade entre deux sapins à la tête blanchie pour se mêler au ciel pâle. un chien noir traverse une pelouse.»

(Brouillard)

le corps s’il est privé
de pitance il se meurt
et se meurt l’âme aussi
abandonnée des heures

de l’âge et de l’enfance
qui toujours la visite
trop tard quand il est l’heure
de se quitter encore

après s’être quitté
si souvent que le corps
n’en peut plus d’être vif
.
(Pirotte)

Choix de textes

Le feu ne brûle pas
c’est un radiateur
qui gargouille parfois
comme s’il avait peur

comme s’il avait froid
les deux clochers d’Arbois
sonnent à la même heure
ce soir pas d’apéro

en face le carreau
du toit capte un dernier
reflet du jour d’octobre
et puis la cheminée

crache un peu de fumée
que le ciel enveloppe
et va porter ailleurs
comme lettre à la poste

de ma table je vois
la rue par la fenêtre
j’écris ce que je vois
pour ne pas disparaître

je serai disparu
avant demain peut-être
un vieillard dans la rue
croira me reconnaître

ce ne sera pas moi
ce ne sera personne
mourir ne surprend pas
celui qui n’est personne

Chronique douce, Le Promenoir Magique et autres poèmes 1953-2003, La Table Ronde, 2009

tu ne sauras jamais qui je suis
dit l’enfant je passe mon chemin
je vais vers les prairies lointaines,
où l’herbe chante à minuit près des saules
qui pleurent car c’est ainsi
que s’ouvre à mon cœur la musique fidèle
et que le monde enfin commence à vivre
et que je commence à mourir
tu ne me verras pas vieillir
ni ne reconnaîtras mon ombre
adossée au talus là où le sentier noir
se perd dans un fouillis d’épines
et les étoiles des compagnons blancs

tu as beau regarder sans cesse derrière
toi comme si tu craignais l’orage
et que tu te hâtais poursuivi par l’éclair
jamais tu ne surprendras mon sourire
tendrement cruel comme celui d’un tueur triste

Veilleurs, in Passage des ombres, La Table ronde, 2008

pour vivre ici nous n’avons qu’un amour si pauvre
pour vivre ici dans la rumeur du Bois des Pauvres
écouter l’oiseau triste alarmé les voix sourdes
des fantômes leurs pas lents sur les lichens morts

nous sommes là créatures sans feu ni lieu
parmi les souffles amers des poitrines creuses
dans les allées du vent les dentelles du gel
et les mots bredouillés de la misère veuve

sous la glace du Temps les reflets déchirés
d’une mémoire à jamais tue et méprisée
pour vivre ici dans l’abandon des aubes
ainsi nous connaissons le désastre et la paix

Veilleurs, in Passage des ombres, La Table ronde, 2008

les images de l’enfance
ont traversé les campagnes
le vent les poursuit et la pluie
vient ternir les couleurs

parfois une aile de lumière
les frôle et redonne vie
quelque détail ignoré
dans un lointain silence ;

l’instant des oiseaux s’envolent
de la mémoire et de l’oubli
vers les ombres et les mirages
que le souffle du soir efface

Passage des ombres, Poèmes, La Table ronde, 2008

la matinée s’avance à petits pas et c’est
encore la même besogne de vitrier
ou de raccommodeur de porcelaine
le même ouvrage de plus en plus délicat
auquel il faut se livrer sans délai :
repriser la mémoire étamer l’espérance
restaurer les éclats d’une lucidité qu’ébranle
chaque nuit davantage un vertige sournois
et le merle moqueur de l’ancienne rengaine
n’est de nul secours ni la tourterelle voisine
puisque bâtir sur rien la nouvelle journée
ou plutôt non, la relever des ruines
d’hier afin de décliner les sempiternelles
prémisses de son effondrement, c’est ton lot

Faubourg, Poèmes, Le temps qu’il fait, 1996

[...] Je l’ai tant rêvé, ce pays, que lorsqu’un jour je me suis avancé dans la profusion des vignes vers l’horizon de schiste et d’ardoise où l’Alzeau m’attendait, parmi bien d’autres miracles forestiers, j’ai cru le reconnaître, non, je l’ai, dans l’intimité profuse d’un accord enfin consacré, ce pays, je l’ai simplement épousé. Dans ces terroirs jamais pareils et profondément parents, de la garrigue aux escarpements dédaigneux, des piémonts enrubannés aux gorges d’un austère et fascinant empire, je me suis découvert, et soudain respecté. Il me semble qu’enfin mon identité difficile et menacée, lumineuse et brutale, trouvait enfin sa raison d’être et que j’étais réconcilié. Je vis ici. J’ai cherché vers les monts de Thrace ou les serras portugaises, au bord des puys ou des dépressions de l’automne en Galice, au cœur brûlant des reculées ou dans les éboulis des combes, j’ai cherché le pays qui n’était que le mien, d’autant plus ignoré qu’il se tenait en moi, face à mon aveuglement de traînard un peu relaps et sans aveu. M’y voici donc, bouleversé par le souverain souffle des provinces. [...]
En Cabardès.

Le vin, la littérature, la peinture, la musique, la philosophie même ne sont pas des ornements de la vie. Ils sont la vie même, qui n’est tissée que de confidences. Nous n’existons que dans l’à-peu-près, l’instable, le précaire et l’insoupçonnable. Nous ne pouvons compter que sur une planche de salut, où cependant nous redoutons de nous aventurer, car elle apparaît plus menacée, plus risquée encore, que nos certitudes mesquines et le sentiment taraudant de notre dépossession. En renonçant à l’art comme au vin, à la paresse comme à l’ivresse de l’inattendu, nous nous livrons à la commune terreur, nous nous faisons les complices de ces tueurs d’humanité que sont les fous messianiques, les hommes d’État vergogneux, les sbires des sectes nazies.
On trouble les consciences comme on sulfite le vin. Les mercantis de la chose publique cadenassent l’esprit du peuple (mais quel peuple, hélas!) entre des parois d’amiante, comme naguère encore des négociants véreux filtraient ce qu’ils prétendaient être du vin à travers la même substance fatale en ajoutant du méthanol afin de « fixer» la mixture. La gueule de bois n’a pas fini de ravager les victimes de la démocratie dévoyée.

« Et nous aurons aimé le vin des rêves comme jamais, nous aurons vendangé les sourires et les regards, nous aurons parcouru la pénombre des anciennes venelles au pied des vignobles lumineux, nous aurons exploré les niches où dorment les plus improbables flacons de jaune, nous aurons mesuré jour après jour la véraison des grappes et l’allure des nuages, nous aurons habité les faubourgs autour desquels la vigne s’éveille et se range et verdoie sur les coteaux, nous aurons bu l’amour de climats en climats, de parcelle en parcelle, et nous saurons encore que la vigne voisine, sous la protection du clocher de Saint-Just, portait le nom de paradis,
car il est l’heure, qui sait ? de parler au passé. »

Expédition nocturne autour de ma cave, Editions Stock, coll. « Écrivains », novembre 2006

Le feu grimace dans la grande cheminée, les araignées voyagent sur les murs, la montagne gronde au fond de la nuit comme un chien qui rêve. Il y a deux ou trois mois, à cette heure-ci, le crépuscule appliquait sur le Tage une taie de
brume sale. J’allais toujours attendre, au bar de Nino, dans la rua Augusta, Véra qui terminait sa promenade.
C’était aussi l’heure où ma tête me faisait le plus mal, et la douleur appliquait sur mes yeux comme sur le Tage une taie de brume sale. Je voulais le dire à Véra, mais je me taisais toujours, je commandais à boire d’un signe de la main, je buvais, je fouillais mes poches à la recherche de calmants inefficaces, d’analgésiques illusoires et d’impossibles gris-gris.
Maintenant encore je m’imagine que j’écris un livre, à défaut de pouvoir t’écrire,mais ce n’est pas le livre qu’il convient d’écrire, ni l’histoire qu’il faudrait raconter. La migraine tue les histoires, déchire les livres, brûle les lettres d’amour ou de colère, et je ne suis ici que comme une montagne qu’on regarde sans jamais savoir qu’elle se hérisse de douleur, qu’elle gronde comme le chien malade qui rêve et n’en finit pas de mourir. Rien de tout cela n’importe, ce que j’aurais dû raconterc’est seulement le golgotha dérisoire de la migraine, les trébuchements, les titubements, l’hébétude, le vertige, et la montagne n’a pas de havre où reposer, de mur auquel s’adosser, de ciel à qui se plaindre.

Elle est emprisonnée en elle, elle est sourde parce que tu la crois sourde et muette et aveugle parce que tu la crois muette et aveugle. La montagne n’a rien à raconter, rien que sa propre épouvante de pierre, il y a de quoi rire, elle est sa propre statue du commandeur, et c’est une statue terrible avec toutes ces têtes ou tous ces crânes comme des chancres ossifiés qui se bousculent, mais la bousculade ne révèle que l’image fixe d’un intense et immuable chaos, que faire de toutes ces têtes ? N’y aurait-il que moi qui les entende crier ?

Oui, Véra doit être bien loin cette nuit.
Peut-être aussi loin que toi. Aussi loin que les livres que j’ai lus, que j’ai trop aimés, et que j’offre aux flammes de la cheminée, aussi loin que cette presque silencieuse mélodie que me jouait ma grand-mère et que je te chantais
lorsque nous étions seuls dans la maison misérable et lumineuse sous le marronnier.

Dans cette maison de la petite enfance où je ne t’ai jamais surprise à pleurer.

C’est fini, je vais attendre que le jour se lève, que la montagne s’éclaire, que le feu s’éteigne.
C’est difficile de dormir, je crois que tu es morte parce que tu ne trouvais pas le sommeil.
Moi, je réussirai. J’approche. Et je n’irai pas au-delà.

Un Voyage en automne, p. 141-142, La Table Ronde

Ce serait par une fin de matinée d’automne, un dimanche, et il aurait plu. Tu te serais échappé des grilles, comme tu en as pris l’habitude. C’est encore avant le grand départ dont nous ne parlerons pas, car il n’aura lieu que plus tard, et nous ne saurons pas s’il est un dernier sursaut de l’enfance, ou quelque chose d’autre (on pourrait l’appeler révolte, mais il n’y a pas de révolte, il n’y a que la route à prendre, l’horizon qui bouge, et pas la moindre idée de passé ni d’avenir, il s’agit d’une histoire qui ne nous regarde plus, en tout cas plus ici, bien que tout soit lié si l’on veut).
Donc la place des Vanneaux scintillerait sous un rayon de soleil brutal entre deux masses de nuées mauves. La maison du grand-père est là mais tu t’en détournes. Ou plutôt tu la contemples de loin comme si tu la voyais pour la dernière fois, comme si ton regard déjà commençait à se voiler, comme s’il changeait.

Ce n’est pas la façon de regarder qui se modifie, mais la perspective, ou mieux la nature même de la vision qui s’est transformée de l’intérieur, à ton insu. La maison, la place, les cafés, les toits bleus, tout est là, mais tout semble avoir durci, les angles se sont accusés, le ciel n’épouse plus les choses avec la même souplesse, les façades se sont murées dans l’opacité. C’est alors que tu descends les marches du café sans nom. C’est lui que tu as choisi d’instinct, car c’est là, tu l’as bien observé, que vont boire les solitaires, les vieux au col sale, les traîne-guenilles.

[...] Rien n’est plus banal, tu es dans la banalité maintenant, le souvenir d’Hélène ne s’efface pas, au contraire il brille d’un feu très doux, et c’est comme si la douleur, en s’éloignant, devenait enchantée, comme si la cruauté du jour, aussi, avait enfin trouvé sa place en toi.
L’épreuve du jour, p. 136, Le temps qu’il fait

Peut-être est-ce depuis ce jour-là que j’ai pris l’habitude d’être coupable. Et pourtant, non.
Coupable on l’est de naissance, comme chacun sait. De vivre. De bayer aux corneilles. D’aimer, de ne pas aimer. D’être aimé. De croire au Père Noël. La litanie des lieux communs.

Tout cela est si loin. Écrire aurait donc la spécieuse vertu d’effacer les bienfaits du temps et
de l’oubli. Le secourable oubli. Nous n’aurions jamais dû fuir ainsi, je voudrais à tout prix restituer à l’ombre du possible et de l’impossible cette vision de toi sous le soleil de ta jeunesse, et que tu sois encore vivante. J’ai disposé de
tes jours ce midi-là, dans la poussière aveuglante du chantier, alors que la montagne grésillait de chaleur, et que nous buvions au tonnelet la gorgée de vin tiède qui réveille l’ivresse de la nuit.

Mont Afrique, p. 43, Le Cherche midi

Bibliographie

Goût de cendre, Thone, 1963
Contrée, Thone, 1965
D’un mourant paysage, Thone, 1969
Journal moche, Luneau-Ascot, 1981
La Pluie à Rethel, Luneau-Ascot, 1982
Fond de cale, Le sycomore, 1984 ; réédité par Le Temps qu’il fait, 1991
Un été dans la combe, La Longe Vue, 1986, réédité par La Table Ronde, 1993
La vallée de misère, Le temps qu’il fait, 1987
Les contes bleus du vin, Le Temps qu’il fait, 1988
Sarah, feuille morte, Le Temps qu’il fait, 1989
La légende des petits matins, Manya, 1990
L’Épreuve du jour, Le Temps qu’il fait, 1991, 1998
Récits incertains, Le Temps qu’il fait, 1992
Il est minuit depuis toujours, La Table Ronde, 1993
Le journal moche, Luneau Ascot, 1993
Sainte Croix du Mont (avec Jean-Luc Chapin), Escampette, 1993
Plis perdus, La Table Ronde, 1994
Un voyage en automne, La Table Ronde, 1996
Cavale, La Table Ronde, 1997
Boléro, La Table Ronde, 1998
Faubourg, Le Temps qu il fait, 1998
Le Noël du cheval de bois, Le Temps qu’il fait, 1998
Mont Afrique, Le Cherche midi, 1999
Autres arpents, La Table Ronde, 2000
Ange Vincent, La Table Ronde, 2001
Rue des Remberges, Le Temps qu’il fait, 2003
Un rêve en Lotharingie, Stock, 2003
Dame et dentiste, Inventaire, 2003
Fougerolles, Virgile, 2004
La boîte à musique (avec Sylvie Doizelet), La Table Ronde, 2004
Une adolescence en Gueldre, La Table Ronde, 2005
Un cri ordinaire, La Table Ronde, 2006
Expédition nocturne autour de ma cave, Stock, 2006
Un bruit ordinaire : Suivi de Blues de la racaille La Table Ronde, 2006
Hollande : Poèmes et peintures, Le Cherche Midi, 2006
Absent de Bagdad La Table Ronde, 2007
Passage des ombres, La Table Ronde, 2008
Revermont, Le Temps qu’il fait, 2008
Avoir été, Le Taillis Pré, 2008
Le promenoir magique et autres poèmes 1953-2003, La Table Ronde, 2009
Voix de Bruxelles (avec Hugues Robaye), CFC, 2009
Autres séjours, Le Temps qu’il fait, 2010
Cette âme perdue, Le Castor Astral, 2011
Place des savannes, Le Cherche Midi, 2011
Ajoie, La Table ronde, 2012, Prix Apollinaire 2011
Le très vieux temps, Le Temps qu’il fait, 2012
Vaine pâture, Mercure de France, 2013
Brouillard, Le Cherche midi, 2013