Jean-Claude Pirotte

Le Jazz, les livres, les toros

Fausse chronique pour Pirotte, par Yves Charnet

J’ignore quel matador aurait été Jean-Claude Pirotte. Peut-être un de ces toreros rares que quelques aficionados viendront toujours revoir pour leur légendaire façon de lier, les jours de grâce, des passes qui font soudain entrevoir, dans une arène, la lenteur du rêve et la mélancolie du souvenir. Sinon rien. Un de ces artistes catastrophiques dont la rumeur ressasse qu’ils ont peur des toros, ne toréent que si ça leur chante, c’est-à-dire jamais, sont des escrocs, n’ont pas le droit d’ainsi préférer l’impossible recherche de leur art aux lois élémentaires du sport, du spectacle. Du commerce. Les amateurs véritables oublieraient l’imbécile méchanceté de ces polémiques en buvant, place du Forum, un autre pastis, une autre bière – remettraient la même chose les soirs où leur poète de prédilection se serait horriblement mis à honte.

Scandaleusement déconsidéré. L’ivresse et le silence réciteraient en secret les détails précis d’une des fois si précieuse où, devenant brusquement lui-même, leur artiste avait mis, comme en s’absentant de son corps et du temps, l’infini dans les plis de sa cape. On se souvient d’une faena de feu comme on retrouve, sans le vouloir, des fragments de vers enfouis dans les profondeurs de l’oubli. La corrida n’est pas un rituel moins biscornu que la littérature. Bizarrerie baroque.

En Arles où sont les arènes

Samedi matin. J’écris ces lignes sur le balcon de ma petite chambre à l’hôtel d’Arlatan. Je suis, depuis hier, en Arles. Arles où sont les Alyscamps. Où roule le Rhône. Rodent encore les fantômes de Vincent. À chacun sa mythologie. La mienne est poétique, picturale et tauromachique. Je n’aurai pas trouvé d’autre façon de bricoler ma vie. Il est trop tard, à quarante ans passés, pour se refaire. J’écoute roucouler les pigeons de l’aube. Je regarde le gris qui donne aux nuages et aux pierres la couleur, ce matin, d’une éternité fatiguée. Mes paupières sont du sommeil froissé. J’écris tant bien que mal les mots que le réveil m’a soufflés.

Je sais que je ne trouverai pas le sujet de cette chronique. Je ne parviens plus à penser depuis belle lurette. J’apprends à accepter ma propre idiotie. Il serait temps. Peut-être que, et depuis des années que j’en aime leur beauté brève, les livres de Pirotte m’auront permis de me déprendre des pauvres prestiges de l’intelligence. Je voudrais juste me demander pourquoi j’aime ces livres qui n’en sont pas. Comment. C’est sans doute aussi vain que de vouloir savoir pourquoi je reviens, chaque week-end de Pâques, dans les arènes d’Arles. Comment. La littérature, la corrida sont affaire de recommencements et de mélancolie circulaire. Des façons de tourner en rond dans le petit cercle de nos hantises. Suicidaires, nos hantises. Forcèment suicidaires. Vous n’avez qu’à ouvrir, et presque au hasard, les livres de notre ami Pirotte.

De ces livres, il faut d’abord dire qu’ils ne ressemblent qu’à eux-mêmes. N’ont pas d’autres modèles que ceux que, et à chaque fois de nouveau, leur écriture invente. Ces livres hybrides, baroques ; ces pages décousues, sans suite ; ces divagations qui vont d’un genre à l’autre et n’en reviennent à aucun. Ces livres intempestivement modernes. J’en ai posé trois sur le rectangle en bois d’une table encombrée par mon ordinateur portable et les restes du petit-déjeuner. Trois petits livres rouges parus à La Table Ronde : Un voyage en automne (1996), Cavale (1997), Autres arpents (2000). Des livres que, par deux fois, l’éditeur a fait semblant de sous-titrer « roman », retenant, pour le dernier, la notion plurielle de « mélanges ». Des livres qui, parmi les plus récents, sont peut-être ceux dans lesquels j’entends, pour ma part, le mieux cette voix en toutes lettres dont Jean-Claude aura, du premier jour, fait la trouvaille fabuleuse. Cette voix en mouvement qui transforme, parfois, l’écriture en un mouvement de la voix. Comme si, vous savez, quelqu’un, entre les lignes, nous parlait. Cette impression de voix fictive est, sans doute, la fable même de ces livres sans sujets. Leur intrigue musicale. Leur effet de souffle. Leur rime en prose.

Ces livres valent d’abord par ce voyage vers la voix dont ils n’ont de cesse de réinventer le lieu, la formule. Alchimie sonore d’un verbe qui rêverait, s’arrachant au support fixe de la page, de s’évaporer dans l’air libre d’une parole à tous les vents. Pirotte compose ces livres comme des improvisations. Proses en jazz. Je retrouve dans le carnet vert qui traîne au fond d’une poche de mon blouson cette citation notée, voilà quelques jours, à Toulouse. C’est dans la section de Autres arpents significativement intitulée « D’un petit carnet » : « Boire un fin montravel, un matin qu’il pleuvine, à Angoulême, chez Paulo, c’est quelque chose. Le chat Ibsen avale ses croquettes. On entend Fats Waller, le jardinet s’ouvre aux nuages voyageurs. C’est comme si la littérature devenait ce qu’elle doit être, un bon vieux jazz du Sud, sans façons. » Jean-Claude Pirotte est un écrivain pour écrivains. Comme il y a, dans le jazz, des musiciens pour musiciens.

Et, dans l’arène, des toreros pour toreros. On oublierait, sans eux, que c’est d’art qu’il s’agit. Et de rien d’autre. Une âpre dépense hors commerce. Juste une façon, vous savez, de vivre sa vie. De la jouer. De jouer grave.( … )Il fait bleu Pâques. C’est dimanche. J’ai retransporté la petite table en bois sur le bout de balcon qui fait rentrer dans ma chambre l’azur, les pierres, les nuages. C’est l’endroit le plus calme d’Arles. À peine une rumeur, au loin, de fanfares. On n’en perçoit que mieux le gargouillis régulier de l’eau qui, sortant d’une bouche en tuile orange, fait des bulles dans le bleu piscine. La lumière, qui essaye ses capes dans la transparence tranquille de l’air, m’empêche de lire ce que j’écris sur mon écran. Je parle ma pensée à voix de tête. Je compose en aveugle. Je laisse faire les premiers mots du jour. Les derniers.

Ce désir m’est venu pendant la novillada du matin. Rien de vraiment notable. Rien de franchement détestable. L’ordinaire de notre routine taurine. J’ai regretté de n’avoir pas pris mon carnet. Glissé dans ma poche un petit livre. Je devinais quelques titres sur le journal de mon voisin. L’agonie pascale du Pape. Calvaire en direct. Le monde qui tourne mal en dehors du cercle de notre arène. Pas très envie d’avoir les dernières nouvelles de la catastrophe. La corrida, c’est le monde moins le monde.

Les mains de Juan Bautista

Je regardais les mains de Juan Bautista qui pendaient dans le vide par dessus la barrière de bois où se tient, dans la contrepiste, le torero d’Arles quand il vient voir les courses dans cette grande arène que dirige Luc Jalabert, son père. La corrida reste une histoire de filiation et de nom propre. Une histoire de famille. Étrange façon qu’ont, pour se parler, certains pères, certains fils. Luc Jalabert arpente nerveusement le callejon. Parle avec des cigarettes grillées dans l’urgence. Cause au vide à grands coups de calvitie convulsive. Son intranquillité saccadée s’est encore accrue depuis que, après avoir décroché plus d’une année, Jean-Baptiste, son fils, a choisi de retrouver les toros. De laisser les toros retrouver le matador qui hante son corps fantôme. C’était, vendredi, le jour de son retour. Vendredi, le jour de sa revenance. L’ouverture de sa saison. À chacun son âge d’homme. Je n’aurai pas trouvé le mien. J’ai passé l’âge de le chercher. Je m’en tiens à mon immaturité. Plus quelques cheveux pas encore blancs dans ma crinière de vieil enfant. Mon allure d’héberlué fait la gueule.

Donc je regardais, ce matin, ne regardant plus la novillada qui suivait son cours, les mains de Juan Bautista qui regardait la course. Les toreros, j’imagine, regardent les toros avec leurs mains. Imaginer, c’est tout ce qu’on peut, quand on cherche à s’approcher de cette énigme. La mystérieuse présence, quelque part, du corps d’un matador. Ce corps au risque des cornes n’est, peut-être, qu’un effet de notre imagination. Comme celui de Jean-Baptiste dont je ne voyais, pendant la novillada du matin, ce dimanche de Pâques, en Arles que les mains. Et les lunettes de soleil qui montraient ses yeux cachés. Le torero de retour regardait la course avec ses mains qui pendaient dans le vide. Ses mains oisives. Il tenait ses doigts trop droits. Croisés strictement l’un dans l’autre. Les poignets presque posés l’un sur l’autre. Son geste avait cette endurante patience des toreros qui, pendant la corrida, passent à attendre la plupart du temps. Les spectateurs aussi.

Une arène est, à cet égard, un des lieux les plus métaphysiques que je connaisse. On vient, chacun selon sa solitude, attendre. Au prétexte de veiller la merveille. De favoriser sa furtive advenue. Au prétexte de rien. De moins que rien. On attend. C’est tout. Rien de désœuvré comme la vie. Comme les mains, ce matin, de Juan Bautista.

Ses mains vacantes.( … )Ce n’est pas la vie qui est désœuvrée. C’est moi. Moi qui souffre, et de plus en plus, de cette maladie du sens. J’ai de moins en moins de prise sur ma pensée. De moins en moins barre sur ma parole qui se barre. Il n’y a qu’à voir cette chronique qui tourne autour des livres de Jean-Claude Pirotte. Ne parvient pas à en rouvrir un seul. Voilà des semaines que je relis. Crois comprendre. Suis au bord de trouver le bon angle. Et perds le fil. Mon fil. J’ai cru m’en sortir en transportant jusqu’à ma chambre d’Arles ces trois volumes qui me regardent me taire. Le vent seul soulève leur couverture rouge. Comme il soulèvera, tout à l’heure, la muleta des gladiateurs qui se mettront devant les toros de Yonnet. Le vacarme d’une fanfare se fait, par la fenêtre, plus pressant. Dans une heure je partirai pour la corrida du soir. Rejoindrai ces amis auxquels j’ai faussé compagnie pour venir écrire, malgré tout, cet après-midi, dans ma chambre d’hôtel. Pour trouver refuge parmi les linge frais, les vieux livres, ma solitude endimanchée. Nous étions, toute la bande, à table.

Hier-midi. Je déjeunais à côté de Jacques Durand. J’aime tendrement cet écrivain des toros. J’archive, chaque jeudi, sa chronique dans Libé. J’en connais certaines par cœur. J’aime les phrases, les citations. Les bons mots. La corrida n’est qu’un interminable discours sur la corrida. Voyez Jacques Durand dans Libération. Francis Marmande dans Le Monde. L’aficionado n’en finit pas de faire des passes avec des mots. De faire tourner les phrases autour de l’osbcur objet de son désir. Moi non plus.

Un livre de rien

Au milieu du vin, des mots, des mets, Durand m’a brusquement demandé quel poète contemporain, le connaissant, lui, Jacques, je lui conseillerais de lire. J’ai bredouillé quelques phrases confuses sur Pirotte. Ma pensée me quitte. Comme la femme d’un amour impossible. Ma pensée est toujours plus loin que ma pensée. À côté, tellement à côté, de mes mots. J’ai donc improvisé, hier, cette chronique à table. Disant à Jacques Durand qu’il devrait lire cet autre chroniqueur de la vie ordinaire, du temps perdu, qu’est, aujourd’hui, Jean-Claude P.. Qu’il aimerait sa paresse, son anarchie, ses divagations, sa passion précise du paysage, ses changements de rythme en cours de phrase, sa façon de ralentir, pour un oui, pour un non, la prose, de faire circuler la poésie entre les lignes de la prose, rêveries, soubresauts, tout le tremblement baudelairien, sa façon d’être un homme de carnets, de regarder la lumière du monde à travers le verre de son verre de vin, de n’être pas guéri de l’enfance, de la retrouver au premier coin de rue venu, ses allures de bon à rien malgré lui, ses refus de réfractaire, ses incartades d’incurable, sa cavale de faux voleur, son romantisme anachronique, sa barbarie brusque, sa naïveté d’émerveillé, son style d’une extrême indigence, sa littérature maquillée, sa façon de citer Perros dont l’impossible métier était, comme on sait, de prendre l’air.

Je vais être en retard pour la corrida du soir. El Fundi, Denis Loré, Juan José Padilla devant six pupilles de l’élevage d’Hubert Yonnet. Un histoire d’Espagne et de Camargue. L’autre Sud. (...) « Tous nous passons nos jours sous un ciel de légende, et nous l’oublions à chaque instant. J’ai besoin de Chardonne et de Dhôtel, de Follain, de Lubin, de Thomas, de Jaccottet, d’autres encore, de tant d’autres, pour me le rappeler. C’est bien de cette manière que la littérature nous révèle à l’existence, nous mène par la main dans la vie, apaise nos malentendus intimes, et nous guérit de nos aveuglements.

On aura compris que l’analyse n’est pas mon fort. Je préfère m’abandonner à la promenade, suivant encore en cela le prescrit de ma paresse, qui est bonne conseillère. Je retourne sans cesse aux provinces, dont la flânerie n’épuise jamais les charmes détaillés par le Larbaud d’Allen, ou le Giraudoux des Provinciales.

La littérature française est provinciale. Et elle l’est exclusivement aujourd’hui. Il n’est d’écrivain selon mon cœur que de la province, et Calet, Fargue, Réda n’ont pas d’autre souci que d’élever Paris à la dignité des terroirs.

Cela me plaît, et me plaît de même le loisir d’aller ici et là reconnaître que la réalité se conforme avec scrupule aux récits qui la fondent. Je me suis attribué ce rôle d’inspecteur » (Rue des Remberges).« Ceci ne sera pas un roman, ni un journal, ni des carnets, encore moins des poèmes, ou des essais. À la rigueur une fausse chronique. Mais non. Rien. Un livre de rien, comme d’habitude. Des pages au long desquelles je chercherai ma voie, si tortueuse que je n’achèverai jamais le parcours (il y a la mort et c’est tout, l’arrangeuse, celle qui habille ou dépouille, le mieux est de simuler l’indifférence), des pages où ma voix restera le murmure presque inaudible affligé d’un raclement de vieille toux épuisée, une voix cassée » (La Légende des petits matins).« Je me suis installé dans cet hôtel idéalement anonyme, ce qui me dispense de vous le décrire. J’ai sous les yeux le dictionnaire des noms de lieux de Bourgogne, un vieil opuscule consacré aux communes de la Côte d’Or, le Dijon de Pascal Commère, et mon inséparable exemplaire du Guide du vin de Raymond Dumay.

Ce sont d’exaltantes lectures pour le voyageur que je ne suis pas. Je repense à nos haltes anciennes, lorsque nous nous dirigions à l’aventure en remontant le cours des rivières à truites, souvenez-vous, et que soudain nous apparaissaient dans le halo trouble du soleil couchant les contreforts feuillus de l’énigmatique et redoutable Porte de la Comté. Le charme qui nous avait guidés, le tropisme si vous préférez, nous en prenions la mesure en nous attablant à la terrasse pavée de cette antique auberge de Rolampont, qui servait encore à quelques pélerins notoirement assoiffés le chardonnay beurot dont la rondeur astrale est à jamais enfouie sous les oripeaux des années.

J’ai voulu me rasseoir à cette terrasse, on descend deux marches, elle est en contrebas de la route. Il ne restait que trois chaises de jardin rouillées, et les volets dont le vert acide s’écaille doucement, fermés comme de vieilles paupières fripées qui frémissent dans le sommeil. J’ai murmuré cette petite phrase amère et souriante de Paul-Jean Toulet, qui s’écrivait à soi-même avec davantage, ô combien ! de profonde légèreté que mon double improbable ce soir qui s’essaie au même exercice :

Ce n’est rien, c’est un peu de jeunesse qui passe… (Un rêve en Lotharingie).

Cavale

(...) Mardi 29 mars. J’écris un lendemain de fiasco. Les toros du Puerto de San Lorenzo n’auront donné de jeu qu’à notre nausée. La corrida n’est, le plus souvent, qu’une autre forme de la dépression nerveuse. Une façon burlesque et cruelle d’achever nos rêves invalides. Donc je n’aurai pas vu, hier, Enrique Ponce. J’étais venu le voir tout exprès. J’essaye de ne jamais manquer les rendez-vous que donne à la souveraineté mon torero de préférence. Sa lenteur et sa douceur pour réparer notre monde. Faire, à chaque course, tourner notre planète dans le sens des aiguilles du merveilleux.

Le « merveilleux quotidien ». J’ai trouvé cette formule en relisant, hier, un vieux livre de Pirotte. Je m’oubliais sous le bleu d’une Provence fabuleuse. J’attendais, sur la pierre chaude des arènes, que commence cette course dont, en quelque sorte, j’attends encore, ce matin de crachin sur Arles, l’improbable ouverture. Je relis Cavale dans le grand salon de l’hôtel d’Arlatan. Retombée mélancolique des lendemains de Feria. J’ai deux heures à tuer avant le dernier train pour Toulouse.

J’aime traîner. La paresse et le désœuvrement sont la moindre des choses quand on parle de ce bon à rien de Pirotte. Ce « demi-solde d’une pègre indécise ». « Ce Villon à la petite semaine ». Cet égaré toujours entre deux gares. À chacun son art de la fugue. « Je ne suis en effet, écrit-il page 63 de son carnet de cavale, qu’un être chimérique. Et sans doute la cavale ne figure-t-elle qu’une chimère de plus ». 13 H 30. La réceptionniste essaye de faire comprendre à des Américains obèses que leurs chambres ne sont pas encore prêtes. Un faux soleil fait jaunir, à travers les vitres, une lumière poussiéreuse. Je commande un Coca.

Pâques en Arles reste la façon la plus joyeuse de se détruire. Tous les lendemains de fête sont terribles. Les jours d’après, des petits suicides. Pendant le lâcher de toros camarguais qui marque la fin des festivités, un Arlésien de 69 ans s’est inexplicablement planté, hier soir, sur le boulevard des Lices. Jusqu’à ce que les chevaux encadrant ce dernier abrivado le renversent. Le piétinent. Il est mort, ce matin, dans La Provence. Une brève (page 24). Je vais voir, une dernière fois, rouler le Rhône. Comme dans le poème de Prévert sur Vincent. Enfant, je le savais par cœur. Autre vie, autre province. Trop de revenants m’empêchent, aujourd’hui, de revenir à Nevers. Les livres sont notre patrie par défaut. Notre patrie nomade. Les livres dans lesquels, comme dit Pirotte, on fait son nid. Vers, proses et autres divagations. Et tout le reste est littérature.

(...) « À force de nicher dans les livres, entre les pages des livres, entre les phrases des livres, comme entre les draps douteux dans des garnis de hasard et de nécessité, quand on n’a rien à soi que le rêve qu’on transporte, sac troué sur l’épaule et qui pèse le poids excessif et dérisoire du temps perdu, des voyages avortés, des campements imprécis et des enfances filandreuses, qu’est-ce que je disais donc ? ah oui ! je disais qu’à force d’hébergements littéraires et de grivèleries poétiques, on finit par s’oublier sous la pluie d’octobre au point de renoncer aux départs, fussent-ils imaginaires. J’en suis là, quasiment. Appelle-t-on cela jouer l’Arlésienne ? Je le crains. En quelque manière l’idée de départ a cessé d’en être une. Je vais partir comme si je restais.

Je me promets de ne pas emporter de livres, or je ne tiens jamais mes promesses. Cela m’est de plus en plus souvent reproché. Quand il s’agit de reproches, je suis bon public (« Est-ce que les reproches ne nous rendent pas souvent plus fiers que l’éloge ? » demande le malicieux Robert Walser). Donc, il y a là deux ou trois valises qui ont servi à voiturer des choses de la rue des Remberges à la rue Saint-André. Des choses, impossible d’être plus précis. J’ai oublié ce qu’elles contiennent, ces valises. Vieilles nippes ou chemises neuves, qu’importe. Où est le temps où mon bagage était toujours prêt, d’une exemplaire minceur ? Le temps de la cavale et des fuites obscures, aussi soudaines qu’un envol d’étourneau. J’aurais donc égaré mon âme de nomade, vendue au diable insinuant des sédentaires » (Un voyage en automne) ?

(...) « Voilà, c’est l’heure à nouveau de rouvrir ces carnets fantômes, ceux d’hier, d’avant-hier et de toujours, ces carnets où peu à peu la trouble et vaniteuse image d’un homme jeune, et de moins en moins jeune, s’est déposée avant de se ternir et de s’effacer. » Donc Cavale est un « carnet de cavale ». Il n’y a d’ailleurs à ce livre guère d’autre fiction qu’un regard critique porté, vingt ans après, par le narrateur sur ces pages retrouvées du temps perdu. « J’ai vécu, il faut vivre avec le vent, la poussière, la pluie, les paperasses, la mauvaise littérature, les amis disparus, les douleurs arides. » Blues en prose sur un harmonica de poche. « Je pourrais en faire un roman, à quoi ça servirait. Un petit roman chic de plus, une historiette à ma façon, sans ordre et sans façon. » Ce refus du roman – cette rupture avec le genre éditorial dominant, et tout particulièrement avec le polar de série noire – est d’abord chez Pirotte le geste d’un poète.

La recherche d’un autre lyrisme en prose. Le lyrisme romantique des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, des Promenades et souvenirs de Nerval ou des Papiers collés de Perros. Façons de vivants, façons d’écrivains. « Sur un bout de papier, au bistro », sur « un autre feuillet sale arraché à un bloc-notes marqué Heineken », l’apprenti-prosateur raconte sa « vocation de la fuite ». Sa « vie avec le vin », aussi. C’est la même chose. Le même rythme. Une littérature de contrebande. « C’est un type très ordinaire, qui peut affirmer comme tout le monde : je n’ai rien devant moi. Ce rien c’est toute ma fortune. Il va se soustraire à l’exécution d’une peine à laquelle il s’est, mais qui l’avouera ? peut-être lui-même condamné. » Rien de plus libre que cette infortune. Et personne de plus délivré que cet avocat définitivement en cavale.

L’erreur judiciaire se métamorphose en vie errante. Et la cavale en « façon de tourisme originale ». Tourcoing, Lille, Reims, Rethel, « le bistro de Semur-en-Auxois », Corcelles, le mont Afrique, Marsannay, La Maladière, Londres, Montpellier, Nîmes, Figueras, Barcelone, les « bordels des environs de Gérone et de Llansa », Perpignan, « le bistro de Lafage-sur-Sombre entre Marcillac-la-Croisille et Saint-Merd-de-Lapleau », les gorges de la Dordogne, « les hauteurs du plateau de Xaintrie », « le bar de Claude, à Saint-Dizier », « le bar de la Poste à Joinville-en-Vallage », le « grenier qui m’abrite » à Paris, Saint-Pierre-des-Corps, la Sologne, « les désastreux faubourgs de Tours », Bordeaux, la Charente, Angoulême, la rue des Remberges…

(...) « Je suis satisfait d’être hors la loi. La comédie de ce procès véreux me fait sourire. Ce qui compte c’est le loisir merveilleux que me ménagent aujourd’hui ceux qui m’ont condamné, en m’apprenant à leur insu que la lumière éblouissante de l’exil se mérite. Je n’ai pas l’intention de rentrer dans le rang. De quel rang d’ailleurs s’agit-il ? Le vin, les livres, la musique s’épanouissent à la clarté nocturne des existences menacées » (Cavale).

La prose en poème suivant Pirotte

(...) Samedi, 2 avril. Une semaine, déjà, que je n’arrive pas à boucler cette chronique. Je n’aurais pas pu – comme Jacques Durand, comme Francis Marmande – régler le pas de ma pensée sur le rythme du journal. C’est l’impuissance à penser qui devient, chez moi, chronique. J’écris ces lignes dans ma chambre avec vue sur la ville rose. « Grapelli plays Grapelli ». C’est le titre d’un des disques que je viens d’acheter à la FNAC. De la place Wilson aux allées Verdier. D’un coup de vélo compulsif. Connaissez-vous Toulouse ? J’improvise de plus en plus mal. J’ai fini par prendre mon parti de cette imposture. Comme Pirotte celui de la cavale. À chacun son rythme. Son style. Toute âme n’est, à la fin, qu’un petit violon. Sur quoi la vie joue de traviole. Nostalgies de l’origine, origines de la nostalgie. Je remonte une dernière fois le fragile mécanisme de cette boîte à musique.

La prose en poème selon Pirotte. Tout tourne. Les chansons, les toros, la chance. Écrire est l’autre façon de disparaître. De s’absenter. De se retirer. Tirer sa révérence. Pour mieux se tirer. Sans l’erreur judiciaire de 1975 l’avocat ne serait jamais devenu cet écrivain fugueur. Ce prosateur en quête de frère. Il continuerait de gagner sa vie. Nous sommes quelques-uns à le remercier d’avoir préféré la perdre. Des juges sans jugeotte ont bien fait de condamner à l’écriture cet innocent aux mains nues. « Dans la misère et l’insécurité de la cavale, la littérature, la peinture, la musique m’ont rendu à la vérité. À la paresse.

Au vagabondage. Active, la paresse (j’ai cité tant de fois Perros : « Je ne travaille pas, je suis travaillé »). Productif, le vagabondage. La vie, en somme, sans quoi l’art serait lettre morte. » Le violon de Grapelli va d’un signe du zodiaque à l’autre. Comme ma fausse chronique d’une citation de Pirotte à une formule de Perros. Il n’y a que des contrebandiers de la littérature. Des bandits de grande chanson. Voleurs de mots, pilleurs de rimes, notre famille crapuleuse. Écrire est l’autre façon de se déclasser. De sortir du rang. De faire sa mauvaise tête. De boîter sa destinée. Arlequin à la diable. Comme Grappelli qui, sur son violon tzigane, fait feu de toute virtuosité. La première valse venue sublime le sordide de la cavale. Affaire, vous savez, de swing. Pirotte persiste dans son choix d’appartenir à la tribu des irrécupérables. Persiste et signe. En toutes lettres. Un écrivain n’est bon qu’à ça. Il vit comme il écrit. Free.

(...) « Je peux essayer de faire parler Verdi. J’ai fui les familles (ce serait lui qui parle). Pas de haine, non. Au contraire. J’ai cherché ma famille, au gré de mes identités usurpées.

Être hors la loi, c’est admettre qu’on est seul. Mais c’est aussi, et surtout, compter sur le frère à venir. Sur la bonté, la générosité, la fraternité, l’humanité. On est tellement seul qu’on ne peut compter que sur l’autre. Encore, cela est mal dit. On est aimé. On doit l’être. Et c’est vrai que l’amour existe, là, sans phrase, dans l’inquiétude absolue. « Il faut aimer ses personnages », dit Boulgakov. Mais la cavale n’est pas un roman. Des personnages apparaissent, de plus en plus furtifs. Le narrateur aussi se retire. C’est comme la vie. La cavale est un constat de disparition. En termes juridiques, une déclaration d’absence. »

(...) J’ai fini cette chronique sans l’avoir commencée. « Nina Simone sings Ellington ». Ce CD fait partie du butin du jour. Je m’ennuie. Les cartels de Nîmes sont griffonnés sur une feuille de papier froissé. Ponce torée le lundi de Pentecôte. Juan Bautista le samedi. Je retrouverai Jacques Durand. Francis Marmande. Toute la bande. Nina chante « Solitude ». J’enverrai, de Nîmes, une carte postale à Pirotte. Écrire est l’autre façon d’avoir rendez-vous. De donner signe de vie. « It Don’t Mean A Thing (If It Ain’t Got That Swing ». Le jazz, les livres, les toros. Je n’aurai pas trouvé d’autre point de vue sur la vie. À chacun sa traversée du vide.

Je n’envoie jamais de carte postale à personne. « Nina Simone at Carnegie Hall », New York City on May 12, 1963. J’aurai donc écrit cette chronique sans l’avoir ni finie, ni commencée. Cette chronique fantôme.

Arles 26 mars - 3 avril 2005.

Yves Charnet