Igor Stravinsky

Le Rossignol et l’oiseau de feu

Pour faire le portrait d’un oiseau ou Souvenirs de son enfance

Isolé, malade, en proie au doute, Stravinsky, quelques mois après le Sacre, retourne vers sa mémoire, vers la mémoire collective de la terre russe, et compose trois petites chansons Souvenirs de mon enfance en novembre 1913. Dans ces trois minutes de musique, la petite pie s’envole et se casse la tête, et le noir corbeau est trempé jusqu’aux os.
Mais surtout tout le parfum de St-Petersbourg revient, l’odeur des légendes de nourrices tourne autour des chambres intérieures. Et Stravinsky se remet à la composition du Rossignol, lui-même ancré dans ces années heureuses où s’ouvraient toutes les magies sonores de l’orchestre, où tous les jouets de la musique lui étaient offerts sous l’œil tendre du bon maître Rimski-Korsakov, fier de voir se perpétuer en son élève les enchantements de ses opéras ruisselants déjà d’oiseaux (Kitège) ou de bon pêcheur (Sadko).
Et le thème de l’oiseau - celui de la forêt intime ou celui bariolé de l’Orient imaginaire - volette dans toutes les histoires de la vieille Russie, symbole de liberté, d’évitement de la lourdeur du monde. Chant de la fuite, chant de la beauté de l’ailleurs, l’oiseau traverse la douleur des hommes et ouvre le ciel. De l’horloge à coucou qui accueille la nuit, au chant renversé qui fait encore croire au soleil, l’oiseau est souvent présent, âme libre et pleine de mystère, au milieu de tous les souvenirs d’enfance.
Comme une hirondelle retrouve son nid, Stravinsky au travers de la reprise de son opéra retrouve ses années à St-Petersbourg et bien au-delà, la demeure de son père. Dans tous les hauts et les bas de son œuvre disparate, ce sont celles liées à une Russie fantasmatique (L’oiseau de feu, Le Sacre, Renard, Les Noces, Mavra, Le Rossignol, Petrouchka… ) qui pèsent le plus lourd, leur poids de cailloux d’évidence, de magie sonore, de bruits d’ailes d’oiseaux.

Ensuite Stravinsky basculera dans le monde du rituel. Ce ne sera pas le triomphe du rossignol mécanique mais celui de la célébration, du temps éternel et figé qui se doit de se répéter de Gesualdo à Webern.
Restons avec le Stravinsky des campagnes russes, des histoires de moujiks, des berceuses en Allemand de sa gouvernante, du manque de tendresse de ses parents et de son refuge dans l’imaginaire. À la fin de sa vie, il confiera avoir écrit ces œuvres comme une tentative de retrouver la beauté perdue du monde féerique de son enfance. Souvenons-nous de ces étés lumineux, des chants de femmes revenant du travail au milieu des bruissements d’abeilles, qui le marquent. Dans sa nature d’Oustiloug se forge sa mémoire sonore qui sera ordonnée et décantée par son maître Rimski-korsakov.

Le hâbleur de génie qu’était Serge Diaghilev et son intuition foudroyante achèveront de le marquer et de le mûrir.
Placé sous la bienveillance attentive de Rimski, le Rossignol commencé en 1908, et L’oiseau de feu, exigé par Diaghilev par télégramme, et terminé en 1910, vont composer ses portraits d’oiseaux.
Pour faire le portrait d’un oiseau, Stravinsky n’éteint pas les phares de son enfance au risque de naufrager sa mémoire, non, il anticipe les bons conseils de l’ami Prévert, et il s’applique surtout à effacer un à un les barreaux de la cage.

Ainsi, hauts et sans contraintes, les oiseaux de Stravinsky seront les chants d’un compositeur libre.
Bien sûr les plumes se souviennent d’une Russie orientalisante, où les contes de nourrices couvrent le bruit des ruisseaux, où les ombres de Moussorgski, de Rimski mais aussi d’un drôle de cygne noir (Debussy) sont palpables.
Mais l’envol de Stravinsky est sans retour et le chant finit l’exil.
Entre l’oiseau de feu et la fin du Rossignol, il y a Le sacre du printemps ! Et la musique des oiseaux a surpris les matins de la musique à venir.

« Et le loriot entra dans la capitale de l’aubel’épée de son chant ferma le lit tristetout à jamais pris fin. » René Char.

Gil Pressnitzer