Igor Stravinsky
Symphonie de Psaumes
Les leçons de ténèbres orthodoxes
« Dans le royaume du Père, il n’y a pas de drame, il y a seulement un dialogue qui est un monologue déguisé » Rudolf Kassnek.
Cette citation est donnée dans les entretiens entre Stravinsky et son curieux familier Robert Craft, (à chacun son Raspoutine et Stravinsky n’en manqua point entouré de médecins, de faux mages, de zélateurs et d’escrocs). Cette citation peut éclairer une des œuvres les plus énigmatiques de Stravinsky dont le seul écho dans son œuvre peut se retrouver dans le Canticum Sacrum ou encore Threni et surtout le Roi des Etoiles (Zvezdoliki).
La Symphonie de Psaumes, une des œuvres majeures du grand ensorceleur russe, est faite d’ombres secrètes contenues, de nuits ivres de mysticisme aussi et d’une désespérance froide envers l’humanité.
Comment cette pierre froide, tombée comme un météore, s’inscrit-elle dans les chemins cahotants de ce grand maître, plutôt homme du sacre du paradoxe que du sacre du printemps ?
L’homme mondain est aussi un homme de piété, certainement la part la plus authentique de lui-même.
De la même façon que l’on ne peut lire Brahms sans le décrypter au travers de son protestantisme profond, on ne peut connaître Stravinsky sans admettre que ce compositeur qui refusait toute orthodoxie musicale, était chevillé de façon pathétique et anachronique à la foi orthodoxe. Cet homme, traversé de tant de contradictions, avide d’expérience et de prestige, puits de forces adverses d’attractions, d’imagination, est resté humblement croyant, malgré des doutes et des reniements.
Le personnage Stravinsky est le personnage musical du siècle. Ce siècle, déjà derrière nous, aura aussi bien réinventé son matériau pictural avec une figure emblématique comme Picasso que son matériau musical avec cette autre figure que fut Stravinsky.
Il en est d’autres, certainement plus importants mais l’histoire aime les raccourcis et une certaine simplification.
Ce XXe siècle qui a bouleversé jusqu’à sa manière d’être et de penser, son univers mental et l’expression pour le traduire, Stravinsky le traverse nonchalamment et ironiquement avec cette dure remarque:
«Il ne suffit pas de violer l’histoire, encore faut-il lui faire un enfant».
lgor Stravinsky (1882-1971) en sema quelques-uns avec les différentes amantes du moment, et des plus bigarrées, prenant à chaque fois à contre-pied ses suiveurs.
Son imagination toujours aux aguets, sa rapacité autant vis-à-vis de la gloire que de l’argent, l’obligeaient à être en première ligne.
Aussi, il a franchi allègrement tous les langages et tous les codes: barbare parfois, en perruque poudrée tantôt, modal souvent, néo-classique, sériel sur la fin, il est le maître des métamorphoses.
Son art de l’adaptation, du décodage des modes à venir, le rend totalement inclassable.
Changeant perpétuellement de style et de manière, Stravinsky est pourtant toujours le même compositeur: inquiétant parfois, discutable très souvent, énigmatique et toujours fascinant. Expérimentant le plus souvent, s’amusant aussi à assembler les éléments les plus disparates, il se divertit et parfois il invente.
Quel que soit le nombre de ses pirouettes, de ses errements dans le néo- académisme et de sa conversion militante au système sériel, Stravinsky reste un des artisans de l’expansion du système musical.
Mais tragiquement seul, car il n’aura nulle descendance, ni en fait de réelle influence sur le cours du monde, au-delà du choc primal du Sacre (voir la Suite Scythe et le Mandarin Merveilleux).
Stravinsky est profondément un créateur, un génie solitaire loin des courants porteurs des langages en cours. Rebelle et provocateur isolé, il a fait de l’humour froid en musique semant, négligemment quelques-uns des sommets musicaux du siècle (Oiseau de Feu, Noces, Petrouchka, Sacre, Symphonie de Psaumes, Requiem Canticles, Agon...).
Le parcours musical de Stravinsky est totalement sinueux et imprévisible. Lui-même ne savait pas où il allait car il n’avait pas un langage musical tendu vers une direction déterminée et faisant sens. Stravinsky n’opère pas de façon consciente et volontaire vers un univers unique. Il se veut totalement discontinu, passant des bouffées de nostalgie des mélodies russes aux traces de bougies de la foi orthodoxe, à Pergolèse ou Gesualdo.
Style protéiforme, mélange de mensonges, de rouerie et de merveilleuses naïvetés, Stravinsky oscille dans sa vie comme dans sa musique.
Allant vers Dieu, le quittant, puis y revenant comme il le fera des formes musicales, Stravinsky fait très attention à sa communication, à son positionnement.
« Le désert, c’est Dieu sans l’homme » (Balzac), la musique serait désert sans Stravinsky.
Cet homme sans parole de référence est pourtant le musicien phare du XXe siècle, par sa distance habitée, sa modernité appliquée. Il aura résolu à sa manière le drame de tout créateur écartelé dans un antagonisme permanent, mal qui frappa tous ses autres contemporains. Lui aura tout simplement résolu ce grand écart, en acceptant d’être toujours en permanence en rupture stylistique avec son temps, quel qu’en soit le prix.
II n’a aucune volonté de tradition ou de synthèse et il passe d’un académisme à une musique tranchante comme une lame, s’amusant à revisiter toute l’histoire de la musique de l’Ars Nova à Webern.
Il a su composer dans toutes les écritures, même les plus incompatibles, les plus hétéroclites, et se créer un espace bien à lui.
Homme sans unité, Stravinsky s’approprie tous les vocabulaires mais crée un univers profondément reconnaissable.
« Il intègre dans sa création une sorte de rituel imposant la conjonction de l’inouï et du reconnaissable ». Patrick Szersnovicz.
Le parcours de Stravinsky n’est pas celui d’un homme habile, mais celui d’un merveilleux manipulateur des sons. Pour un compositeur si attaché à la technique et haïssant par-dessus tout le laisser-aller et l’amateurisme, il est intéressant de relever les lignes de conduite qu’il s’était données, car Stravinsky est avant tout profondément cohérent malgré les apparences, et comme il s’est beaucoup exprimé, autant lui laisser la parole:
« La technique est tout l’homme ».
« Mes musiques peuvent survivre à presque n’importe quoi sauf à un tempo faux ou vague ».
« La perfection de la symétrie se trouve dans la mort ».
« Ma musique est uniquement faite d’os ».
« Les notes sont des symboles non des signes, aussi ma musique ne doit pas être interprétée ».
« Mes disques sont les suppléments indispensables à mes partitions ».
Ces citations permettent d’accéder à l’univers humain de Stravinsky, à sa froideur apparente mais surtout à sa superbe organisation même dans le chaos apparent.
Juste une anecdote pour compléter ce portrait d’un homme rationnel plus que passionnel et que vraiment beaucoup de traits rapprochent de Picasso, sauf l’essentiel, l’appétit de vivre et de croquer les femmes.
Cette anecdote est édifiante. Stravinsky ignorera Schoenberg pendant 35 ans, ne le rencontrant jamais, alors que pendant onze ans, ils habitèrent quasiment côte à côte. Cette attitude de distance en tant qu’homme, Stravinsky l’emploie aussi dans son parcours musical.
À travers ce chemin sinueux, ces retours en arrière, ces brusques accélérations vers l’inattendu académisme ou le sérialisme, il reste des repères fixes. Stravinsky est un observateur détaché qui choisit ses alchimies, intègre les lieux communs utiles, détourne les matériaux hétéroclites, assimile les objets culturels les plus incongrus. Stravinsky digère le monde qui l’entoure pour bâtir sa demeure sans état d’âme, mais avec la conscience aiguë de son génie.
Stravinsky est l’homme des tours de force, de l’art des métamorphoses.
Pourtant la clé de voûte de sa poétique musicale peut se lire malgré tous les travestissements musicaux possibles : d’une part Stravinsky n’a jamais abandonné ses sources premières, ni son attachement au principe de l’attraction du monde tonal de son enfance et d’autre part une grande partie de son œuvre relève du sacré, ou plus précisément du rituel.
Même dans des œuvres moins explicites, un certain dépouillement hiératique est présent, auquel s’associe dans le même besoin d’ordre supérieur, une volonté profonde de remonter le temps pour dérouler toute l’histoire de la musique occidentale ou pas.
Et puis Stravinsky n’a jamais voulu être empaillé comme musicien russe et il se trouvait face à sa rupture avec un univers païen et exotique qui avait fait de lui le plus grand musicien de son temps.
Il lui fallait se survivre musicalement alors que la trilogie de l’Oiseau de feu, de Petrouchka et du Sacre (trois, quatre et six ans après son tout premier concert!) l’avait immortalisé en pleine jeunesse. Il était la modernité incarnée.
La période suisse de la première guerre lui permit un élargissement de son domaine musical et de ses expériences (Renard, Les Noces, l’Histoire du Soldat) et il compliqua encore sa recherche rythmique.
Et puis vint « l’auto-trahison », le retour aux compositeurs du XVIIIème et XIXème siècle et ce besoin d’ordre qui grandissait en lui.
La période des commandes, avec des ballets (Pulcinella, Apollon), de curieux oratorios boursouflés (Oedipus Rex, Persephone), l’occupent totalement.
Ses autres aventures et son ultime virage vers Webern ne doivent pas faire oublier que cet homme est avant tout un magicien-météore qui tire son énergie des feux de la rampe et du scandale.
Haï ou admiré, Stravinsky aura été pendant plus de soixante ans la référence de la musique.
Plus que du clown génial, il faut pour comprendre cette Symphonie de Psaumes, se souvenir que Stravinsky appartient totalement à l’église russe orthodoxe et vers 1930, armé de la composition, il était redevenu profondément religieux.
Sait-on que Stravinsky aimait profondément les œuvres métaphysiques de Paul Klee, surtout la série ultime des anges ?
Cet homme de la génération de l’exil est aussi celui d’une œuvre hautaine qui fige le temps ou plutôt qui apprend à regarder passer le temps. On pourrait, par exemple, appliquer à la Symphonie de Psaumes, la remarque faite par Debussy sur le Roi des Étoiles :
Œuvre pouvant être exécutée sur Sirius ou Aldebaran mais j’ai de plus graves doutes au sujet de son exécution sur une modeste petite planète comme la nôtre.
La grandeur de Stravinsky est celle non pas d’un penseur mais d’un acteur.
Là où tant de bègues n’ont cessé de zézayer et de pontifier Stravinsky a lui simplement agi. (Boulez).
Cette action, peut être aussi action de grâce et alors l’œuvre chante la parole et la sanctification du silence et de la louange.
Cela s’appelle alors la Symphonie de Psaumes, basalte noir tombant sur nous du haut du ciel.
Symphonie de Psaumes
I - Exaudi orationem meurt
2- Expectaus expectavi dominant
3 - Laudate Dominum
« La symphonie de psaumes fut à l’origine dû à la commande d’un éditeur qui me suggéra, par routine, « d’écrire quelque chose de populaire ». Je pris ce mot non dans le sens sous-entendu par l’éditeur de « s’adapter à la compréhension populaire », mais dans celui de créer « quelque chose d’universellement admiré ». Je choisis donc le psaume 150 en partie pour sa popularité, mais ainsi pour une autre raison convaincante : mon désir de réagir contre les nombreux compositeurs qui s’étaient servi de ces vers monumentaux pour exprimer leur propre sensibilité lyrico-sentimentale. Les psaumes sont des poèmes d’exaltation mais aussi de colère, de jugement et même de malédiction ».
Pour éclairer un peu plus ce que Stravinsky dit éloquemment, il faut savoir qu’il était adorateur des cantates de Bach et connaisseur intime de la tradition russe.
Extrêmement sensible au rapport entre le texte chanté, sa langue propre et la musique, il était fasciné par la langue latine.
« L’église ne sait que ce que sait le Psalmiste: la musique chante la gloire de Dieu et la musique le loue aussi bien ou mieux qu’une église et sa décoration ».« La musique religieuse sans religion est presque toujours vulgaire et il faut être croyant pour composer cela et pas seulement croire au sens symbolique, mais à la personne du Seigneur; à la personne du Diable et aux miracles de l’Eglise ».
Là aussi c’est Stravinsky qui parle et qui savait que pour qu’une œuvre vers Dieu ou qui que ce soit, tienne debout, il fallait renoncer à l’excès de haine et de passion.
La meilleure illustration est cette œuvre chorale avec orchestre.
Composée entre janvier et août 1930 à Nice, puis en Suisse, elle est le fruit de la commande lancée par Serge Koussevitzki, à l’occasion du 50ème anniversaire de son orchestre, l’orchestre de Boston. Elle fut créée par Ansermet le 13 décembre 1930 à Bruxelles, puis elle revint à ses dédicataires.
A la première page de la partition figure une double dédicace:
« A la gloire de Dieu et au Boston Symphony Orchestra, à l’occasion de son 50ème anniversaire ».
Pourquoi une symphonie ?
Stravinsky a écrit des symphonies (pour instruments à vent, en ut, en trois mouvements) mais à chaque fois, c’est tout autre chose qu’une symphonie au sens classique. Certes, il y a à peu près les dimensions (une vingtaine de minutes de musique), l’apparence organique (trois mouvements) mais c’est tout autre chose.
Ce n’est pas l’église au théâtre, c’est un souffle soutenu par l’orchestre. Elle est « l’image de son expérience de la vie dans ce qu’elle a de temporel » (Auden).
« Dans mon esprit cette symphonie devait être un grand développement contrapuntique et pour cela j’avais besoin d’élargir les moyens qui seraient mis à ma disposition. Finalement, après des essais, je m’arrêtai à un ensemble choral et instrumental dans lequel ces deux éléments seraient mis au même rang sans aucune prédominance de l’un par rapport à l’autre ».
Il désirait aussi, si possible, des voix d’enfants dans le chœur mixte. Ajoutons que les textes choisis dans la Vulgate sont respectivement les versets 13 et 14 du psaume 38 pour le premier mouvement, les versets 2, 3 et 4 du psaume 39 pour le deuxième mouvement et tout le psaume 150 pour le couronnement de l’œuvre, le dernier mouvement.
L’horreur de Stravinsky envers les commentaires des autres sur son œuvre oblige maintenant le commentateur presque au silence.
Quelques ultimes indications musicales, toutefois, sur ces trois mouvements.
- 1er mouvement : Écoute ma prière
Cette courte introduction est en fait un prélude où le chœur se fait humble, émergeant du silence entre les arpèges de l’orchestre et ces curieux accords qui passent des hautbois aux bassons puis au piano.
« Laisse-moi respirer avant que je ne m’en aille et que je ne sois plus ».
Stravinsky donne l’écho de cette ultime respiration, par une sorte de buée musicale.
- 2e mouvement : J’avais mis en l’Éternel mon espérance
La durée s’allonge (presque six minutes) pour une forme fuguée et les voix n’entreront qu’après un jeu sonore entre les bois (hautbois, flûtes) et le chœur apparaît sur une autre musique et voix après voix.
L’ombre de Bach passe dans cette double fugue, mais cette louange devient complexe pour, avec dévotion, aller vers le silence.
La conclusion est saisissante, car brusquement fortissimo pour dire la crainte devant l’Éternel.
- 3e mouvement: Alleluia, Louez l’Éternel
En suivant le tempo de Stravinsky, on obtient onze minutes parmi les plus étonnantes de la musique religieuse occidentale.
Là et là seulement sont convoqués les échos sonores des chants de l’église orthodoxe.
Parti d’une introduction grave, presque gelée, le morceau se termine, marqué au fer rouge de la ferveur religieuse. De nombreuses reprises indiquent qu’il n’y a plus de temps et cette louange ne chuchote plus les ombres, elle proclame en répétant sans trêve le « Laudate », le triomphe sur le silence.
Quelques ultimes pistes pour recevoir cette œuvre étrange :
« Alors que certains veulent se faire un nom, d’autres se battent pour se faire un non ». (Georges Perros).
Dans cette musique, Stravinsky dit non à l’inessentiel et entreprend un véritable voyage intérieur et cette cathédrale de sons s’élève au-dessus des messes minuscules et de l’argile des jours.
Un chant inquiet monte du chœur semblant implorer pour Stravinsky cette propre prière : « Priez pour moi ».
La Symphonie de Psaumes est une musique sombre, une musique d’ombres, de lèvres qui remuent vers Dieu, un jugement dernier à peine murmuré.
Un jour et c’est bientôt, Stravinsky nous le dit, nous serons devant la fin des temps.
La Symphonie de Psaumes s’élève comme une chanson noire et ancienne pour nous parler autant de notre fragilité que d’éternité.
Déjà vers la fin, en l’écoutant, l’auditeur se trouve dans un temps où les choses ont déjà cessé d’être, même si elles restent apparemment proches.
Stravinsky a érigé une stèle compatissante où la musique se fait attente, familière, mais déjà presque étrangère et inintelligible.
L’hiver du monde nous sépare déjà de ces voix qui s’élèvent seules vers l’ailleurs. Toujours à l’écoute de cette œuvre, un sentiment d’adieu plus que de Dieu semble naître.
Cette œuvre s’achève solennellement et la nuit revient.
Stravinsky ajoutera cette dernière conclusion :On espère adorer Dieu avec un petit peu d’art si on en a.
Stravinsky aura eu ce peu d’art et bien plus encore.
Gil Pressnitzer