Anton Bruckner

La Neuvième Symphonie

L’éternité de l’inachevé

Dédiée tout simplement « au bon Dieu, à condition que celui-ci l’accepte », la Neuvième Symphonie de Bruckner brille de cette lumière surnaturelle des œuvres inachevées.

Quand meurt Bruckner en 1896 meurt aussi une forme de symphonie mais aussi tout un monde dans lequel il paraît encore plus tragiquement inactuel : Sibelius publie la Suite de Lemminkainen, Zemlinsky son trio pour clarinette et Brahms fait ses adieux à la vie avec les Quatre chants sérieux, Strauss ensevelit le poème symphonique et tout un pathos romantique sous les boursouflures de "Ainsi parla Zarathoustra". Que signifiait alors encore la musique de Bruckner un an après la création à Berlin de la Deuxième de Mahler ?

Peu sans doute pour l’histoire de la musique, encore que la Neuvième de Bruckner soit sa plus grande avancée vers la modernité - un concept qui ne signifiait absolument rien pour lui, mais beaucoup pour l’autre histoire, celle qui se contemple dans ces territoires de l’intemporel où l’éternité peut s’étaler et reconnaître ses bons serviteurs. Et Bruckner fut son zélé serviteur avec ses masses sonores élancées comme une prière, ses orages intérieurs masqués par une déferlante des cuivres. La musique de Bruckner reste pourtant le plus souvent un livre fermé, le livre des sept sceaux sans doute, et ce malgré la beauté lyrique des thèmes, la profusion des plans sonores, ce côté tendu vers le sublime et qui par la richesse dense de sa structure sonore - fugue altière, élévation de la pensée, impact physique des déchaînements des cuivres - aspire à une adoration simple.

Pourquoi peut-on se sentir totalement extérieur à cet univers ?

D’abord parce que c’est essentiellement un univers fermé sur lui-même et tout entier offrande vers le mystère, et donc la musique de Bruckner pour se dévoiler, demande l’adhésion de l’auditeur. D’autre part l’aspect déterminant et déterminé de "gothique musical" de sa musique avec ses flèches tendues et prévisibles, ô combien ses effets grandioses mais terriblement datés car issus des profondeurs de la musique tonale et des procédés de la littérature d’orgue chorals envahissants, pédales interminables… - tout cela ajouté à un désintérêt ou une incapacité de l’orchestration complexe, peuvent rendre interminable sa conception musicale et donner l’impression de répétition, de piétinement, de grandiose parfaitement vain. Bruckner semble toujours marcher bon pas dans un dimanche de messe sans pouvoir concevoir un ciel vide à jamais. Ces certitudes pesamment ruminées finissent par perdre l’auditeur qui lui vit dans la confusion des jours.

Ce malaise vis-à-vis de Bruckner est réel, et un rejet face à ces édifices monumentaux a servi de prétexte, plutôt d’alibi devant la culture germanique ; Le drame de la musique de Bruckner est qu’elle se déploie aux marges de l’indicible, donc échappe à l’analyse, provoquant irritation ou méprise.

La raison et la comparaison ne sont pas les bonnes clés pour entrer dans ce calme intérieur qui demande humblement une écoute de l’ordre de la révélation, un peu comme le fit Bruno Walter qui reconnut très tard "l’âme grandiose, pieuse et enfantine à la fois" de Bruckner. Plus que la compréhension, la musique de Bruckner appelle partage de l’angoisse de la condition terrestre et espoir de transcendance.

Sa richesse, sa complexité, son état d’esprit spirituel forcent alors l’émotion. Et cette suite de précipices et de sommets, de foi folle et de dépression latente, touche au plus intime de l’auditeur. Il ne faut pas lutter contre la musique de Bruckner, sorte de bain en musique, de courants inconnus, mais se laisser emporter par elle, et soudain on ne se promène plus étranger dans ses vastes piliers, mais on voit les forêts s’avancer vers vous, avec au coeur les chênes celtiques des légendes médiévales. Homme de cathédrale cosmique Bruckner résolvait tous ses abîmes intérieurs ou affectifs par la solution des simples et des saints : Dieu. Bruckner n’est pas un théologien mais un alchimiste naïf dont l’alambic est la matière sonore mais dont la violence métaphysique est effrayante, prophétique. Avait-il même une vie intérieure tant parfois son absence est évidente ? Si peu de sa vie passe dans son œuvre, cette vie banale, terne, coulant grise entre désirs frustrés, troubles psychologiques, et résignation alors que son œuvre est une clairière lumineuse, presque hors d’atteinte car tendue vers l’infini.

Qu’importe, puisqu’il n’aura su que perdre sa vie en célébrant l’obscurité du dedans et la lumière du dehors. Et cet homme tragiquement seul se sera fait quelques amis parmi les anges.

La Neuvième Symphonie, sa dernière, aura pris un bloc immense de sa vie active de compositeur : près de dix ans ! Surtout si l’on se souvient que Bruckner, comme Janacek, est un compositeur de l’automne de la vie : les plus grandes œuvres datent d’autour la cinquantaine - Messe en fa mineur et pour la première de ses symphonies significatives, la Troisième à 49 ans, la Neuvième portée de 63 ans à 72 ans !

Les toutes premières esquisses du premier mouvement datent de la fin de l’été 1887 - le 21 septembre - au moment du traumatisme créé par le rejet sans ménagement de la version originale de sa Huitième par Vienne la frivole - et il ne sera vraiment terminé que le 23 décembre 1893. La plus grande partie du Scherzo ne vit ses premières ébauches qu’au début de 1889, le 4 avril, et sera terminée en février 1893 pour être repris et figé le 15 février 1894. Ce n’est qu’en février 1891 que Bruckner presque malgré lui se lance dans l’achèvement de son œuvre. Pris dans les remords perpétuels concernant ses œuvres précédentes, il remanie sans trêve, poussé par ses "amis" qui souhaitent lisser son œuvre de ses aspérités pour la faire ainsi mieux accepter par ses contemporains. Traqué aussi par ses peurs et ses pulsions morbides qui coulaient en lui comme un fleuve noir et souterrain, il confie d’ailleurs : "je n’ai guère envie de commencer la Neuvième, je n’ose pas, car Beethoven a, lui aussi, achevé sa vie avec la Neuvième". Il va donner corps à cette malédiction du chiffre neuf qui frappera aussi Mahler, lutteur infatigable, qui fera tout pour tromper le destin.

Et plus l’œuvre avançait - fin de l’adagio le 30 novembre 1894 et multiples moutures du Finale depuis mai 1895 entre révisions des œuvres précédentes et maladies de plus en plus envahissantes jusqu’à la pleurésie finale en guise de coda de sa vie - plus Bruckner avait conscience qu’il ne parviendrait pas à l’achèvement de ce cadeau à la "Majesté de toutes les majestés". Pris entre l’étau de la maladie qui se resserre et la crainte d’aller aux portes de l’achèvement, lié pour lui à sa propre fin et donc à la constatation de son inachèvement intime, il tentera bien de lutter de vitesse mais un obscur renoncement et l’avant-goût de l’anéantissement le faisaient tourner en rond. Le matin même de sa mort, le 11 octobre 1896, Bruckner travaillait sur son Finale. Aussi ce Finale inachevé, qui intrigue tant les musicologues qui sont légion à vouloir le terminer, ne se prête pas à cette restauration malgré l’abondance du matériau (esquisses, ébauches) laissé par Bruckner et la quantité de musique retrouvée, plus de quatre cents mesures, soit près des deux tiers sans doute ! Si le fait d’avoir choisi le ton inquiétant et tragique du ré mineur - celui du Requiem de Mozart - indique de façon implicite que le Finale doit se terminer dans un ré majeur triomphant, preuve humaine de la puissance divine, l’incohérence des pistes laissées par le compositeur ne permet pas de poursuivre. Contrairement par exemple à la Dixième de Mahler dont le geste symphonique est lumineux même si l’orchestration reste une énigme, la pensée de Bruckner devient confuse et égare sa volonté artistique, souvent dévoilée dans la coda qui organise l’écheveau.
Mais ici la coda n’existe pas et les esquisses sont surtout riches en clichés comme si Bruckner se parodiait, ou du moins essayait de relancer la machine de l’inspiration en s’appuyant sur ses rituels trémolos en fond de thèmes, chorals de cuivre comme des menhirs, développement par croissance "biologique" des thèmes à partir d’une cellule-mère. Et Bruckner, incapable de créer dans sa tête, ne composait vraiment que quand il couchait par écrit sa pensée, rendant ainsi impossible toute déduction préalable.

Plus que ces considérations de musicologue, il semble évident que le miracle de l’adagio précédant appelle le silence et l’immensité. Il constitue si fort le testament musical de Bruckner que toute note après semble vaine et presque obscène ! Et puis Bruckner lui-même avait intitulé cet adagio l’Adieu à la Vie (Abschied vomi Leben) au moment du passage du choral d’espoir qui clôt ce mouvement.

Trois mouvements seulement constituent cette œuvre, la plus attachante de Bruckner :

1. Solennel et mystérieux.
2. Scherzo. Agité et vif - Trio. Rapide - scherzo da capo.
3. Adagio. Lent, solennel.

Le côté testamentaire de cette œuvre apparaît dans le choix de la tonalité, dans les nombreuses auto-citations de Bruckner de ses précédentes symphonies et aussi de ses œuvres religieuses. Et la particularité de la Neuvième dans l’œuvre de Bruckner apparaît violemment dans cette course à l’abîme du scherzo désespéré, mis en deuxième position depuis sa Huitième, et qui soudain fait apparaître les désastres de l’homme, sa terreur primitive traduite par une danse sacrale pesante et lourde qu’un trio forcé dans sa mièvrerie rend encore plus inquiétant. Elle est surtout éclatante, cette nouveauté, dans ces blocs de silence posés dans toute l’œuvre qui culmine dans le premier mouvement qui sort de l’ombre sur un long tremblement de l’orchestre et qui ensuite est imploration à travers la plainte des cors et se poursuit avec ses montées abruptes et ses chutes dépressives. Mais l’âme intérieure de l’œuvre palpite surtout dans cet adagio, œuvre dans l’œuvre - très lent et solennel - qui ne peut plus être dépassé, borne ultime avant le néant. La hardiesse musicale de certains passages (dissonances, chromatisme constant, apparition de "catastrophes" musicales si chères à Mahler et Berg) donne un aspect visionnaire à cette fin du temps de la musique qui bientôt n’aura plus de visage, plus de son, où il ne fait déjà plus jour mais pas encore vraiment nuit noire. Cette lumière épuisée qui monte "comme dieu derrière le jour" est l’humble témoignage de ce qu’a en fait désiré, obscurément, Bruckner : faire, avec des gestes d’artisan, de sa musique un lieu de miroir cosmique, un territoire d’échange avec l’ailleurs. La musique est devenue alors purification et ne sait plus que la grâce et la lutte perdue avec l’ange. La Neuvième Symphonie de Bruckner est peut-être simplement cela.

Gil Pressnitzer