Anton Bruckner

Symphonie n° 7 en Mi majeur

Telle une forêt dressée

La musique de Bruckner a mis très longtemps avant de franchir des barrières d’incompréhension déjà dressées hautes et fortes de son vivant. Musique intemporelle, musique égarée dans son siècle avec sa curieuse alchimie de spiritualité archaïque et d’éléments sonores empruntés avec dévotion au magicien impur de la musique, Wagner.

Oraison et extase d’un simple, avec les atours pervers du chromatisme, ce mélange musical a longtemps jeté un manteau opaque sur ses cathédrales sonores.
Déjà décalé en son temps, il faudra presque la fin des années soixante pour entendre librement en France sa musique trop jouée en temps d’occupation, ou même en camp d’extermination.

Mais la musique de Bruckner ne pouvait être récupérée sous l’angle de la grandeur grandiloquente et de l’apocalypse, car elle respire le bonheur des simples et la bonté.
Grave et profonde, respirant amplement, elle est chant de forêts profondes enfouies en soi, offrande aux forces de l’esprit. La musique de Bruckner finit par lentement envahir l’intérieur de nous-mêmes.

Anton Bruckner est né dans un village, Ansfelden, près de Linz le 4 septembre 1824. L’ombre de l’église couvre déjà sa maison, et surtout, juste à côté, la grande abbaye de Saint Florian, au milieu de la forêt, recouvrira sa vie. Il y sera d’ailleurs enterré.
Épaisseur des voûtes humaines, et des voûtes des arbres, solitude de cette Haute-Autriche âpre, voire bigote, poids d’une éducation stricte et triste, tout cela a creusé sa musique.

Et puis également, cet exil à Vienne pour y professer, et surtout cette profonde inaptitude à la vie sociale et l’absence absolue d’ambition et de volonté de pouvoir. Voilà le bonhomme Bruckner, ainsi bâti avec son poids de frustration, d’indécision permanente, mais avec sa bonté aveugle, il ne pouvait vivre que dans sa musique. Curieuse musique que la sienne, sans préméditation, sans argument, sans programme, hormis celui des louanges aux puissants, elle va au plus près des mystères, sans tenir apparemment compte de la tragique condition humaine.
Elle ne lutte que pour une sérénité finale, et non pas pour parler de la violente espérance de vivre.
Elle se bâtit la plupart du temps sur les mêmes schémas.
" Une symphonie de Bruckner ressemble à une symphonie de Bruckner comme un œuf à un œuf " dit méchamment Furtwängler.
Ainsi se déroule généralement ses symphonies :
Après un murmure en trémolos et annonciateur de mystères, s’édifie une vaste cathédrale tonale et harmonique basée sur un bi-thématisme entêtant avec une édification finale et des blocs monolithiques coupés de silences angoissants, avec retour cyclique des thèmes.

De ce schéma caricatural, émerge pourtant une œuvre forte et qui ramène à ce chemin dans la forêt entre son village et l’abbaye.
Les grandes orgues de la forêt sont dans sa musique, et la recherche tendue de la résolution vers les accords parfaits de toutes ces implorations entraîne un sentiment de libération, d’éternité retrouvée.

Notons comme cette musique est loin de Wagner car son drame intérieur n’est pas un drame humain, mais un drame liturgique, cette musique est ainsi unique en son siècle. Wagner submerge, inonde et noie notre conscience, Bruckner lui ne demande pas une autocélébration, une mise à genoux de l’auditeur, une reddition en fait. Il édifie un autel musical, une sorte de balise pour chemin de montagne, à nous de passer notre route, ou d’entrer dans ses bouches d’ombre.
Malgré le sombre déchaînement, une coulée mystique emporte obstinément, patiemment, par ressacs nos repères temporels traditionnels : le temps est suspendu, piétiné même, les thèmes-statues sont assénés comme un orage et viennent et reviennent encore.

Vouloir entendre Bruckner sous l’angle de la perfection musicale conduit à une impasse. Car il ne faut pas chercher ses mystères autrement que dans le mystère. Répétitions, péroraisons prévisibles, développements trop scolastiques, pauvreté apparente de la palette orchestrale, bien sûr et mille autres choses encore !
Et pourtant devant la perfection polie et repolie de symphonies d’autres auteurs pourquoi cet irrationnel attrait pour les lourds échafaudages vers le ciel de Bruckner.

Tout simplement parce que souvent la grâce l’habite, une poésie coulant de source vous embue, une grandeur vous saisit.
Avec sa foi de charbonnier Bruckner allume des feux d’infini. Humble, hésitant, doutant sans trêve, il édifie presque malgré lui des œuvres comme sans doute dans le haut Moyen-Âge, quelques artisans frappés par la terreur de Dieu.
Et là se brise déjà une apparence : plus que de Wagner dont il n’utilise que la palette de couleurs, les avancées harmoniques, il doit beaucoup plus à Schubert, autre compositeur " enfant prophète ", et aussi César Franck.

Il n’est pas non plus l’idiot du village de la musique, le moine fou avec des "symphonies-prières ", l’innocent, sorte de St François d’Assise de la fin du XIXe siècle. Sa musique se révèle complexe, parfaitement au courant des entrelacs du passé, du fleuve-mémoire de la polyphonie et du contrepoint. Il tutoie Palestrina. Et cette naïveté pataude parvient à édifier un tremplin d’éternité. Les saisons ne tournent pas dans ses symphonies, un ordre minéral et végétal donne une fraîcheur ressuscitée. Un enchantement simple, un éloignement des sentiers habituels de la musique, et voici palpables les bruits de forêt et de l’au-delà.

Pas de combat, de poignées de cri de douleur ou d’amour, non, une sorte de lave de certitude paisible, de folie aussi parfois frôlée.
Ceux qui lors d’une longue nuit, ont pu entendre la 9e ou la 7e connaîtront le poids des choses simples qui savent.

II est aussi vain de vouloir faire de Bruckner un novateur qu’un doux demeuré, sa musique demande d’avancer vers elle sans armure, sans connaissances.

Pourquoi le vent dans les arbres ? Pourquoi une symphonie de Bruckner ? Tout simplement pour relier. Don ou extase, flamme souvent, chute parfois, cette musique avec toute sa masse sonore aspire à se tisser parfaitement au silence. Attente, affirmation, retombée orante, elle se déroule étrangement sans passion autre que de voir les choses, et pouvoir reconnaître la création. D’où cet éternel côté inachevé malgré ses clefs de voûte, ses ogives magistrales, ses péroraisons montrant l’autre face profonde de Bruckner : en lui vit un orgue, et il entend souvent la matière orchestrale autour de cet instrument.
Les seules herbes du chemin à ramasser dans le lent cérémonial de ses symphonies sont ses pensées naïves qu’il ne sait retenir, ses petits secrets d’homme dévot. Et ce beau mystère est là : la musique d’un homme souvent si peu intellectuel, est une puissante méditation ; le chant "du ménestrel de Dieu "est en fait celui d’un simple qui aboutit à la bonté musicale, à la beauté aussi.
Aussi sa musique est-elle une aventure trempée autant dans l’odeur de ces petites églises d’Autriche que dans la verticalité de forêts lourdes.

En détournant Christian Bobin, on pourrait dire de sa musique " qu’elle est un peu de lumière renversée sur beaucoup de feuilles, et que pour lui écrire fut toucher du doigt la voûte céleste du silence, le ciel bas du langage ".

Les symphonies de Bruckner, sorte de forêts à traverser, parlent de foi, d’éternité retrouvée, et pourtant c’est une immense attente qui s’en dégage, de solitude aussi parfois.
Ces prières pour mieux se rattacher au réel, donnent vie à des questions, plus qu’à des délivrances. Cette pesanteur voulue, cette affirmation de certitudes, portent un cheminement initiatique.

Dans le développement organique et foisonnant de ses symphonies, dans les déchaînements cataclysmiques, ce n’est pas le travail d’un architecte que nous admirons, mais l’édification d’une stèle austère, tendue en fait vers l’intériorité.
Bruckner ne s’intéresse qu’à la forme globale qui se bâtit peu à peu, dans la densité du souffle.
Interpréter Bruckner est fort difficile car il faut sans trêve casser toute sensation de longueur, pour en fait restituer la durée, le grand arc tendu des lignes.
Malgré un temps très étiré, un rythme ne porte pas en avant, il faut faire passer tout ce flux souterrain qui mène vers un but final.

Adorno parle chez Bruckner d’un "statisme entêté" et c’est bien cela qui est fascinant avec ses abîmes de vide, ses silences béants, ses montées par palier, ses tensions entrechoquées, ses redites et ses dissonances.

II y a un grand écart entre la forme extérieure convenue, et en fait assez simple, et le courant souterrain du temps qui coule dans ses symphonies, avec ses arrêts, sa dissolution.
Bruckner est le musicien d’une durée, d’un temps étiré et ses thèmes sont souvent des "arrêts sur image".

Patrick Szersnovicz note aussi "Plus que Schubert, et sans doute, plus que Wagner, Bruckner s’abandonne à la durée existentielle, et à son abolition dans une contemplation d’ordre mystique. L’unité de son temps intérieur ne se découvre que dans la diversité. Les thèmes, virtuellement arrêtent le temps et tout conflit productif d’éléments contradictoires ".

Approcher de ce « chaste fol » exige sans doute d’abord de faire en soi humilité, mais alors sa musique vous emporte.

Repères d’écoute pour la septième symphonie de Bruckner

Bruckner utilise une tonalité rare à son époque, et qui sied le plus souvent aux offrandes musicales marquées du sceau du recueillement et de ta méditation. Aussi, il s’inscrit dans cette lignée, qui va de Bach à Messiaen, de musiciens théologiques, sorte de moines-soldats de la musique pour la plus grande gloire de Dieu. "Mes symphonies sont des messes sans paroles ".
Accessoirement, il célèbre aussi celle d’un autre de ses Dieux, Wagner dont il apprendra la mort au milieu de la composition.
Les relations Wagner-Bruckner sont bien à l’image de ces hommes. Wagner, en public, faisait semblant de faire grand cas de ce paysan du Danube qui lui vouait un culte absolu, et lui dédicacera sa troisième symphonie. Il faisait même semblant de solliciter son avis, car il n’avait pas beaucoup d’alliés à Vienne.
Mais en fait il se jouait cruellement de cet être simple, et le grand jeu à la villa Wahnfried consistait à le tourner en ridicule. Et Bruckner, avec son amour éperdu de la musique de Wagner continuait de le célébrer avec ses yeux de chien fidèle.

Allegro moderato

Comme souvent chez Bruckner, l’œuvre s’ouvre sur un soubassement de trémolos d’où va s’élever le chant des violoncelles, puis des altos. Le thème, le plus long, le plus chantant peut-être qu’ait jamais écrit Bruckner va s’élever comme une rosace sonore pour marquer ce qu’est véritablement la musique de Bruckner : une musique des voûtes.
Employant ses procédés habituels et singuliers de construction bi-thématique et de construction à partir de sonorités élémentaires, de blocs cellulaires qui vont se mettre à s’agglomérer, Bruckner écrit pourtant une œuvre un peu à part de ses autres symphonies.
Le côté "thrène", sorte de chant plaintif à la mémoire de Wagner, la prépondérance absolue du premier thème dans le premier mouvement qui ne fait que laisser venir à lui des petits thèmes auxiliaires, est frappante.
Surtout ce thème, d’une béante sagesse, sera la pierre angulaire de la symphonie : tout découlera de ce chant profond comme un fleuve, et adagio et finale ne seront bâtis qu’à partir de thèmes dérivés de ce bloc initial.
Plus qu’une symphonie il faudrait aussi parler d’un flux, porté par un motif simple et lumineux qui sera pris peu à peu dans une arborescence de complexité grandissante.
Ce motif initial est la glaise primale de toute la symphonie qui en acquiert aussi une unité étonnante.
Bien sûr, il y aura voyagé dans différentes régions tonales, dans des déploiements de forces élémentaires et brutales, mais l’auditeur se baignera toujours dans le même fleuve, car le temps n’a plus cours. Et pourtant, partout la tension est présente, les ramifications de toutes les voix intermédiaires, les timbres profonds sur le socle de granit des basses font de la musique de Bruckner un grand arc-boutant, un geste immense écouté aux portes des légendes.
La musique de Bruckner n’est pas immobile, elle est en suspend, véritable pulsation du coeur des forêts, du ventre de la terre.

Adagio : Sehr feierlich und sehr langsam (très solennel et très lent)

L’adagio, point focal de toute la symphonie, est le sommet émotionnel de la septième. Il est marqué à la fois par le choc de la mort de Wagner mais aussi par le climat spirituel au moment de sa composition. Bruckner était en train de réviser les messes en ré et fa mineur, et il portait en lieu le Te Deum, de plus il était retourné à Saint Florian, son lieu d’adolescence et d’initiation mystique.
Sans doute le plus beau mouvement lent de Bruckner, il se déroule majestueusement Recueilli, ramassé sur lui-même, sorte de choral des profondeurs, cet adagio introduit, pour un hommage à Wagner, un quatuor de tubas qui lui donne cette coloration de catacombes, et cette plainte funèbre frémissante.
Mais il n’y a pas cette présence de la mort dans son oeuvre, comme dans celle de son meilleur ennemi, Brahms (le Requiem allemand est antérieur de 17 ans à la septième), car Bruckner ne pose, ni se pose des problèmes métaphysiques, il est déjà dans la transcendance, et la mort qui est compagne familière, il la recherche même vinant dans une fascination du morbide.
Mais hormis la folie qui parfois le talonne, la compagnie des humains qui le panique, le reste semble ailleurs et lumineux. Aussi cet adagio est presque sensuel, chantant, sans cette lassitude propre à Brahms. Il est simple.
N’oublions pas que le paradis musical pour Bruckner réside dans le principe de l’accord parfait et sa gloire en musique.
Aussi souvent des arcs de triomphe finaux bouclent ses mouvements. Dans cet adagio une immense montée, avec ou sans coup de cymbales suivant les interprétations, rompt le fleuve des plaintes portées par la beauté de thèmes entrecroisés, la couleur de l’orchestre avec ses cordes en émoi et sa sonorité d’orgues.

Scherzo : Sehr schnell (très vite)

La rapidité, très relative, de ce morceau retrouve les couleurs lourdes de la Haute-Autriche, de ses ländlers âpres et patauds. Ce faux mouvement de danse, est plus une célébration de la terre-mère, des bois et du monde paysan qu’une série de bonds et de sauts. Le trio en forme de lied, "un peu lent" ramène les visages bucoliques et mélancoliques de Bruckner.

Finale : Bewegt, doch nicht zu schnell (agité, mais pas trop vite)

Il commence par un motif rythmique issu du premier mouvement et de chorals en tensions successives, en utilisant toute la science du passé. Bruckner bâtit à travers l’entrelacs de la polyphonie, l’apothéose qui couronne son œuvre d’artisan.
Ce mouvement déjà proche de la huitième, est moins surprenant que les deux premiers, car Bruckner applique ses recettes habituelles de construction harmonique et tonale, et va plus vers la grandeur que l’émotion.
Le plus frappant en écoutant cette œuvre créée triomphalement le 30 décembre 1884 à Leipzig, est qu’à part quelques allusions thématiques à Tristan, elle ne fait en rien penser à Wagner, pourtant au centre de l’œuvre. Tout le côté impur et manipulateur de Wagner est absent pour une sorte de candeur symphonique avec de solides échafaudages d’humble ouvrier des sons.
Le fleuve de la musique de Bruckner est lourd, lourd comme l’épaule humide de la forêt, mais il avance avec des sonorités telles des barricades mystérieuses, et le ciel se déverse dedans. À nous de savoir et les orages et les clairières que Bruckner, peut-être inconsciemment, a enraciné dans cette musique, car elle a le poids de la terre et le vertige de la tentation de s’élever. Des éclats de musique mal taillées peuvent heurter tant est oppressant le poids minéral de ses notes, mais, au-delà des peurs humaines une mer immense est ouverte.
Bruckner est ainsi : musique sans bonheur et où il ne neige pas mais avec une flamme au milieu et une aspiration vers le haut qui fait taire tout jugement, pour faire silence devant ses silences, ses montées avec le cordage des notes vers l’inexprimable. Bruckner ne se veut pas architecte, il se contente d’amasser des blocs d’éternité. Et ainsi comme dans la Septième il a su nous donner besoin d’infini.

Merci Monsieur Bruckner !

Gil Pressnitzer