Anton Bruckner

Symphonie n° 8 en ut mineur

La musique des voûtes

On entre dans Bruckner comme on entre dans une forêt, à la fois avec peur et avec magie devant ses immenses pans d’ombre et de lumière, de taillis et de clairières, de piétinements et d’élancements.

Ses symphonies, neuf officielles et deux d’apprentissages, se dressent comme autant de monolithes musicaux avec leurs pentes abruptes, leurs Îlots de naïveté, leur fourmillement de sons. Soleil et nuit profonde se mélangent dans cette abondante masse orchestrale d’où émergent les trémolos suppliants des violons et la certitude de cathédrale des cors.

On peut d’ailleurs se perdre dans cette forêt devant l’étirement des sons, la non-consommation du temps qui veut se prendre pour l’éternité, l’incessant appel des thèmes, et cet étrange amalgame entre la volonté architecturale bétonnée de contrepoint et l’absence de structure de grande forme. Pourtant le miracle opère, en fait, Bruckner ne veut rendre compte qu’à Wagner et à Dieu ; il n’aspire qu’à être le "ménestrel de Dieu", simple et humble artisan du temps des cathédrales, avec la foi du charbonnier et le poids de l’organiste. Gauche et pataud au milieu des hommes, pire encore au milieu des femmes, il avance, sorte d’Andrei Roublev de la musique, irritant et fascinant à la fois, ses symphonies étant ses icônes. "Mystique gothique égaré dans son siècle" il est musicien théologique comme Messiaen, avec pour offrande ses flux musicaux, l’océan de son orchestre : absolument pas romantique, il édifie non pas une œuvre dramatique illustrée, mais une passion, un mystère. Pourtant, le doute l’assaille sans trêve, lui faisant faire et refaire ses symphonies sous le poids des mauvais conseils et de l’espoir d’être reconnu aussi dans ce monde-ci. Les éditions correctes (Nowak et Haas) ont fini par triompher, permettant d’entendre une musique non défigurée où les procédés de composition originaux apparaissent ; thèmes déduits de cellules de base et proliférant, forme sonate rigoureuse à partir de trois thèmes, instrumentation à grands coups de palette et par blocs instrumentaux, péroraison finale obligée avec récapitulatif cyclique des autres mouvements.

Cette technique très personnelle, semble apparemment simple mais elle donne un élan d’élévation à son œuvre, une couleur unique avec ses grands coups de butoir et ses retombées dépressives : elle raconte aussi sa vie d’homme entre défaite et espérance. La Huitième Symphonie la plus développée de ses œuvres contient tout cela.

Après le succès inattendu de sa Septième Symphonie en 1884, Bruckner s’étant résigné à l’anonymat viennois, une nouvelle ardeur de moine-soldat va le pousser à l’assaut de ce monument dédié tout simplement à l’empereur François-Joseph 1er. Il la voulait immense, et récapitulant tout son savoir, cette entreprise exaltée allait l’amener à côtoyer le suicide après plus de huit années d’incertitude, depuis les esquisses de 1884, à "l’achèvement " de 1887, jusqu’à la publication mutilée de 1892. Pour sa part, Bruckner, le 10 mars 1890 exactement, considéra l’œuvre "enfin totalement terminée". Révisions et remords allaient encore l’accaparer pendant deux ans, nous privant de la fin de la Neuvième déjà bien avancée.

Totalement épuisé et hésitant, il eut la joie de l’entendre le 18 décembre 1892 à Vienne, sous la direction de Hans Richter, qu’il régala avec un paquet de bonbons. C’était déjà un triomphe posthume pour Bruckner, car il était brisé par le refus en 1887 de recevoir son oeuvre. Parti à 60 ans dans l’aventure de la Huitième, Bruckner en sort comme un vieillard. Notons que les éditions retenues ne différent que par la réincorporation ou pas dans la version 1890 de passages importants de la version primitive de 1887.

Cette Huitième est bien un tournant et en tout cas la plus grande entreprise de Bruckner : orchestre immense avec huit cors, trois harpes, bois par trois, - mélodies vastes et déployées -, cuivres massifs, - complexité tonale inhabituelle, avancées harmoniques, scherzo en deuxième position pour la première fois -, immense superposition conclusive de tous les thèmes de la symphonie. Tous ces éléments font de la Huitième le "chef-d’œuvre", au sens compagnonnage, de Bruckner. « C’est la dernière symphonie à contenu psychologique, à message de la musique occidentale et qui se termine victorieusement » (Harry Halbreich)

Quatre mouvements composent ce monument :

1- Allegro moderato

Mouvement relativement bref et concentré qui débute comme d’habitude par le mystère des trémolos de violons avant de faire émerger le thème principal. Accalmies et tensions se succèdent dans le cadre de la forme sonate où s’opposent les différents thèmes. Puis une conclusion accablée amène au silence.

2- Scherzo

Cet hommage à l’éternel archétype du paysan autrichien est bien sûr entêté et rugueux. Ancré dans la glaise, ce long scherzo cède la place aux rêveries du trio qui reprendra son martèlement.

3 - Adagio « Lent et solennel, mais sans traîner »

II dure deux fois plus que le premier mouvement et ses "divines longueurs" sont un moment de lévitation sonore. De structure simple, il tire son expressivité de la beauté de ses matériaux mélodiques et de ses graduations qui vont conduire à l’apogée lyrique et orchestrale de la symphonie. Ces passages se veulent déjà des visions célestes ; le mysticisme théologique de Bruckner est là triomphant. Le pivot de la Huitième Symphonie est dans ce mouvement sommet spirituel de l’auteur.

4 - Finale « solennel, pas vite »

Après la mise au silence de l’adagio, toute tension est évacuée et Bruckner peut lancer son plus grand échafaudage de la forme sonate pour couronner l’édifice. Un large recours aux formes fuguées est fait mais le plus étonnant reste les pages finales de la partition qui dans une "apothéose apocalyptique" superposent toute la narration de la symphonie depuis son premier mouvement."La Symphonie des symphonies" se devait de conclure par ces arcs-boutants musicaux. La Huitième Symphonie reste donc comme une tentative de musique des voûtes au début du 20e. Ce profond anachronisme est en fait une musique bien troublante, une passerelle sonore vers l’ailleurs.

Gil Pressnitzer