Ludwig van Beethoven

Concerto pour piano et orchestre n° 4 en sol majeur, Op. 58

Au milieu coule une rivière

Dans le monde des cinq concertos pour piano et orchestre de Beethoven, le quatrième terminé en 1806 est complètement à part. Ni dans le prolongement galant du premier et du second, ni dans l’ébullition du troisième, ou dans le monde hautain du cinquième, ce concerto en sol surprend par son absence de pathétisme et de lutte.

Tourné vers l’intérieur, gorgé de lyrisme, il est celui vers lequel on revient le plus souvent quand il devient inutile d’ajouter quoique ce soit au tumulte extérieur du monde. Alors résonne cette entrée de piano " si doux, si calme, balance sa palme ", seul et paisible, sans esprit aucun de lutte ou de domination. Il ne peut s’oublier.

Et alors nous revient que le Beethoven le plus poétique est peut-être là, délaissant pour une fois sa mission prométhéenne de voleur de feu, de lutteur bâtisseur de formes et modeleur d’éternité.
Peut-être que pour une fois Beethoven a laissé les thèmes s’éclore avec tendresse, au lieu de les porter à incandescence, de les souder à l’arc brûlant de la cohérence architecturale, et finalement de les émonder sans pitié.

Non il semblerait que cette musique-là soit libre, échappée comme une source entre les compositions contemporaines du choc d’énergie de la cinquième, et des représentations à la Rousseau de la nature dans la sixième.
Elle est vraiment étonnante cette œuvre, absolument pas tentée de prendre la pose devant l’éternité, de tout plier à la dictature de la perfection formelle. Non elle sait son chemin buissonnier, elle va en méandres, ruisselante de tendresse et de magie sonore. Un petit pas en avant vers le matin des origines, et ce concerto pour piano est beau comme petite route qui musarde.

Le piano semble en perpétuel état de grâce et d’improvisation avec un orchestre qui ne se bat pas avec lui, mais le soutient, le provoque et le materne. Beethoven ne veut plus gagner ni le cœur de Vienne, ni sa reconnaissance de pianiste virtuose. Il se laisse glisser au fil de l’eau des notes, et par là même il dépasse totalement les limites du genre et le modèle mozartien, car il ne pense même pas à faire plier le genre.

Le second mouvement en est l’illustration avec ce doux dialogue, ses silences voulus et signifiants.
C’est en fait, hormis l’univers des quatuors, la première intrusion de ta gravité sereine dans l’œuvre de Beethoven.
Notons que l’œuvre jumelle, venue quelques mois plus tard, le concerto pour violon en ré majeur, poursuit cette veine.

Dans l’immense, cercle des métamorphoses que constitue l’œuvre de Beethoven, ce quatrième concerto est une des pierres importantes de l’édifice intérieur. Et souvent tourne et retourne dans notre mémoire ce petit miracle du quatrième concerto pour piano. Humble, et nous irrigue sans nous contraindre.

Au milieu de cette œuvre coule une rivière.

Créée dans les années noires de Vienne en 1808, le 22 décembre, elle surprit et déconcerta les auditeurs.
Soudée en trois mouvements, ce concerto entrelace de façon raffinée piano et orchestre, les fait dialoguer et même les tutti de l’orchestre se font complices et non pas rappel à l’ordre du soliste.

Si ce concerto est si singulier, ce n’est pas seulement que pour la première fois de l’histoire du concerto pour piano, celui commence à découvert, nu, face au silence de l’orchestre, à exposer passionnément le thème qui va circuler dans toute l’œuvre. C’est pour sa nature lyrique et profonde.
Les cordes sur la pointe des pieds reprendront ce thème et la mécanique du concerto se mettra en place mais sans dogmatisme.
Ce qui demeure dans cette œuvre, plus aimée en secret qu’admirée, c’est ce sentiment d’improvisation quasi-permanente, de flânerie en terre de poésie.

Beethoven est là surpris en état de rêverie.

Pont jeté entre le début de sa carrière d’improvisateur, et celle ensuite de bâtisseur de blocs de temps, ce concerto pour piano est rare et singulier.

Cette œuvre raffinée et fluide utilise un orchestre à effectif orchestral moyen, mais introduisant les timbales. elle s’enchaîne en une trentaine de minutes, en trois mouvements :

- Allegro moderato

- Andante con moto

- Rondo vivace

Ce concerto, Beethoven déjà muré dans sa surdité le jouera lui-même en 1808.

Tourné déjà vers ses voix intérieures, ne pouvant plus jouer au pianiste d’estrade galant et brillant, il va écouter ses voix intimes, et se permettre de libérer une grande liberté d’imagination dans un monde classique qu’il respecte à peine.
Dans ce concerto, et se pose la question même de la forme du concerto, et il pose et soupèse les poids respectifs du piano et de l’orchestre, alternant puis mêlant les solos et les tuttis.

Beethoven se livre là à un patient travail de tissage de la toile d’araignée du concerto moderne. Et dans cette alchimie entre le lyrisme du piano et la respiration complice de l’orchestre va naître vraiment le concerto romantique.
Mais il est encore au matin de ses découvertes, et ne veut pas les couler dans l’airain de la grande forme comme plus tard avec le concerto n°5, qui lui sacrifiera la beauté thématique à l’architecture. Dans ce concerto en sol tout vit encore dans la griserie de l’impulsion créatrice, et ce plaisir de chanter qu’il est seul à pouvoir entendre au fond de lui-même, il se l’autorise encore.

Donc ce concerto s’écarte des concertos classiques avec un premier mouvement où l’on voit naître du silence et à nu la musique, un mouvement lent très chantant qui s’enchaîne directement au rondo habituel des concertos pour piano. Mais ce rondo est un jeu entre un piano qui conserve sa tendresse et un orchestre obstrué et compact qui lutte avec lui.

Beauté du chant, respiration légère et douce, ce concerto n° 4 en sol est teinté de jours d’innocence.

Gil Pressnitzer