Ludwig van Beethoven

Le basculement d’une vie
et le basculement du monde de la symphonie

Plutôt que d’invoquer sans trêve les clichés des différentes manières compositionnelles de Beethoven, et d’en faire la figure mythique de l’homme révolté du romantisme en général, il serait plus simple pour les deux œuvres héroïques de ce soir, Coriolan et la 3ème symphonie, de se souvenir du désastre intérieur que fût l’année 1802 avec la tentative de suicide et le testament d’Heiligenstadt, daté du 6 octobre 1802.
Beethoven, à 32 ans, ne peut plus être porté par la séduction qu’il opérait sur la haute société viennoise par ses dons de remarquable improvisateur et de pianiste, il ne lui reste plus que ses qualités de compositeur. Cette surdité, vaguement ressentie dès 1796, lui tombe dessus avec toute la coupure au monde qu’elle entraîne, et l’éloignement des autres qui en découle.
Bien loin est déjà la période galante et mondaine, fini le lien à la fois paternel et étouffant de l’ami Haydn et des formes symphoniques qu’il avait créées comme une perfection à ne point transgresser. Finies les leçons, les Académies, il ne lui reste une fois cette crise fondamentale maîtrisée que sa liberté et sa soif de combattant, sa nécessité de transgression des règles, du savoir-vivre et du savoir composer.
Sa surdité, tout en l’enfermant dans ses voix intérieures, le libère des voix officielles, et il peut devenir une sorte de Prométhée musical, dérobant l’étincelle aux Dieux, pour offrir à l’humanité réconfort et émancipation vis-à-vis du Destin. Il n’aura alors de cesse d’inventer une nouvelle rhétorique musicale, une sorte de morale puritaine qui lui fait ressentir le mal présent et tapi partout dans le monde, mais pouvant être repoussé par ce divin contenu dans l’embrasement de sa musique.

Panser les blessures de l’humanité, travailler comme un artisan expérimentateur, tuile à tuile, note à note, au mépris du beau mélodique pourvu que le motif puisse se plier à l’architecture du tout.
Autoritaire, rebelle, se méfiant du peuple mais pas de l’humanité, il est le premier à prendre conscience que l’artiste est au moins l’égal des grands de ce monde, voire l’égal des Dieux.
D’où sa fascination étonnante, lui l’homme des lumières, de l’Aufklärung pour les héros, les meneurs d’homme et pourquoi pas les dictateurs qui imposent la liberté au peuple trop plongé dans son obscurantisme. Il y a du Saint-Just dans la conception du monde de Beethoven, qui s’exacerbera vers la cinquantaine, heureusement que sa seule guillotine fût sa musique, mais elle aura suffi à mettre à bas toutes les perruques poudrées des anciennes formes Haydn et Mozart inclus.

« Il n’y a rien de plus haut que d’approcher la divinité et, de là, répandre ses rayons sur le genre humain » (Beethoven).

Rebelle, plus que républicain, petit, trapu, pétri de haines farouches et d’humanité profonde, vociférant comme un chaman en liaison avec les secrets des autres mondes, Beethoven est violence, vacarme intérieur et extérieur, d’où ses rythmes martelés, entêtés donnant à sa musique cette force primitive et incantatoire qui nous secoue encore.
Il deviendra la fièvre même, le « Sauvage » hantant la taverne du même nom, et sa grosse tête peut maudire à loisir la turpitude de ses contemporains, puissants ou pas.

Il est temps maintenant que voilà campé ce lion de la musique d’expliquer ses fascinations pour les héros. Elle s’explique tout simplement parce que lui-même, s’extirpant de la condition de valet jadis dévolu aux musiciens, se place au niveau des héros. Pour lui le monde est ductile, liquide et il veut le labourer, lui faire changer son cours, le modifier. Il y a une logique militaire dans la pensée de Beethoven. Lui qui aura connu les guerres européennes, vécu les états de siège, composé d’horribles hymnes patriotiques, est totalement fasciné par le « héros mythique » qui s’en va sur le champ de bataille braver la mort et la bêtise du petit peuple pour faire triompher sa vérité, quitte à la faire entrer à coup de baïonnette dans la gorge de celui qu’il faut convertir.

Entre son épreuve atroce de la surdité, et ce climat de guerre incessant avec la mythologie napoléonienne répandue dans toute l’Europe, Beethoven va évoluer, et vingt ans de guerre laisse le temps de repenser et de remâcher des idéaux.
Finis les idéaux du Siècle des Lumières, avec leur élégance, leur notion de partage et de volonté de sortie de l’obscurantisme, il faut dorénavant à Beethoven des valeurs fortes ou « l’esprit éclairé » et l’intelligence n’ont plus leur place.
Voici venir le temps des héros, des solitaires qui bravent la meute et la mort. Tout devient combat, et tant pis pour les faibles et les ignorants, même si les héros deviennent des bourreaux ; c’est la fascination de cette énergie pure qui répond tellement à celle qui est ancrée dans son tumulte intérieur de musicien. Beethoven vogue sur les champs de bataille, et compare sa puissance à celle des puissants. D’où sa relation avec Napoléon, plutôt Bonaparte d’ailleurs. Il admire comme la plupart des jeunes intellectuels voulant changer le monde (Heine, Goethe...), cette sorte d’ange exterminateur qui vient imposer les idées révolutionnaires de 1789 et libérer le peuple du joug de l’esclavage.

Bonaparte est la figure emblématique à ses yeux du libérateur qui imposera les idées nouvelles et chassera les tyrans couronnés qui sévissent partout en Europe. Bonaparte, par son côté d’aigle foudroyant devient la figure même du héros, envoyé divinement pour mettre à bas ce vieux monde vermoulu, ou des artistes comme Beethoven ne sont pas reconnus comme les égaux des rois et des princes. Cette image du jeune Bonaparte archange de la pureté même la plus impitoyable, le hantera toujours, même après la « trahison » de Bonaparte en Napoléon en devenant empereur.

Aussi sa 3e symphonie Eroica lui est dédiée, et si Beethoven plutôt avare en ouverture se jette à corps perdu dans la musique de scène de Coriolan, c’est que le sujet en est héroïque jusqu’au péplum antique.
D’abord et avant toute chose la hiérarchie des symboles et l’échelle impitoyable de leur grandeur !
« La vie n’est rien pour qui les ignore ». Cette mâle devise de Maurice Blanchard aurait pu être celle de Beethoven.
Pourtant après la 3e de Beethoven, la symphonie occidentale ne sera plus jamais la même, même si la marche funèbre finit par se substituer au chant triomphal.

Coriolan, Op. 62 : ouverture symphonique

La plupart des ouvertures de Beethoven sont des opéras dramatiques en miniature qui déjà anticipent et inventent ce qui deviendra le poème symphonique de la génération suivante.
Plus que Leonore I, II, III ou Fidelio ou Egmont, Coriolan est en neuf minutes un raccourci saisissant de « l’héroïsme beethovénien ».
Un thème puissant déferle et saisit l’auditeur à la gorge et les martèlements qui scandent cette œuvre en font la sœur jumelle de la future 5e symphonie.

Un climat haletant, déferlant, souvent angoissant surtout au milieu de l’œuvre avec ses grands éclats qui tombent comme des coups de marteau sur un second thème presque bucolique, fait de ce petit bijou une œuvre d’angoisse.
Le climat va se raidir vers une tension qui donne presque un malaise : la musique nous assiège, nous tire dessus. Et ses réapparitions de la vraie vie par le thème chantant, finissent par être emportées par un flot tendu (violons âpres, silences étonnants entre chaque coup porté par la musique).

La fin est presque une marche funèbre par instants et tout se termine sur des accords répétés et qui bientôt cessent de battre comme le cœur du héros.
Cette ouverture ressemble plus à des coups de boutoir qu’à une célébration. Et pourtant il s’agit bien d’une célébration, non pas de la pièce de Shakespeare mais d’un obscur Heinrich-Joseph von Collin. Elle narre, bien entendu, l’attitude héroïque d’un général, Coriolan, soumis à des débats cornéliens, et qui accepte la mort pour le bien de la patrie.

Voilà un thème bien-pensant et d’un héroïsme de marbre propre à exalter la lyre héroïque de Beethoven. Le miracle est bien qu’avec un sujet aussi ridicule, la musique soit aussi prenante, sorte de météore compact et empli de rage.
Nous étions en 1807.

« Merci simplement à un homme s’il tient en échec le glas » (René Char).

Beethoven est de ceux-là.

Gil Pressnitzer