Ludwig van Beethoven

Missa Solemnis, Op. 123

Un manifeste pour la paix

Certaines œuvres, bien au-delà de leur mérite musical, se dressent hautaines et intimidantes, drapées dans leur grandeur. Blocs de temps, monts abrupts, ainsi émergents la Messe en si de Bach et la Missa Solemnis de Beethoven. Œuvre altière, difficile à interpréter et à recevoir, la Missa Solemnis en ré majeur est une œuvre grande : "La plus grande que j’ai composé jusqu’ici, dira Beethoven", à la fois dans le monde de l’abstraction des concepts, et dans celui du monde terrestre de l’amour de l’humanité.

C’est avant tout un manifeste pour la paix, concentré de la pensée humaniste du vieux lion solitaire. Accablé dans son quotidien misérable, cloué dans ses douleurs chroniques et dans son isolement au monde, dans ses relations vampiriques avec son neveu Karl, Beethoven au bout de ses cinquante ans passés et usés, se lance méticuleusement à l’assaut de la citadelle de la foi, mais de la foi en l’homme. Après une très grave traversée du désert de la création qui dura de 1813 à 1818, exception faite de la sonate pour piano op. 106, Beethoven entreprend sa seconde messe, la première en ut majeur datant de 1806 et fut incomprise.

À l’occasion de l’élévation à la dignité de cardinal puis d’évêque de son élève, l’archiduc Rodolphe, un de ses plus fidèles et surtout derniers protecteurs, Beethoven promet d’écrire une messe solennelle pour les cérémonies de consécration en 1820, c’est-à-dire un an plus tard. Mais dès juin 1818, Beethoven s’était immergé dans l’aventure de cette composition qui lui prendra plus de quatre ans. Jamais une de ses compositions ne lui prit autant de temps et d’énergie, jamais une de ses œuvres ne fut autant interrompue dans son accomplissement. Entre sa finalisation, Beethoven conçu ainsi les Variations Diabelli, les sonates pour piano op. 109, 110 et 111, les esquisses de la Neuvième Symphonie -comme si la composition de cette Missa Solemnis op. 127 avait libéré toutes les forces créatrices accumulées pendant ces cinq ans de silence.

Bien sûr, la Missa Solemnis porte les traces de ces formes spéculatives et de ses élans nouveaux.

"La musique de Beethoven défie toute familiarité" (Stravinsky) et effectivement une forme de terreur sacrée saisit l’auditeur devant la Missa Solemnis, où l’admiration prend le pas sur l’adhésion.

Les cahiers de conversation de Beethoven nous permettent d’entrevoir quelque peu ses tragédies intérieures, ses combats contre les contraintes et les formes, et aussi l’état d’avancement de cette messe : d’abord Kyrie, Gloria et une partie du Credo en 1819 et début 1820, fin du Credo en 1820 avec le début des autres parties, fin de la Messe d’avril à août 1822 et révisions en 1823 et enfin parution de la messe en 1827. Cette seconde messe de Beethoven ne fut jamais exécutée intégralement de son vivant, mais seulement en 1830. D’ailleurs en 1833 fut publiée pour la première fois cette "vieille" Messe en Si de Bach qui semble lui répondre, alors que Beethoven vraisemblablement n’a jamais pu la consulter. Ces deux œuvres sont depuis considérées comme les phares de la foi occidentale en musique.

Cette œuvre est le meilleur cahier de bord des dernières années de Beethoven et est aussi une de ses plus grandes envolées vers le monde de la rhétorique. Soucieux de traduire non pas les mots, mais les concepts, Beethoven fit d’intenses travaux préparatoires, en étudiant les textes anciens, les formes anciennes, les sens cachés et le pauvre neveu Karl dut réciter sa voix haute, sans trêve, tous les mots du texte. La plupart des aspects spéculatifs de cet univers théologique sont abordés et la musique doit s’y plier, quitte à être fragmentée et brisée. Couleurs, tempos, orchestrations, tonalité et dynamique, tout est soumis à la restitution des idées. D’où sans doute cette impression de malaise qui saisit parfois l’auditeur devant cette Messe, car une grande partie des intentions peut échapper. Ainsi cette façon de faire chanter souvent le chœur dans l’aigu, de traiter ainsi l’orchestre, tout semble étrange, car nous ne sommes plus dans l’ordre de la musique pure avec ses lois acoustiques, mais dans celui des idées qui doivent passer, même au prix d’une torsion de la musique. Martelée, cognée, déformée, la texture musicale est pliée à l’impératif supérieur de la rhétorique.

Beethoven a utilisé une grande diversité rythmique, qu’il note scrupuleusement, et qu’il fait évoluer dans des changements rapides en même temps que les tonalités et la dynamique. De grands moyens musicaux sont employés avec un orchestre fourni, renforcé par l’orgue et la prépondérance du chœur est totale dans toute la structure de l’œuvre. Les solistes ne sont que des témoins, très encadrés d’ailleurs.

Ces dimensions inusitées, cette extrême attention à varier sans cesse l’outil sonore pour l’adéquation, au sens profond, font de cette œuvre non pas un credo liturgique mais un credo musical et artistique. Et l’effort est permanent, et se fait sentir car Beethoven noua montre son combat contre les limites. Dans cette forme classique de la messe, Beethoven apporte l’imprévu, l’épaisseur, le tendu et l’opaque, en fait le sens triomphe de l’ornement.

Ainsi cette œuvre ne se livre pas dans des exécutions monumentales qui la brouillent, - mais dans une approche transparente qui dénoue les fils des concepts. Car la musique de Beethoven est "questionnante" et non pas paysage religieux et cette œuvre intensément spéculative doit "aller vers le coeur" des auditeurs. Le rapport de Beethoven avec la foi est plus de l’ordre d’une présence permanente du tout-puissant, d’un culte du héros mourant pour se sacrifier pour l’humanité, que d’un respect des Églises. Imprégné de Kant, de Schiller, mais aussi d’idées maçonniques (jeune il fera partie de la loge des "Illuminés"), il célèbre plus le culte de l’Être Suprême et de la Raison que la gloire de la Sainte-Eglise apostolique et romaine.

Ni classique, ni romantique, il est résolument moderne et fuit les dogmes, mais non le concept du rituel. Il étudie toutes les formes "antiques", du plain-chant au grégorien. "Pour écrire de la vraie musique d’église, parcourir les vieux chorals d’église des moines", écrit-il et il se lance dans les manuscrits et dans l’étude de la rhétorique du moyen âge, les messes.

Il connaissait très précisément le sens des mots et le poids des concepts du rituel et il s’est appliqué à ce que toutes les phrases prononcées soient intelligibles. Lui qui jeune musicien accompagnait si souvent la messe en latin du dimanche, connaissait de l’intérieur le rituel décrit. Pliant sa musique aux symboles il ne réalise pourtant pas une messe catholique mais une prière tendue qui dépasse son objet liturgique et s’adresse à l’humanité.

"La Messe s’écarte de sa fonction séculaire et la voix qu’elle fait entendre est la voix transparente de l’homme, voix de l’homme créateur. Le thème profond de la Messe est celui de Beethoven, celui du destin de l’homme. L’œuvre fait entendre la détresse et la joie, les fanfares de la guerre et les symphonies de la paix, les accents du drame et ceux de la tendresse et surtout cette volonté irrésistible de vivre et de vaincre" (André Boucourechliev)

Cette foi humaniste, cette confiance dans la volonté et la bonté profonde de l’homme trouve son sens dans l’indication écrite par Beethoven dans la partition "Prière pour la paix intérieure et extérieure".

Ce manifeste pour la paix repose sur la fraternité des peuples, leur fraternité envers et contre toute guerre. L’esprit de recherche de Beethoven porté sur le grand et le sublime, s’était déjà exercé sur deux cantates et une messe en ut majeur, ici, il se surpasse. "La beauté et la profondeur du pathos, la violence et la grandeur des sentiments", déjà remarqué par Brahms, irrigue cette œuvre maîtresse. Tout en étant conflictuelle dans ses oppositions constantes, elle a une valeur unificatrice.

La forme de la Missa Solemnis, très complexe, peut être abordée par ces quelques repères rapides pour les 5 hymnes qui la composent :

Kyrie Après une introduction orchestrale trois parties sont développées dans un climat implorant et mystérieux :
Kyrie Eleison noté Assai Sostenuto avec sentiment.
« Christie Eleison Andante assai ben marcato.
« Kyrie Eleison
à nouveau dans le tempo initial.

Les échappées des voix solistes à peine autorisées dans la première partie seront marquantes dans la deuxième partie. La reprise du Kyrie se fait dans un climat plus apaisé et le chœur conduit dans une manière dont Brahms se souviendra.
L’orchestre n’est utilisé que comme soutien consolateur. C’est en exergue de ce Kyrie que Beethoven a écrit sa fameuse phrase "Venu du coeur, qu’il aille au coeur".
Cet hymne est le plus lié aux traditions anciennes.

Gloria :

Cette action de grâce à la gloire de Dieu va faire pour la première fois appel à toute l’énergie de l’orchestre et du chœur. Cet hymne peut se décomposer ainsi en 6 morceaux.
« Gloria in excelsis - Allegro vivace" avec un passage brusquement pianissimo sur la notion de paix sur la terre et la louange reprend, scandée par le chœur et les timbales, avec des passages fugués sur "Glorificamus".
« Gratias agimus - Meno Allegro : Après une préparation contemplative à l’orchestre, le ténor puis les solistes et le chœur rendent grâce dans un climat poétique.
« Domine Deus - Retour de l’allegro vivace du début avec des affirmations assenées par le chœur et les trompettes de la toute puissance du père.
À l’évocation du fils unique de Dieu, un dialogue entre, d’une part les solistes voix d’homme répondant aux voix de femmes, et ensuite avec le chœur, se met en place.

« Qui Tollis - Larghetto".
C’est le coeur du gloria et l’appel à la pitié est traduit de façon implorante avec une introduction des bois. Les solistes, enfin libérés, entremêlent leurs interventions que le chœur soutient.
Ce long passage (près de la moitié du Gloria), change de nature quand les trombones et le chœur invoquent la puissance puis le climat apaisé revient après ces envolées lyriques.

« Quoniam tu solus - Allegro maestoso".
Les timbales rompent brutalement le climat précédent, et l’on retrouve les affirmations martelées du début du Gloria et le chœur souvent dans l’aigu énonce la profession de foi. La musique est triomphante.
« In gloria dei Patris - Allegro ma non troppo e ben marcato".
Une fugue couronne le gloria, pour affirmer à la fois la gloire de Dieu et celle du ré majeur. Le climat du début du Gloria revient avec une sorte d’ivresse musicale,

Credo

Pour ce passage "sensible" de la messe dans sa reconnaissance des dogmes, Beethoven semble s’appuyer le plus possible sur les traditions, celle "des vieux moines". Il semble avoir besoin de leur foi de charbonnier pour suppléer la sienne bien défaillante.

Cet hymne se compose de huit parties.

« Credo - Allegro ma non troppo".
L’affirmation massive est faite de telle façon que chaque mot puisse être compris. Un air repris à chaque affirmation décrit les différents chemins du dogme. Tout le poids du passé semble ici utilisé par Beethoven.

"Et incamatus - adagio".
L’incarnation ramène un climat mélodique et tendre où le chœur chante pianissimo, avant l’entrée des solistes et d’une flûte obligée qui passe comme un oiseau.

« Et homo factus - Andante".
Le ténor presque héroïque annonce le miracle qui rompt le climat pastoral pour revenir au terrestre.

"CrucifIxus - Adagio expressivo".
Un certain pathos étreint les solistes à l’évocation de la crucifixion. Le climat des passions est proche avec les lentes déplorations associées à cet événement.

« Et resurrexit - Allegro".
Un grand cri du chœur et une jubilation brève conduisent au morceau suivant.

« Et ascendit - Allegro molto".
Une fugue du chœur associée à une musique de triomphe lancinante décrit la gloire et le chœur détache sèchement chaque mot.

"Credo - Allegro ma non troppo".
Retour du credo massif du début sur d’autres paroles.

"Et vitam venturi - Allegro ma non troppo, puis allegro et grave".
Une fugue finale assez lente et ample qui s’entrouvre pour laisser chanter les solistes presque à découvert, avant de conclure extasiés sur l’amen, que le chœur dans un effet surprenant scande à son tour.

Sanctus et Benedictus

Cet hymne est le sommet émotionnel de l’œuvre et il se compose de trois morceaux.

« Sanctus - Adagio avec sentiment".
Une introduction orchestrale où les cuivres prédominent, doucement ouvre la porte aux solistes qui, curieusement en évoquant le Seigneur des armées, restent dans un climat irréel et très recueilli.
Le chœur fait irruption dans une fugue joyeuse, d’abord allegro et qui se termine presto dans un hosanna.

« Praeludium - Sostenuto ma non troppo".
L’orchestre intervient seul, avec un violon qui s’élève à la fin pour faire la transition avec le bénédictus, par une sorte de préparation psychologique.

« Benedictus - Andante molto cantibile".
Véritable cantilène pour violon qui plane dans l’aigu, ce passage assez long est une symphonie pastorale avec solistes faisant les autres parties concertantes. Le retour de l’hosanna ramène au début, mais Beethoven conclut dans la lumière du violon.

"Agnus Dei"
Beethoven clôt son œuvre sur un appel à la paix intérieure et extérieure par ce qui a été décrit comme un poème symphonique sur l’angoisse et la supplication.

« Agnus Dei - Adagio".
La basse, puis le chœur installe un climat poignant que les autres solistes rejoindront.

« Dona nobis pacem - Allegretto".
Ce morceau très complexe, peut-être le plus étonnant de la partition évoquera les bruits de la guerre, mais aussi l’attente, la souffrance et l’espérance. De fréquents changements de tempos, de climats où se mêlent fugues haletantes, fanfares, blocs de certitude créent une tension très forte. La reprise de l’Agnus Dei n’est plus qu’halètements avant que l’espoir renaisse.

Un presto final sur une musique "héroïque" va terminer sur un message de foi en l’homme de cette œuvre saisissante, dans une "sérénité reconquise".

Gil Pressnitzer