Ludwig van Beethoven

Sonate n° 15 en Ré majeur « Pastorale », Op. 28

Le journal de bord des sonates pour piano

Le piano fut pour Beethoven un véritable cahier d’esquisses, et surtout le matériau ductile sur lequel il allait bâtir sa modernité.
Forme à peine effleurée, terre encore vierge, la sonate pour piano a été l’occasion pour Beethoven d’affirmer par paliers successifs, par problèmes techniques posés puis résolus, son long chemin vers la grande forme.

Pour élever son œuvre, Beethoven se trouve face à un outil imparfait dont il va hâter, en grognant, l’évolution. Le moindre événement musical pétri dans cette pâte a une portée décisive car se doit d’être architectural, concis, concentré, pour exister durablement au-delà de la sonorité du support.
Face à ces contraintes, Beethoven a pu théâtraliser ses émotions, bâtir des tensions, canaliser des forces.
Le bloc des 32 sonates pour piano est en fait un archipel d’îles diverses, chacune fruit volontaire d’une étape musicale.
Les sonates n° 15 et n° l, assez peu jouées, sont deux moments de cette odyssée. Toutes deux limpides et heureuses éclairent la vision trop sombre que nous avons de Beethoven.

Sonate n° 15 en ré majeur Pastorale, op. 28

Quatre mouvements pour ce moment de joie sereine:

- allegro andante
- scherzo
- allegro assai rondo
- allegro ma non troppo

Écrite en 1801, après l’expérience, inaccomplie pour lui, de la quasi-improvisation de la sonate "Clair de Lune", Beethoven retrouve des appuis plus solides et traditionnels dans la sonate n° 15, et surtout il va essayer d’autres voies.
Cette "petite" sonate qualifiée plus tard de Pastorale, respire la nature, les jours d’été, et le panthéisme de Beethoven.
Celui-ci s’est d’ailleurs fort attaché à cette œuvre fleurant bon les arbres et les rochers, et aussi le monde paysan imaginaire que le côté Rousseau de Beethoven idolâtrait tant. Quand il recevait des visiteurs qu’il aimait, il leur jouait cette sonate, et même 20 ans plus tard, il mit toute son énergie à la faire rééditer.
Donc, cette sonate a une signification plus grande qu’une simple peinture sur le motif, sans doute sa vision personnelle d’un bonheur élémentaire.
Age d’or d’un moment plein, comme plus tard la Sixième Symphonie, cette sonate est tout simplement heureuse.

Allegro

Sur un tapis de basses, le thème principal coule comme un ruisseau, lentement sans se presser, en musardant parfois. Le second thème aussi chantant accentue le caractère bucolique après avoir hésité.
Ces ondulations thématiques sont portées par un développement très dense et fourni, mais qui n’en laisse rien paraître. Tout est calme, luxe et volupté, et la technique sous jacente est souriante.
Le rondo final est presque en germe dans le milieu de ce mouvement.
Une caractéristique est la présence insistante d’une sorte de bourdon dans les basses, comme pour un instrument rustique et la simplicité chantante des thèmes.

Andante

Beethoven adorait ce mouvement par-dessous tout. C’est presque une pièce autonome de la sonate, quittant le côté idylle aux champs" de l’œuvre.
Schubertien avant l’heure, un thème sérieux mais débonnaire, est chantonné sur des doubles croches de la basse. Une partie médiane intervient presque malicieuse, donnant un éclairage autre à qui aurait pu faire penser à une sorte de marche mystérieuse qui d’ailleurs se réinstalle.
La conclusion est très curieuse, car suspendue dans de larges intervalles : on a quitté la nature pour autre chose. Mais, avant de pouvoir comprendre, Beethoven déjà enchaîne l’autre mouvement.

Scherzo

Très bref, bâti sur un thème minimal de trois notes, on dirait presque une plaisanterie musicale. Simple plaisir du jeu.

Rondo

"Aimable paysage rustique", ce mouvement retourne aux tableaux de la nature, chers au XIXe siècle naissant.
Il a des parentés évidentes avec le premier mouvement au niveau des figures rythmiques et thématiques. Après l’entrée, sur les basses de la main gauche, d’un thème clair et chantant, cousin du début de l’œuvre, le morceau aux travers des péripéties imposées de la forme choisie, ne se départit pas d’une joie bonhomme, même si des orages "pour rire" traversent la scène.

On vous l’avait dit, une œuvre sans rides, ni métaphysique et surtout, pas mal d’humour. Beethoven respire l’air des choses de la nature et se laisse aller à l’hédonisme sans remords aucun.

Même Prométhée devait parfois sourire.

Gil Pressnitzer