Christian Schmidt

Le plaisir de voir, et le plaisir de peindre

Il était une fois, dans un palais revêtu de lambris dorés et tendu de velours cramoisi, une fenêtre encadrée de rideaux couleur de braise, à grosses mailles, un peu comme des filets de pêcheurs. La lumière mouvante des torchères rendait les formes indécises, les lignes et les détails du décor se fondaient en une rutilante symphonie, tout ce luxe n’était qu’une lueur insaisissable et ambiguë, à la fois somptueuse et usée par la double patine du temps et du souvenir. Et quand Christian Schmidt écarta les rideaux de ce palazzo fantôme qui revenait en costume de cérémonie hanter son rêve intérieur, il découvrit, en regardant du côté de San Giorgio un Grand Canal obscur, d’un bleu-vert presque noir, le ciel et l’eau confondus dans la même opacité inquiète. Seuls les toits et les gondoles se paraient d’une clarté laiteuse. Il neigeait ce soir-là sur Venise.

Je veux dire, bien sûr, qu’il neigeait dans le regard du peintre – ou sur la toile, ce qui revient au même ; car le tableau, on le sait, ne préexiste pas ; il n’est pas un morceau du monde réel qu’il suffit de transposer sur une surface plane. Il naît du dialogue sans paroles de l’œil et de la main, de ce double discours amoureux dont les mots ne sont que gestes et signes, touches, lignes, reculs, clignements d’yeux, silencieuses interrogations, attentes.

Le lendemain – la veille peut-être ? – Venise était cette fois toute rose – l’eau comme le ciel encore – et de cette douceur fanée émergeaient des architectures grises, frileuses et fragiles.

Je ne sais pourquoi, cette Venise-là m’obsède. Elle n’est pas seule, pourtant, à faire partie de ce que Schmidt aime appeler son folklore.

Mais d’images en images d’images, il tourne autour d’elle avec une passion inquiète et ravie, comme pour y piéger dans la pâte et la couleur tout ce que les discours rationnels ne pourront jamais dire : une sorte de volupté décadente, ou d’ultimes éblouissements au seuil de quelque sommeil enchanté. Venise ou la mort parfumée.

C’est là que Schmidt, peintre du plaisir de voir et du plaisir de peindre, livre peut-être avec le plus de force l’arrière-secret de son hédonisme gourmand et hautain. S’il voit Venise comme une vieille courtisane sur le point d’agoniser dans les jeux un peu fous de lumières baroques, ou dans les plus subtils raffinements de couleurs et de matières, c’est qu’il ne peut séparer le plaisir, l’enchantement, le bonheur même sans doute, d’une signification profondément pathétique.

Pas seulement quand il peint Venise, d’ailleurs. Je parlais d’« images d’images ». Il est frappant de voir comment ce peintre qui s’est toujours voulu et affirmé figuratif avec une passion tenace – surtout quand il lui fallait le faire contre les vents et les marées de la mode – a résolu pour son profit et à son propre compte l’antique débat abstraction-figuration. Sans anathème et sans sectarisme. Il sait qu’il y a des géométries habitées (il cite volontiers Poliakoff), comme il y a des représentations vides. Sur le monde extérieur dont il ne peut se passer, parce qu’il aime en jouir, il projette les grilles qui le reconstruisent et le transfigurent au gré de ses obsessions d’artiste.

Et l’extraordinaire distance qu’il prend à l’égard du spectacle, voire de l’« histoire » dont il a viscéralement besoin pour que la toile sorte de ses propres limbes, dit assez son métier de plasticien virtuose qui domine de haut, depuis longtemps, toutes les règles du jeu. Et ce savoir-faire, qui serait à lui seul admirable, ne gâte ni la magie du spectacle, ni la symbolique de l’histoire.

Poupées anciennes, mannequins ou chevaux de bois, nus, violoncelles ou natures mortes, une rue sous une pluie ou un vol de goélands, une fontaine dans la nuit, ou les céramiques brisées du Parc Guell à Barcelone, tout se mue sous le pinceau de Schmidt en somptueuses fantasmagories, jusque dans les petites toiles carrées dans lesquelles il excelle – lui qui aime tant les grands formats ! – et où il réussit à capturer, mais il n’en est pas à une gageure près, toute une immensité de poésie et de rêve.

Michel Roquebert

Texte paru en septembre 1991 dans la plaquette éditée par « Les Amis de Christian Schmidt »
Crédits photographiques : Patrick Galibert, Alain Lafay, Pierre Saves