Christian Schmidt
Un pari impossible
Un jour, Christian Schmidt me demanda de prendre le risque de le décevoir, d’écrire, court ou long, sans règles ni ligne, ce que je pensais, ressentais, voyais, entendais, touchais, sentais…, en un mot de dire pourquoi j’aimais sa peinture.
« Ne pense pas à moi, oublie qui tu es, sois simplement le journaliste ».
De libre et ouverte, la commande, dès les premiers mots, devenait contrainte, et les mois passèrent sans que je fusse capable d’y répondre sans me résoudre à ne respecter aucun des trois points.
La liberté s’invente, et le droit se prend. La décision, résultante de sédimentations contradictoires de la pensée, prit presque un an pour aboutir à ce qui pourtant était l’évidente simplicité : ne pas chercher à comprendre ce qu’il attendait de l’exercice, et laisser libre cours à des réflexions qui se télescopent et n’ont pourtant de Brownien que l’apparence.
« Ne pense pas à moi » ! Ce serait ignorer l’homme et son histoire, sa culture, ses joies et ses souffrances, ce qu’il est et surtout ce qu’il a voulu être, et paraître, ses rêves et ses fantasmes, mélange de réalité et de fables, d’inspirations et de convictions, de cette certitude d’être partie d’un tout cosmique et universel, source solaire d’une certaine démarche « Schmidtienne ». Miroir, miroir…
« Oublie qui tu es » devenait aussitôt illusoire. Comment oublier cette force, cette puissance, cette intime conviction qui me faisait sentir plus que voir, ressentir plus qu’analyser, et qui me fit acquérir, incognito, la « porte d’Alice » ?
La peinture, l’œuvre, l’artiste, ne sont que ce que l’on perçoit d’eux.
Est-ce parce que tu m’as ouvert ta porte, ou parce que tu as contribué à me faire trouver le code de la mienne ? Alice n’est étrange que pour les étrangers.
« Sois simplement le journaliste », me demandait le Maître. Lequel ? Celui qui pour écrire ta biographie devrait faire la sienne ? Ou celui qui aurait l’outrecuidance des « spécialistes », donc des ignorants ?
Est-il plus important de savoir que nous sommes issus de la même Lumière, que nous avons partagé la même mère-grand’mère-mère, ou de prétendre savoir expliquer pourquoi telle couleur est posée là, telle ligne est à 37,9282° de l’horizontale parce que l’artiste ainsi a voulu exprimer…
Je ne sais pas toujours ce que tu as voulu dire, mais je sais ce que j’entends. Je n’ai pas les mots savants de la théorie, ceux qui expliquent aux autres quand on n’a pas compris soi-même.
J’aime ta peinture Christian, parce qu’elle parle la même langue que moi, et que je la comprends.
Tu aimes Picasso, moi pas. Est-ce important de savoir qui a raison ? Il t’enrichit et te nourrit, et la vacuité de mes sens laisse la place à d’autres.
Aimer. Pourquoi aime-t’on ? Un coquelicot le matin sous la rosée, le foie gras, les équations d’Einstein… La vérité pour moi n’est pas de savoir la marque de tes huiles, la forme de ton couteau ou le nombre de poils de ta brosse.
Elle est de ressentir la volupté que procure le toucher de ta matière généreuse, de suivre, de la pulpe des doigts, les reliefs qui disent ton humeur du moment, d’entendre, les yeux fermés, la musique de ton imaginaire lorsqu’elle est en phase avec la mienne (et les mots techniques, comme par hasard, parlent alors de nœuds et de ventres…), et, au bout du chemin, rassasié de la caresse délicate, d’apposer la paume pleine et de deviner, tel l’aveugle, les couleurs définies par telle ou telle longueur d’ondes.
Alors seulement j’ouvre les yeux, et je découvre d’autres plaisirs, qui peuvent être partagés ou solitaires.
Partagés parce que ta lecture, dans chacune de tes œuvres, est à plusieurs niveaux. Qu’elle soit réaliste ou totalement onirique, la fenêtre que tu ouvres donne à l’esthète « cultivé » l’occasion de croire qu’il t’approche, et à « l’inculte » la jouissance simple de la contemplation. A celui des deux qui accepte l’effort, tu racontes une histoire et l’entraînes dans un songe ; le tien, le sien, peu importe puisque vous dialoguez.
Mais à ceux qui te connaissent tu livres le code, et à d’autres un peu plus encore.
Je ne sais pas lire « un carré blanc sur fond blanc », mais je devine où le fer a marqué, et où pénètrent les racines.
Mes premiers contacts avec la peinture, c’était toi. Ce petit âne que je trouvais triste, cette place de village à laquelle manquait cette lumière qui t’habitera plus tard, ces bateaux morts échoués dans une lointaine Bretagne, cette femme si noire au regard qui m’impressionnait, tous « les tableaux » de mon enfance, de ta jeunesse volée, à côté du portrait de ton père dont je n’ai jamais compris qu’il fût si fidèle au quotidien,…pendant près de quarante ans. Etait-ce lui qui suivait le poète, était-ce ta main qui guidait son destin ?
Puis mes premiers pas de ce que j’appelais gribouillage, jusqu’au jour où tu décidas de qualifier « d’œuvre » une petite machine à coudre Singer que je ne trouvais pas si ressemblante que cela. Ce jour là, sans doute inconsciemment, je compris que peindre n’était pas photographier, même si, beaucoup plus tard, j’ai découvert le plaisir de peindre, en faisant des photos.
Pourquoi j’aime ta peinture ? Mais parce qu’elle me parle. Souvenirs, émotions, admiration, incompréhension… Comment, dans tes visions, ne pas retrouver le poète capable de rimer sur le coin d’une nappe de restaurant, technique somme toute assez facile et « théâtrale », dans son sens emphatique, ou l’homme de vrai théâtre, spectateur de la vie, qui me fit aimer Daniel Sorano ?
Comment ne pas percevoir, au travers de ma propre vie, les souffrances et les déchirures de la tienne ? Tu as toujours voulu soutenir que ta peinture était figurative ou, poussé dans tes retranchements, acceptais-tu de la qualifier de « semi-figurative ». Laissons cela au spectateur d’un soir, au critique abusé.
Le figuratif n’est que la lecture du premier niveau.
La conversation s’anime si le lecteur découvre tes allégories, et devient passionnante lorsque inspiré il pressent que l’allégorie elle-même n’est que la transposition d’une métaphore.
Culturel Schmidt ? Le croiriez-vous ? Tel la Comtesse de Ségur qui flatte nos penchants d’adultes les plus pervers (ou présumés tels ) et qui donne à l’enfant une lecture innocente, Christian pose sur la toile un ensemble architectural cohérent où chaque pièce ouvre sur un paysage différent.
Il serait dommage de s’y promener sans avoir tous ses sens en alerte. Ici les cris des aficionados devant la Véronique et le mouvement de la muleta, là le murmure du vent entre les ailes des goélands, ou les pleurs d’un enfant jaillis d’un violon oublié. La joie du carnaval ou le frisson de la solitude dans Venise sous la neige. La fausse gaieté du bouffon qui cache sa misère derrière un rire forcé, et qui s’en va, triste marionnettiste, jouer à l’amour avec ses poupées.
Mais il renaît le jour à l’aube d’un canyon, calibre ses couleurs sous un soleil grec, et colore ses muqueuses des odeurs épicées d’un marché africain.
Rêves, matières, lumières, musiques et odeurs. Sans doute, en effet, parlant d’un peintre, faut-il évoquer ses couleurs.
Bleu, dira t’on sans hésiter. Certes, et c’est sans doute celui qui m’émeut le plus, des « Goélands » (que je convoite depuis que je les ai vus voler) aux « Jardins Majorelle », mais il se mêle au vert dans le « Parque Guëll » et ce dernier s’illumine dans « L’oiseau Vert ».
Ou faut-il parler des rouges du « Matador » ou des ocres et des jaunes de…de ?
Il y en a trop, et pas assez chez moi.
Et si tous les aspects que j’ai, très modestement et humblement évoqués, ramènent à la lumière, c’est parce qu’en définitive tu es un peintre de la Vie, de cette vie que tu as consommée en jouisseur ; quant aux toiles plus sombres, voire noires, elles ne sont que le côté obscur de la même force.
J’aime que de simples taches « soient » des chardons, que le « Q » de la dame de cœur soit important, que « l’Uomo che guarda » ne soit pas coupable de son voyeurisme, j’aime expliquer à mes amis ce que tes toiles me disent, parce que j’aime croire que je sais, et que ta parole, transmuée en peinture, me rappelle l’enfant qui aime écouter les contes et qui, à sa manière et en y rajoutant « son propre chocolat », tente à son tour de les transmettre.
Je n’ai pas parlé, ou si peu, de l’homme, de celui par exemple qui refusait de vendre ses toiles trop cher pour que tous ceux qui l’aimaient puissent y avoir accès.
Pour autant je n’ai pu oublier qui nous sommes, et j’ai sans doute été un piètre journaliste.
Te souviens-tu d’Edgar Poe ? Il expliquait qu’il existe trois sortes d’amour :
celui qui touche les corps, mortel comme eux, celui qui atteint les cœurs, mortel également, et celui, immortel, qui se transcende dans l’Esprit.
J’aime ta peinture parce qu’elle EST Toi ; et parce que je suis moi.
Voilà ce texte que tu me commandas en juillet 1999, et que je ne te livrai qu’en août 2001.
Après l’avoir lu tu me demandas d’en faire ton oraison, pour être de ceux, rares, à avoir le privilège de savoir de leur vivant ce que l’on dira en ce jour.
C’est chose faite mon oncle, en ce début de mai 2003 où les couleurs du printemps saluent ton arrivée dans une autre Lumière, et j’espère ne t’avoir pas trop déçu.
Didier Schmidt