Pierre Igon

Le cadastre d’une intériorité

Trente années de peinture : quand il s’agit de Pierre Igon, cela suffit largement à faire une œuvre. Non point tant pour des raisons quantitatives : pas un amateur d’art, sans doute, n’a attendu cette rétrospective, et l’accumulation que forcément elle propose, pour savoir qu’Igon portait en lui un monde, et qu’au fil des ans, patiemment, obstinément, silencieusement, il le faisait accéder à l’existence visible. Qui n’a pas compris, il y a un quart de siècle, que ce peintre secret et discret était doué d’une force créatrice implacable ? Que pour sa part il n’attendait rien du monde extérieur, ni des modes, ni du regard d’autrui ; que cet homme infiniment civil, à la courtoisie toujours calme et souriante, et fort peu loquace - surtout devant sa peinture - poursuivait sans ostentation un grand rêve intérieur ; un rêve dont on ne pouvait rien dire, dont il n’y avait rien à dire, avec les mots - qu’ils fussent quotidiens ou savants ; mais dont lui-même élaborait les signes propres à le révéler. Qui n’a peu ou prou senti très vite qu’Igon se livrait, palette en main, à une alchimie de l’indicible, qui pût lui permettre de dresser de toile en toile rien d’autre que le cadastre de son intériorité ?

Il aurait pu, certes, ne pas tenir ses promesses premières. On se souviendrait alors de lui comme d’un talent éphémère. A l’inverse, comme devant toute rétrospective d’un artiste vivant, il y a quelque danger à s’abandonner à la contemplation d’un univers qu’on pourrait croire achevé, définitivement clos sur lui-même, alors qu’il demeure gros, évidemment, de tout son futur ; et que dans le temps même qu’on espère le saisir enfin d’un seul regard, on voit bien qu’il est toujours porteur d’une immense part d’insaisissable. Nous sommes dans un domaine où chaque instant retentit constamment sur le passé. A la lumière de ses œuvres récentes, on regarde quelque peu différemment celles des années 50 et 60. Tout comme ces dernières éclairaient a posteriori les toiles figuratives des années antérieures. Henry Lhong l’a bien vu, lorsqu’il préfaça l’exposition de L’Atelier, « La peinture à Toulouse en 1964 » ; Igon affectionnait auparavant la représentation de crânes et d’animaux écorchés. Dans une harmonie volontiers sourde, des cernes vigoureux aimaient affirmer les formes. On aurait pu croire alors qu’on avait affaire à un peintre animalier tenté par un misérabilisme à la Buffet. Et voici que les toiles de 1960 nous contraignent à orienter différemment notre regard : « Le passage d’Igon à l’abstraction, écrivait alors Henry Lhong, n’a fait que donner de la force à ses signes dont l’ossature noire des graphismes s’apparente assez à des figures mystérieuses de peintures rupestres ou de totems… ». Bref, l’essentiel, dès 1953, c’était déjà les cernes, non les crânes.

Ce n’est certainement pas le lieu de remettre sur le tapis le vieux débat abstraction-figuration – d’autant que dès qu’on le soulève, c’est en général pour conclure que c’est un faux débat. Il n’est peut-être pas sans intérêt quand même d’aborder l’univers de Pierre Igon en le replaçant dans les conditions qui l’ont vu éclore, en le jaugeant d’abord par l’impact qu’il eut sur le premier public appelé à voir cette peinture. Il est certain qu’en 1952, dans une ville comme Toulouse, sa nouveauté était quasi-totale. Non parce qu’il s’agissait d’une peinture « abstraite », mais d’une certaine « abstraction ». Certes, elle avait d’emblée le handicap de toutes les connotations du mot « abstrait » : celui-ci évoquait d’autant plus un art combinatoire purement formel s’adressant à la cérébralité, non à la sensibilité, que la notion de « peinture abstraite » renvoyait en priorité à l’abstraction géométrique, faute d’une information qui fut à la mesure exacte de son époque.

On percevait assez mal alors que cette peinture-là aurait pu tout aussi bien s’appeler « concrète », du moment qu’à défaut d’être un dialogue avec le monde extérieur, la nature, les objets, comme on voudra, elle n’en était pas moins une empoignade avec ces données sensibles et tout à fait réelles, objectivement réelles, que sont les couleurs, les formes, et l’espace de la toile ; et qu’il n’est pas tout à fait vrai de dire qu’une toile « abstraite » n’a pas de « sujet », puisque son sujet c’est elle-même. Les premières peintures non-figuratives d’Igon apparurent donc à Toulouse dans un contexte somme toute assez peu favorable. Et – le contraire eût été étrange – elles suscitèrent quelques polémiques.

Mais lors même qu’un assez large public était encore hostile ou indifférent à la non-figuration – qu’on vît en elle imposture, provocation, ou facétie, et, dans tous les cas, barbouillage – les toiles d’Igon imposèrent à tous, spontanément, le respect. L’œil était certes souvent perplexe, mais admiratif aussi. Il y avait là une qualité de facture qui ne mentait pas ; une beauté rayonnante qui désamorçait toute velléité de raillerie ; par-dessus tout, un climat qui piégeait le cœur tout autant que le regard. Et je gage que beaucoup ont alors perçu comme moi pour la première fois avec autant de netteté, que le mystère à l’état pur pouvait être une dimension de l’art ; que « comprendre »une toile n’était pas nécessairement déchiffrer ce qu’elle est censée représenter, ou raconter ; que ce peut être, aussi, se laisser simplement envahir jusqu’au tréfonds de l’inconscient par ce pur objet qui s’appelle la toile et n’indique ni ne signifie rien d’autre que lui-même.

Il faut dire que cette peinture avait tout pour plaire : des matières raffinées jouant voluptueusement sur des bruns chauds et sur des mordorés ; des contrastes subtils de valeurs, où des formes sombres et floues émergeaient de plages claires et comme embuées ; un espace tout à tour opaque et aéré, qui se reflétait pour ainsi dire constamment sur lui-même sans jamais déboucher sur une réalité saisissable ; au total, un climat de poésie évanescente – jamais mièvre pourtant, car le graphisme était toujours soigneusement contrôlé, structuré ; oui, ces toiles des années 60 avaient tout pour être, au sens le plus classique des mots, de la belle peinture, séduisante et par elle-même émouvante. Tout. Sauf le sujet…

Et pourtant ! L’ultime clé, je crois, de son pouvoir de fascination, c’est qu’elle restait de la peinture « évidente » – je cite encore Henry Lhong, qui précise très justement : « Même si elle ne se réfère plus au contexte trop lisible des apparences, on la sent longuement portée et habitée par l’artiste, et jaillie dans une nécessité impérieuse et informulable en termes de raison ».

Igon ne s’est jamais départi de ce souci, peut-être totalement inconscient, d’évidence plastique qui, à l’opposé de toute construction intellectualiste, confère à chacune de ses toiles une sorte de vérité organique, en fait un être autonome pleinement achevé, se suffisant à lui-même, enfermant dans ses limites la totalité de sa propre et nécessaire organisation interne. Il suffit de voir comment d’apparents déséquilibres de formes, avec des mises en page presque acrobatiques, se replient, se bouclent en quelque sorte sur eux-mêmes pour retrouver un équilibre supérieur et comme idéal. Evidence formelle et évidence de l’expression se sont toujours, chez lui, confortées l’une l’autre. C’est pourquoi sans doute, et dès 1960, le regard se sentait sécurisé, comblé, par cette peinture qui, si elle ne donnait rien d’autre à voir que les couleurs, la lumière et les formes, appelait pourtant une « lecture », sollicitait du regard qu’il erre, circule, revienne et reparte, se pose ici, puis se faufile ailleurs, un peu comme devant la représentation d’un paysage.

Je n’écris pas ce mot tout à fait innocemment. Il y a toujours un moment où une image quelconque, abstraite ou hasardeuse – un nuage, une tache au plafond, la lézarde d’un mur – finit par « prendre » et devient la représentation de quelque chose. Les premières toiles non-figuratives d’Igon se donnaient comme si « évidentes » que maintes d’entre elles pouvaient renvoyer – involontairement sans doute – à une nature que le peintre aurait rêvée, plutôt que de la décrire. Une sorte de pesanteur structurelle des moyens mis en œuvre tirait cette peinture vers une représentation vague, lointaine, purement allusive certes – disons, sur un terrain que l’œil trouvait malgré tout familier. Bref, il y avait, dans ces symphonies fugitives, d’une tristesse souvent automnale et féerique, à la flamande, quelque chose d’aussi poignant et d’aussi naturel que la nature.

Et puis très vite, une nouvelle décantation s’est opérée. Sans renoncer à ce que sa peinture conserve son atmosphère propre et soit l’expression spécifique de sa sensibilité, Igon, de ce qui était jusqu’ici sa manière, a dégagé son écriture. Il a sacrifié le clair-obscur et le flou au profit d’un espace de plus en plus rigoureusement plan, qui laissait de moins en moins de place au trompe-l’œil. Et qui devint à la limite la pure page blanche sur laquelle allait s’inscrire un pur langage de signes. Naquit alors sous son pinceau ce vocabulaire étrange fait de molécules de couleurs et de traits noirs à la fois souples et puissants qui savaient conserver le dynamisme du geste qui leur avait donné naissance. Signes plastiques qu’il fallait chaque fois articuler les uns sur les autres, et organiser en un tout cohérent qui, sans jamais répéter la toile d’avant, entretienne avec elle une évidente parenté. Infinies créations, créatrices chacune de son propre absolu, tout en exprimant chacune le même au-delà, le même rêve intérieur qui leur donnait corps et nécessité. C’est alors qu’on vit apparaître la large calligraphie d’Igon, ses signes noirs ou couleur de rouille inscrits sur de vastes fonds blancs, rouges ou beiges.

Ses formes arrondies au puissant chromatisme, closes, bloquées, comme prisonnières de grilles imaginaires ou d’un filet dont les mailles ne laisseraient échapper que des taches de couleurs et des traces impalpables de gestes. La toile se concentre parfois sur un noyau complexe, sur une zone apparemment chaotique ancrée sur une grande plage calme. Elle éclate parfois en véritables mouvements browniens. Les détails s’enchaînent et s’articulent comme des pattes ou des mandibules d’insectes. L’espace s’étale librement à l’infini, pour mieux laisser se condenser des agglomérats d’une matière imaginaire où la moindre tache colorée se charge d’un poids considérable. Les cernes peuvent se briser, le geste peut devenir très ample, les formes éclater à leur tour, c’est toujours, de toile en toile, le développement d’un langage qui s’invente, se découvre lui-même constamment en s’écrivant ; un langage chiffré, bien sûr - à ceci près qu’il n’y a pas à le déchiffrer.

Car il est sa propre magie, et elle se suffit à elle-même. Ce n’est pas un hasard si, quand il fait de la sculpture, - par adjonction d’éléments, d’ailleurs, et non par taille du matériau - ou quand il peint sur des cylindres, ce qui pour lui revient presque au même, Igon rejoint spontanément le langage totémique. Sa peinture a toujours été le verbe silencieux de quelque incantation, la mise à plat de quelque cérémonial à la fois somptueux et inconnu. C’est pourquoi, quand on parle à son propos de « signes », il ne faut pas songer seulement au sens strict du terme, au côté « caractères chinois » que son graphisme eut dans les années 70.

La couleur aussi est signe pour lui, et ce n’est pas un hasard non plus s’il n’a que progressivement élargi la palette sourde de ses débuts ; il l’a fait avec circonspection, presque avec crainte, en s’y préparant longtemps en tout cas, passant des camaïeux bruns et or, au blanc, au rouge et à l’ocre, puis au bleu, beaucoup plus tard encore au vert. Comme si chaque couleur recelait en elle quelque sortilège avec lequel on ne joue pas impunément, quelque secret pouvoir qu’il faut dompter, maîtriser, avant de le libérer sur la toile.

Si Pierre Igon a fui très tôt le monde réel et ses apparences, puis s’il a dépouillé sa peinture de tout ce qui pouvait y renvoyer par glissement vers l’illusion ou l’allusion, ce fut à coup sûr pour aller au-delà de ce réel, pour explorer une terra incognita, forcément irrationnelle et subjective - mais dont il savait bien, puisqu’il est peintre, qu’elle n’a pas d’existence hors du geste de peindre. Chacune de ses toiles balise son itinéraire intérieur. A ceci près qu’ici le chemin n’a d’autre réalité que ses propres jalons, il ne leur préexiste pas. Ainsi a-t-il révélé à elle-même, en la construisant, son œuvre ; un monde plastique parfaitement autonome, replié sur ses propres secrets, mais constamment ouvert sur son propre enrichissement, un monde impénétrable parce qu’il est porté par un langage hermétique - au sens originel et alchimique du terme ; et fascinant justement pour cela, doué d’un trouble et puissant pouvoir émotionnel parce qu’il a su donner forme et couleur aux plus indicibles pulsions de l’imaginaire.

Michel Roquebert, janvier 1987