Pierre Igon

Un panthéisme pictural

Le désir, le besoin, la nécessité de s’exprimer connaissent les voies les plus diverses pour faire donner de la voix au moyen choisi, encore que cet impérieux devoir de créer puisse n’avoir aucunement pour but de « dire » quoi que ce soit.
Jean-Jacques Rousseau avait noté que les Grecs anciens, lorsqu’ils pensaient ne pas pouvoir s’exprimer ou exprimer les choses par les mots et par la langue, le faisaient par les images qu’ils créaient, tout aussi « parlantes » que ne l’auraient été les mots, plus même, car les mots, justement, leur paraissaient faillir à leur tâche.
Pierre Igon, ce n’est un secret pour personne, n’est pas loquace ni disert, il est avare de paroles et d’écrits, et pourtant il s’est adonné à la peinture comme à une pratique qui serait la confidente et la manifestation active de sa présence à la nature, de son être-là au monde, et l’incarnation en oeuvres, en choses, les tableaux, du partage avec les autres de cette communion exprimée avec le plus indicible mais le plus sensible de la nature.

Sans sombrer dans un psychologisme et un déterminisme primaires, dont la biographie, plus ou moins objectivement exposée, serait le support, il nous faut remarquer que Pierre Igon est le fils d’un homme de l’art son père, architecte, ne put pas exercer son métier de formation car il fut appelé à diriger une entreprise industrielle, mais il dessinait, il peignait avec bonheur, et exposa plusieurs fois au Salon des Méridionaux pendant l’Entre-deux-guerres.
Ne parlons pas d’hérédité, mais retenons que, peut-être, le dessin linéaire précis et aigu de description, souvent caractéristique du travail de l’architecte, s’est retrouvé dans le travail de Pierre Igon, sinon au titre d’un don, du moins à celui d’une qualité redécouverte et apprise, parce que répondant à ce besoin d’expression visuelle de son observation de la nature et de sa saisie sensible de son propre imaginaire alors que le travail de Pierre Igon va paraître se manifester essentiellement dans la peinture et la manipulation des matières, toute son œuvre est soutenue par un intense travail graphique qui, à lui seul, mériterait une exposition.
Igon conserve encore des dessins de sa prime enfance, quand il ne songeait encore nullement à devenir peintre, dessins où se répandent vivement et dans un graphisme précis et dynamique, même si inexact quant à l’illusion naturaliste, des figures évocatrices et comme documentaires d’une illustration profuse et serrée de contes et d’histoires, de narrations plausibles ou imaginées, où la mer, les bateaux, les bêtes les monstres et les hommes s’enchaînaient et s’entrelaçaient dans une étonnante mise en page abondante et éparpillée, grouillante et parsemée et faisant penser à certaines miniatures médiévales ou à certaines oeuvres de Miro.

Mais, surtout et plus encore, Igon a continuellement amassé dans une multitude de carnets précieusement conservés, un véritable « journal de bord » de son voir et de son imaginaire visualisé concrètement, un compte-rendu créatif de son émotion active et perpétuellement en éveil et aux aguets, face à la nature diverse et aux sensations inventives qu’elle provoque. Dans ces très nombreux carnets se côtoient une foule d’études, de recherches, de croquis, qui accompagnent et soutiennent le travail de composition maîtrisée et libre, tout à la fois, des peintures, une abondance de dessins fouillés et aigus d’insectes et de bestioles, soit observés avec l’impassibilité méticuleuse du zoologue, soit inventés comme s’offrant, dans leur bizarre et pressante vraisemblance, à la curiosité et à l’émerveillement du regard, et, enfin, obsessionnellement, d’années en années sans cesse répétés, d’extraordinaires paysages du Comminges et du Couserans, des Pyrénées et du Pays Basque, de Bretagne, de Galice et d’Ecosse, tous panoramas disséqués d’une façon on dirait « précisionniste », qui ont la qualité des dessins des naturalistes et des architectes, de Durer et de Viollet-Le-Duc.
Mais si Pierre Igon a dessiné depuis toujours, avec l’acharnement à la précision pointue de la représentation du voir, réel ou imaginaire, concret ou virtuel, il ne semblait cependant pas, dans son enfance, absolument destiné et prédestiné à la peinture. À l’heure où l’on tente de décider de son avenir, de choisir sa vie active, Igon ne pensait pas devenir peintre et aspirait à un métier qui le mette en relations concrètes avec la nature et la terre : après des études secondaires au Caousou, Igon s’inscrivit à l’École d’Agriculture de Purpan dans la ferme intention de se doter d’une solide formation pour le travail direct de la nature.

Malheureusement, Pierre Igon est de la classe 42. À vingt ans pile, c’est l’obligation des « Chantiers de Jeunesse » et, par voie de conséquence, en 1943, le transfert au Service de Travail Obligatoire, le S.T.O., et la déportation en Allemagne, avec tout un train complet de jeunes étudiants toulousains envoyés dans les usines du Reich. Malheureusement, avoir vingt ans en 1942 c’est avoir alors l’âge de se voir couper les ailes que l’on veut déployer, c’est devoir endurer la négation de son âge, de la jeunesse et de ses espoirs, c’est voir son avenir brisé, piétiné.
Lorsqu’il rentre en France en 1945, Pierre Igon apprend la mort de son père. La situation est dramatique : Igon a perdu trois ans de sa jeunesse, se retrouve sans formation et sans qualification, et la mort du père met la famille éprouvée dans l’impossibilité d’assumer des études supérieures longues car il faut, au plus vite, entrer dans la vie active rémunératrice.
Dans l’espoir d’une embauche possible dans l’entreprise qu’avait dirigée son père, s’il se donnait la qualification nécessaire, Igon entreprend l’apprentissage de la soudure, à Paris, puis se perfectionne, à Toulouse, dans une entreprise de chaudronnerie où il fabrique des chaudières et des conduites.

Pierre Igon est peu bavard sur cette époque noire de sa vie, mais il l’évoque cependant pour dire que ce fut le moment où il décida irrépressiblement de devenir peintre, où il entra en peinture, mais comme inconsciemment, comme par un cheminement naturel, sans que ni lui ni personne puissent y faire obstacle, et, d’ailleurs, personne ne s’y opposa, et rien ne put entraver cette assumation de son propre devenir qui fit qu’en 1948 Igon sut qu’il était maintenant peintre, qu’il était irrévocablement et totalement engagé en peinture, engagement qui correspondait à ses propres tendances manuelles, sensibles et imaginaires, et à la formation, si chaotique qu’elle ait été, qu’il avait reçu et dont il s’était doté à la fois volontairement et poussé par les événements.

Fin 1947 Pierre Igon entre dans l’atelier de Maurice Mélat, dont il se plaît à dire avec sympathie et émotion tout ce qu’il lui doit, rappelant avec une bienveillante reconnaissance le caractère sensible et expressif de l’approche de Mélat, lui non plus peu enclin au logos théoriciste, mais dont la passion pour la musique et sa compétence indéniable en ce domaine ouvraient aux étudiants des horizons enrichissants fondés sur l’émotion et la sensation comme fruits et germes de la métaphore du faire et non comme illustrations et paraphrases du langage. Chez Mélat, Igon se trouve de compagnie avec Jacques de Berne, Jacques Fauché, François Jousselin et Henri Patez.
À la même époque il se lie aussi d’amitié avec André Marfaing et le jeune sculpteur Robert Fachard, qui travaillaient dans l’atelier de Vivent. L’ensemble de ces jeunes gens se regroupait dans de mémorables séances à l’Atelier Libre de Raymond Espinasse où ils étudiaient
le modèle vivant.
Très vite se dessine un groupement d’affinités diffuses mais réelles : Jacqueline Biol, Andrée Chocard, Jacques Fauché, Pierre Igon, François Jousselin, André Marfaing et Robert Fachard forment le groupe « Six peintres et un sculpteur » qui, de 1949 à 1951, va se présenter comme tel en de nombreuses expositions, d’abord à la Librairie-Club de la rue de la Trinité, aujourd’hui disparue, puis à la galerie Chappe-Lautier, groupe de jeunes peintres figuratifs, mais tous désireux de renouveler et de vivifier la figuration.

À voir les œuvres présentées, à lire les critiques de l’époque, on sent ce groupe au diapason d’un certain expressionnisme et d’une certaine inquiétude tonale et graphique assez répandus dans la peinture française de cette époque.
Pour Pierre Igon, son propre passé récent expliquait assez largement cette tendance et, quelle que soit son appétence pour les joies et les plaisirs de la nature brillamment colorée et lumineuse dans ses oeuvres récentes, les épreuves qu’il venait alors de subir et celles auxquelles il devait faire face justifiaient, sinon le pessimisme expressionniste, du moins une figuration inquiète, une figuration de sensations dévorées et dévorantes d’un réel hanté de mort dans sa vie même, de souffrances et tortures dans les apparences de l’animé voué à sa mort.
À côté de quelques portraits et de quelques natures mortes relativement calmes ou sereines, Igon montrait essentiellement dans sa peinture un univers du décharnement maquereau suspendu pour sécher, lapin écorché, bucrane, traités dans une palette dense mais aux harmonies étroites et lourdes, dans une matière tout ensemble nourrie et desséchée, avec un graphisme synthétique acéré, cloisonnant et accentué, écrivant les agressions expressives de la forme, tout un ensemble qui a parfois fait comparer ce travail d’Igon avec celui, contemporain, de Bernard Buffet, comparaison par trop hâtive tant Igon oppose à la vision grise et misérabiliste de Buffet, la jouissance, même si expressive de l’angoisse et de l’hostilité, de la matière formelle et colorée représentative d’un sens positif et subtil de la violence contenue dans la vie des formes le graphisme d’Igon participant, par son association avec la matière colorée, à la création de l’idée d’espace vivant et vivifié par la vie et la mort de l’organique, qui est aux antipodes de l’espèce de cartographie mate et plane proposée par Buffet à ce moment-là.

Dès cette époque, et quelque anxiété que manifeste sa thématique et sa figuration, Igon témoigne d’un sens très riche de la matière du tableau et, à la différence de Buffet et des peintres qui ont adopté l’application appauvrie d’une palette arbitrairement chiche et miséreuse pour décrire et souligner la déréliction d’un monde à l’espoir desséché, il prend comme à bras-le-corps la complexité inquiétante du réel, pour y analyser la vie de la mort et l’incessant renouvellement de la vie, et la traduire dans la complexité, elle aussi extrêmement riche, de la matière formelle même de la peinture, dans ses formes et ses couleurs, se rapprochant quelque peu, alors, du grouillement matiériste et graphique de peintres, eux aussi expressionnistes à leur manière, mais prenant le parti pris des choses et de la nature, comme Lorjou ou Rebeyrolle, chez qui, aussi divergentes que soient leurs oeuvres respectives, se lisent, par les sens éveillés dans la matière écrite de la peinture, les merveilles inquiétantes ou étonnantes du vivre des hommes et de la nature.

Autour et à partir de 1950 les choses, pour Igon, vont se préciser dans une sorte de concentration d’événements. D’abord, avec Jousselin et Marfaing, il y a la prise de conscience assurée de leur avenir et la décision de «monter à Paris », et tous trois s’installent dans un atelier de fortune où ils font la connaissance de leur voisin bienveillant Léon Zack. Tous trois sont formels : ils sont ensemble dans cet atelier, mais travaillent chacun pour soi, dans la solidarité de leur trio mais l’indépendance personnelle. Mais Igon est trop terrien pour pouvoir supporter la vie urbaine parisienne, et si Jousselin et Marfaing s’installent définitivement dans la capitale, Igon, lui, n’en pouvant plus au bout de quelques mois, revient à Toulouse.
Et, avec son retour, parallèlement à celle de Marfaing, s’effectue sa mutation picturale, l’orientant vers un art résolument non imitatif.
Il faut, cependant, nuancer les choses et analyser avec prudence. Comme il l’affirme lui-même, Igon n’a pas pris la décision, tel jour, de devenir abstrait.
De la même manière que son entrée en peinture a été irrévocable, mais s’est faite progressivement et par le déroulement de sa vie même, de la même façon son accession à la peinture non objective a été le fait et le fruit d’un cheminement dont on ne peut même pas dire qu’il a été progressif, mais qui aura été, plutôt, comme le fonctionnement implacable de la dynamique contradictoire et complexe de sa propre conception picturale. Dans cette évolution nécessaire mais difficile, et comme par à-coups, de nombreux éléments circonstanciels ont pu jouer, événements personnels ou historiques comme événements picturaux.

À cette époque, plus particulièrement, Igon s’engagea dans la création religieuse. Ce fut d’abord, et dès 1950, la réalisation, à la demande de l’abbé Casy Rivière, curé de la paroisse, de la décoration monumentale intérieure de l’église de La-Bastide-De-Besplas, en Ariège, réalisation à laquelle participaient Raymond Clerc-Roques, Jacques Fauché, Léon Zack et sa fille Irène. Igon y peignit la fresque du grand Christ de l’Apocalypse entouré des symboles des quatre évangélistes, au-dessus de l’autel.
Il s’agissait bien de création religieuse puisqu’afférente à un édifice du culte, consacré, où se déroulent les célébrations cultuelles pour les fidèles et de telle sorte que le programme iconographique réponde aux données du dogme et du rituel. Cette exigence entraînait l’esprit d’Igon, et des autres artistes travaillant avec lui, vers l’idée de la reconnaissance et de la lisibilité des images produites, d’où, chez lui et ses confrères dans cette réalisation, non seulement la soumission volontaire à une figuration reconnaissable en ses motifs, mais l’assujettissement à un esprit linéaire de la description qui renouait, à leur sens, avec une certaine tradition originelle pré-classique, celle des enluminures, de la peinture murale romane et de l’art byzantin. Cette filiation délibérée impliquait une pensée de la clarté par la stylisation et la simplification, ce qui a contribué à une profonde réflexion critique sur l’imitation et la figuration qui a orienté Igon vers une interprétation linéaire du réel et des mouvements du réel, vers une prise de distance avec les apparences mesurées du visible, de telle sorte que les images peintes devaient prendre une réalité supérieure et autre que celle de la simple répétition des motifs dictés par les habitudes routinières de vision des choses et de lecture des textes, ou de la simple reproduction des modèles iconographiques dont il se dotait.

L’une des recherches les plus remarquables de Pierre Igon, propre à son sens terrien et artisanal de la création, fut de moderniser et d’actualiser, dans une sensibilité nouvelle et revivifiée, les traditions auxquelles il se rattachait volontairement mais dont il voulait réinventer l’originalité toujours active pour lui-même, et parallèlement aux travaux de commandes qu’il reçoit alors grâce à l’abbé Rivière et à l’abbé Laffargue, Igon entreprend de créer une Bible historiée ou, plus modestement, de réaliser, à l’identique rénové des textes sacrés historiés de l’époque romane, un Livre de Tobie pour lequel il se procure du parchemin ancien sur lequel il invente et trace une écriture manuscrite archaïque mais évocatrice, associée à une illustration dans le texte ou hors-texte qui renouvelle l’émotion à l’image symbolique, narrative et dogmatique.
Ce choix du livre artisanal unique, dans son matériau traditionnel, indique chez Igon un engagement sensible aigu dans la chose qu’il se donne à créer, mais aussi un sens du religieux qui s’affirme comme une forme particulière et privilégiée de son sens du sacré.

Cette expérience de l’art religieux comme forme du sacré tout particulièrement adaptée à sa plus grande et sa plus large lisibilité par tous les autres, par les fidèles, malgré cette lisibilité voulue entraînant à une figuration simplifiée et évidente dans la reconnaissance culturelle de ses signes linéaires immédiats, conduisit Igon à approfondir sa propre sensibilité à la matérialité et à la singularité
des oeuvres produites.
Aussi, du simple point de vue concret technique de la réalisation d’objets traditionnels, Igon s’informe-t-il scrupuleusement, auprès de Nicolas Greschny, spécialiste des icônes, des modes de création traditionnels et, pendant plusieurs années, avec Jacques Fauché et Pierre Saint-Paul, il va participer à de nombreux travaux d’art religieux traditionnel, à des chantiers de restauration de peintures murales et de sculptures médiévales, à des chantiers de fouilles et à des recherches archéologiques.
La complexité des supports, des enduits, des transparences, des superpositions, des mélanges, des traitements sur enduit frais ou des applications à froid, de l’épaisseur concrète de la création, de la chose peinture, du montage et du bricolage des objets, des sculptures et des images, cela devient pour Igon une connaissance intime et nécessaire, non plus seulement pour satisfaire à la commande religieuse, mais plus fondamentalement encore, pour son propre désir, son propre besoin, sa propre nécessité de créer, dans un travail où la matérialité du produit va intimement et profondément imprégner la conscience créatrice de Pierre Igon et aviver d’émotions toujours renouvelées sa propre sensibilité, de telle façon que le fait de créer et de devoir créer va prendre irréversiblement le pas sur la notion d’image.

La décision, délibérée, de Jacques Fauché, Pierre Saint-Paul et Pierre Igon, de s’engager dans la voie de l’art religieux, fut une décision d’artistes désireux de créer, mais soucieux de la muralité de la création en tant que figuration spécifique, et de la socialité de l’art, quelles que soient leurs propres convictions philosophiques, religieuses ou idéologiques, l’important étant, et cela prouvait une haute conscience artistique novatrice, que l’art mobilisât l’émotion des autres en se sourçant à ce qui motive socialement et individuellement les autres.
Pourtant, la foi de Pierre Igon n’est pas en cause, et c’est dans toute la sincérité et l’authenticité de ses convictions profondes qu’Igon s’engagea dans cette aventure de l’art religieux, où il devait surtout éprouver déboires et déceptions d’autant plus que ses propres croyances étaient discréditées et bafouées par l’incompréhension des décideurs en la matière.
Qu’il s’agisse de la décoration de l’église de Péguilhan ou de l’illustration du catéchisme diocésain, auxquelles il participe en 1951, Igon et ses confrères font l’expérience de l’obscurantisme et de l’incompétence d’une partie du clergé et de la commission, fort improprement appelée « d’art sacré », alors que ses décisions ne manifestaient que l’aveuglement et l’intolérance d’un appareil plus attaché à l’ordre qu’à la véritable sensibilisation à la Révélation divine et à l’art : non-paiements de travaux, altérations et déformations de réalisations, censure, occultation ou destruction et, tout à fait généralement, les refus de créations, ont été alors pour Igon et ses amis le lot commun, à un moment où l’affaire de la Chapelle d’Assy, et plus particulièrement du Christ de Germaine Richier, témoigna de la crise générale des rapports de l’église avec l’art ; l’évêché de Toulouse était en accord avec l’ensemble de l’église.

Aussi, passé 1955, Igon renonça-t-il à ce créneau, qui aurait dû valablement être un créneau économique et social pour l’artiste sincère, et un enrichissement pour les fidèles, renoncement d’autant plus sage que les comportements négatifs de l’église pouvaient laisser s’infiltrer dans l’esprit de fidèles mal informés l’idée qu’outre une sorte d’appât du gain, les artistes incriminés avaient une foi douteuse ou inexistante, l’incompréhension d leur art passant pour preuve de leur caractère anormal, voire immoral.
Pourtant la foi d’Igon est profonde ; et son sens du sacré, bien plus important que l’obéissance passive religieuse, trouva dans la peinture même, la sienne, le lieu de son expression constante. En 1951, lors de l’exposition d’art sacré présentée à l’hôtel Saint-Jean, Igon fut remarqué par le public et la critique comme l’un des artistes les plus profonds et les plus remarquables.
Le sentiment profond d’Igon semble être de nature panthéiste et toute son œuvre témoigne d’une communion avec l’Être par une communion avec la Création.
L’abandon quelque peu forcé des nécessités de lisibilité figurative, à travers l’abandon du projet de former un groupe d’artistes se spécialisant dans l’art religieux monumental, recoupa la préoccupation picturale d’Igon de passer de l’imitation de la nature à la sensibilisation aux effets de nature, par le biais d’une recherche des structures formelles de visualisation du spectacle immédiat et éphémère des événements de la nature.
Cela le conduisit à pratiquer une sorte de stylisation géométrique ou géométrisante de la surface picturale, que pratiquèrent également, et à cette même époque, nombre de peintres qui rompaient avec la figuration traditionnelle, De Stael, Debré, Marfaing et bien d’autres, qui proposèrent alors une fusion structurée de la rigueur formelle des abstraits géométriques déjà confirmés avec les apports dynamiques des expressionnismes nouveaux, des paysagistes abstraits et lyriques, de Cobra, du tachisme, et de tous ces mouvements qui, autour de 1950 et du Festival du Demi-Siècle, en 1951, et soutenu par de courageux critiques comme Charles Estienne et Léon Degand, créèrent, par leurs oeuvres, une sensibilité nouvelle correspondant à l’idée que le monde, le réel, c’est le projet de l’homme, sa représentation et sa réalisation, et que, dans les oeuvres, s’incarnait l’acte d’être au monde et de l’agir.

L’abandon de l’illustration du texte religieux libérait en quelque sorte le véritable caractère sacré du travail d’Igon, son expression de l’unité de l’Être et du réel, dans l’effusion célébrée de l’homme créant dans la matière de sa sympathie et de sa communion avec le monde. Cette affirmation de l’effusion et de la communion peut paraître abusive au sujet des oeuvres d’Igon dans les années cinquante, étant données les pesanteurs matérielles et chromatiques de toiles solidement structurées en répartitions de formes synthétistes, géométrisées autant par leur étendue cartographique que par une trame graphique noire évoluant à travers le territoire plan des surfaces, à la fois comme tracé linéaire et comme jeu de surfaces se faufilant dans les surfaces, pesanteurs soulignées par l’apparence inquiète ou troublée de l’évocation d’un monde obscur et difficile, sinon hostile. Pourtant ces oeuvres, sans concession sur le constat de l’opacité angoissante d’un réel peu favorable, ne présentent aucun caractère tragique, dramatique ou grandiloquent ; elles ne manifestent aucun pathos déclamatoire, et elles se montrent comme autant de constats exprimés et traduits dans l’inédit signifiant de la matière picturale informée par l’artiste.

L’opacité et la compacité de la matière et de la lumière sur la matière ne sont nullement théâtralisées de façon mélodramatique, mais transcrites dans leur acceptation, au point qu’elles peuvent devenir le lieu de leur somptuosité, l’objet de leur plaisir esthétique : l’opacité et la compacité du monde sont une splendeur sourde et profonde montrée par l’artiste qui la révèle sans autre mouvement passionnel que de dévoiler cette splendeur et cette somptuosité d’un réel dont la densité impassible et apparemment inhumaine contient en elle, immanente et émanant d’elle, la lumière de l’unité de l’Être et du monde, et de l’unité de l’homme à son monde reconquis par la nécessité d’être en communion avec lui.

Aussi bien, rompant avec la figuration imitative, Igon ne rompt-il pas avec le réel, bien au contraire ; et, toujours, son travail déclarera-t-il, en ses formes, en ses matières et en ses couleurs, son lien sensible et sensibilisateur avec un réel vécu et éprouvé : l’une de ses plus anciennes oeuvres dites abstraites offre les apparences d’un paysage sans perspective illusionniste, jeu plan et écrasé d’une cartographie de la profondeur et de la réduction des plans de l’espace, l’absence de reconstitution de l’espace comme leurre de vision conférant le caractère abstrait d’une œuvre solidement géométrisée, mais qui conserve toutefois toutes les qualités sensibles de la traduction, de la transposition d’une perception impliquante.

Par la suite, dès 1953, Igon va accentuer le caractère absolument non imitatif de ses toiles et explorer les qualités expressives des formes géométrisées et incarnées dans de riches matières denses, aux tonalités obscures et sourdes.
Paradoxalement, ce travail des matières sombres, à la facture complexe, porte en lui l’esprit de la recherche de l’espace propre du tableau, comme lumière de la figuration, d’où l’importance d’une approche de la matière colorée du plan figural qui prendra le dessus sur le géométrisme des compositions, et celle du graphisme qui, au lieu de décrire les formes apparentes des choses, va inscrire dans le plan et dans la matière picturale, le réseau du mouvement unifié de la perception et du perçu.
À la fin des années cinquante, Igon délaisse le jeu de rapports de surfaces géométriques colorées, pour travailler l’ensemble de la surface figurale du tableau comme milieu homogène, mais modulé, de l’apparition, à fleur de lui - même, d’événements formels et dynamiques qui figurent autant les choses indésignables qui s’y trouveraient que le mouvement de ces choses et de leur perception, les graphismes noirs, affirmés et déliés comme des signes structurant la surface et s’y éparpillant dans une danse dense du geste inscripteur, créant l’osmose visible des formes déformées par leur propre apparition et leur propre mouvement.

À la densité d’une texture colorée et formelle constituant un jeu compact de surfaces sur la surface, fait suite une sorte d’évanescence du plan, dans l’impression d’immatérialité d’une lumière imprécise et flottante, où émergent et s’incrustent les profils aigus mais pourtant infixables de la dynamique de la perception du réel vivant, naturel, mais transfiguré par sa représentation.
Des infinis d’un gris argenté discret et insensiblement illuminé de subtiles variations, forment l’espace indicible de l’apparition d’une forme ou du tracé du cheminement d’une forme dressant sa croix sur l’immensité obsédante d’une lumière hivernale. Puis ce sera, pendant plusieurs années, ces inquiétants et somptueux tableaux, fondés sur une lumière indistincte et profonde, chaleureuse et mordorée dans son obscurité souvent éclairée, où les tracés noirs et charbonneux, plaqués en croix sur l’infini d’un espace imprécis, dessinent les accents stridents mais allusifs du surgissement de quelque chose et impriment de façon fulgurante le labourage spatial du cheminement de ces choses et du regard qui les surprend et les saisit. Saisissement provocateur d’équilibres subtils et incertains, où la balance des surfaces s’effectue par la dissymétrie voulue, les désaxements au
seuil de la possibilité de gravité, les incertitudes de profondeur et de relief, toute imitation de l’espace étant remplacée par la création d’un indicible espace propre au plan de la toile, et qui, saisissant le spectateur tout autant qu’il a capté la vérité et l’objectivité virtuelle des choses et des mouvements qu’il invente et présente, l’invite à s’engager dans le tableau, dans l’image inventée, comme en un univers, en un microcosme où l’esprit pourrait se mouvoir comme l’homme se meut et s’émeut dans la nature.

L’un des aspects les plus remarquables de ces oeuvres où s’invente un espace plausible propre à la toile pour une vérité invérifiable autrement que par la toile qui la produit, c’est, parallèlement à cette création d’une vision, d’une image d’un monde imaginaire incontestable, l’extraordinaire richesse de l’invention matérielle de la production de l’objet tableau; sans s’adonner aux joies un peu démagogiques de cuisines étranges mais visibles et évidentes malgré leurs soi-disant secrets, Igon se dote, avec raffinement, des moyens matériels les plus complexes pour que la substance diversifiée du tableau participe de la richesse de signification et de sensibilité : collage de papiers déchirés sur la toile, mélange d’acrylique et de peinture à ’huile, frottages puis effacements, autant d’éléments qu’Igon manipule avec une conscience empirique aiguë de l’effet produit, mais effet qui n’est pas produit pour lui-même et n’est requis qu’en fonction de son efficace sensible par rapport au fonctionnement d’ensemble de l’image peinte.

Il ne s’agit pas de peinture matiériste, comme la pratiquent alors des peintres tels qu’Alberto Burn ou Antoni Tapies, mais de la conscience artisanale et matérialiste des propriétés d’un travail qui ne cesse de se rattacher à la pure tradition de la peinture sur toile, et qui dénonce et déploie tous les possibles transgressifs de cette tradition imageante, sans la détruire. Cette conscience matériéliste n’est nullement incompatible avec la foi et le panthéisme d’Igon et, au contraire, elle les fonde et les légitime, en produisant l’affirmation que l’unité de la substance comme l’unité de l’Être, de l’objet et du sujet, se manifestera et se traduira par l’unité complexe d’une chose créée, fabriquée par l’homme produisant les incarnations de son imaginaire, avec les moyens du réel spécifiques à son mode d’expression.

Aux profondeurs lumineuses et envoûtantes de toiles recouvertes de superpositions de papiers collés, déchirés, arrachés, recollés, des accumulations transparentes de tonalités lourdement chaudes et de lumières automnales filtrées, profondeurs au ras de la toile et dans l’épaisseur immédiate des matériaux et de la facture, et qui créent un espace figuré, reproduit, bien qu’il n’imitât pas l’espace, Igon va progressivement substituer la représentation de l’insaisissable, de l’irreprésentable, d’un espace hyalin, proprement invisible et qui ne se saisit de façon sensible que de ce qui y advient : le blanc, absolument étonnant alors dans l’œuvre d’Igon, devient le milieu figural de ses représentations et tout son travail de matières et de colorations violentes et subtiles va se transformer en une vaste écriture qui va qualifier et animer la vastitude de la candeur de la toile
et de l’espace.
Ce blanc est alors travaillé comme matière du support sur le support, présenté comme couleur et grain de la surface peinte, la toile à cru ou recouverte de papier collé ou peint, comme modulation de la lumière de l’espace et comme accent des mouvements de l’écriture formelle et chromatique. L’espace ainsi montré par la peinture d’Igon n’est plus l’image illusionniste d’un espace autre et représenté, mais la création du milieu, dense et transparent en son plan, de l’apparition de ce qui s’y produit parce que le peintre l’y produit comme expression de son émotion au monde vivant et saisi par les sens.

Dès lors, dans cette graphie, ou même cette épigraphie organique et vivante de l’inscription au plan de la toile des mouvements de la vie des formes actives et naturelles, surprises par la perception dynamique et émue du peintre, les noirs graphismes synthétistes et agressifs des oeuvres antérieures se transforment en tracé et en réseau d’une couleur parmi d’autres, également utilisées pour écrire et signifier l’émergence, plan par plan, mouvement par mouvement, de la dynamique de la vie organique.
A la palette profonde et chaude des oeuvres du début des années soixante, sur l’éclat étale d’un blanc infini et divers, fait maintenant suite un chromatisme brillant et affirmé, presque fauve, mais gestuel et tachiste, réparti de manière dynamique sur le champ de la toile comme le signe de l’agitation constante de la nature et celui de l’acte même du peintre à l’œuvre.

La découverte de cette ampleur cristalline du blanc s’affirme avec force au cours des années soixante-dix, Igon y appliquant essentiellement, à travers une vigoureuse grille de noirs linéaires s’étalant parfois en nœuds dynamiques de surface, d’autres graphismes et d’autres maculations de rouges rutilants et de jaunes éclatants. L’apparition des bleus et des verts, à l’approche des années quatre-vingt, se manifeste comme une conquête violente et expressive de la liberté de l’artiste dans la liberté de la couleur.
Cette violence est, à la fois, celle de l’écriture acérée et épineuse des formes, et celle de la stridence de couleurs pures, jetées à vif à la sensation, violence sans théâtralisation, sans pathos symbolique, effet naturel de la transposition de la violence même du monde naturel et organique telle qu’on peut la percevoir à l’approche même de la nature, à sa traversée pas à pas.
Nulle moralisation, mais une expression à l’objectivité émerveillée, une représentation où la vicence du rapport à la matière, à la création, à la substance avec laquelle on fait un par la vue et les sens en action.
Aussi le public a-t-il pu s’étonner, voire s’inquiéter, de l’agression sanguinolente de certains rouges d’Igon, alors que la provocation même de cette contondance chromatique a, dans les peintures d’Igon, l’évidence et la nécessité de l’expression de sa vision concrète et active du monde.

Rien n’est plus significatif que le calme, l’impassibilité, l’acuité objective de l’observation d’Igon, dans ses dessins, caractères qui semblent s’opposer à l’émotion fébrile et à la dynamique déchaînée de ses peintures et de son acte de peindre : le gentil Igon, discret et affable, est le peintre de la violence vue et donnée à voir, avec tout l’engagement de sa propre violence de peindre.
Comme si voir la violence avec le calme du constat, nécessitait, par communion consentie et recherchée avec le réel, son absorption par son expression défoulante dans la peinture : il y a comme une voracité naturelle dans la peinture d’Igon, forme irrépressible de son panthéisme et de sa nécessité de peindre. Igon adore les bêtes et son monde intime d’objets, dans son atelier, est peuplé de boîtes à papillons, à scarabées, de squelettes d’oiseaux, de rongeurs des champs, de peaux de reptiles ou batraciens et autres petits sauriens, voisinant avec les pierres érodées,
les bois épineux et tout un ensemble de choses, où l’amour de la vie intense de la nature se fétichise dans les vestiges de la mort, de la squelettisation, de la fossilisation, de la décomposition.

À la campagne, pendant plusieurs saisons, Igon fit amitié avec un imposant lézard ocellé qu’il avait repéré en un secteur précis.
Ce lézard fut tué par un engin agricole et Igon en éprouva une forte émotion ; il fit cuire le lézard pour en conserver le squelette et la peau, mais, sur les conseils des paysans d’alentours, qui lui dirent la saveur qu’il y trouverait, il en mangea la chair.
Igon raconte cette aventure avec une sincérité calme qui sous-tend cette émotion profonde de l’être-au-monde dans une communion absolue, une osmose de l’être à la substance qui justifient et légitiment cette dévoration vraie ou symbolique, par l’absorption ou par les sens, et dont la peinture, à sa manière, serait l’acte d’autant plus validé qu’il s’adresse par là-même à la sensibilité dévorante des autres.

Il ne semble pas, donc, qu’Igon soit un adepte de la « picturalité pure », dont on a tant parlé à propos de certaines formes rigoureuses de la peinture abstraite et de sa théorie, car il y a chez lui, dans l’affirmation du caractère propre et irréductible du fait de peindre et de s’exprimer en peinture, le moteur actif d’un nécessaire rapport au réel qui en vérifie l’efficace.
Il n’y a pas, non plus, l’aspiration à la représentation d’un monde intérieur qui se signifierait par les formes peintes, à la façon symbolique et signifiante indiquée par Kandinsky, Igon n’étant nullement un peintre illustrateur d’états d’âme ou messager de secrets individuels ou ésotériques.
Pourtant, on acceptera avec enthousiasme l’idée, avancée par Michel Roquebert, que la peinture de Pierre Igon serait « le cadastre d’une intériorité », dans la mesure même où la peinture d’Igon montre que son être intérieur ne s’exprime et ne se révèle que dans ce panthéisme incessant qui fait que son moi expressif et exprimé se confonde avec sa communion avec la nature.

Mentalement et idéologiquement, l’abondance de ses dessins d’après nature ou imaginés, de ses oeuvres sur papier, pastels, gouaches ou gravures, prouverait la prégnance et la nécessité de ce rapport d’observateur éveillé et inventif avec un monde approché sans préjugé autre que de savoir qu’il est le monde créé et notre propre substance comme éventuel vestige de Dieu. Techniquement, l’abondance des pastels et des gouaches sur papier, dans les dernières années, montre le renversement figuratif de la conception du blanc chez Igon, cet exercice des travaux directement au blanc souci du support ayant modifié et enrichi sa notion de l’espace transparent et vide comme milieu de la figuration, milieu qui se fait à la fois fond et figure, ce qui a amené Igon à apporter sa contribution non négligeable à l’interrogation majeure de l’art moderne qui, sur la base de l’évacuation de l’imitation illusionniste, aura aussi renversé et renouvelé le sacro-saint couple contradictoire de la figure et du fond.

Certains, au vu de ses pastels, où se débattent des insectes et des libellules de rêve, au vu de ses peintures sur papier, où se dressent d’étonnants totems d’une vie profonde et insoupçonnée, se sont récrié contre leur naturalisme, pourtant impossible et inventé, au nom d’une pureté de l’abstraction dont, au fond, Igon n’a cure.
En ces oeuvres, au nu du blanc investi par le geste de la couleur, tendrement et agressivement, Igon installe et instaure le vocabulaire évocateur et évident de sa participation au mouvement de la vie et de la création.
Curieusement, d’ailleurs, la courbe de la création d’Igon nous parle, à la fois, de sa communion avec la nature et du développement de sa sensibilité, au diapason de l’évolution de la peinture vivante.
Sans qu’il y ait chez lui la moindre préoccupation de mode, il est pourtant symptomatique de constater qu’il n’y a pas de décalage et de retard provincial.

Il y a déjà trente ans, s’interrogeant sur l’émergence de l’abstraction et sur l’opposition Paris/Province, Pierre-Charles Bru notait avec perspicacité et lucidité que des peintres de province, de Toulouse en particulier, et il citait en premier lieu Pierre Igon, avaient apporté leur pierre à l’édifice de la modernité vivante, et, aujourd’hui encore, le travail de Pierre Igon s’inscrit dans le déploiement actif des recherches picturales et figuratives, sans que l’on puisse réellement y relever un décalage quelconque qui le discréditerait, sa singularité, son isolement, son individualité incontournable ne devant pas être considérés comme des signes d’un tel décalage, mais comme l’indice de sa nécessité personnelle de ne renoncer aucunement à son engagement en peinture.
Certes, il y a comme une sorte d’intemporalité dans l’évolution d’Igon, qui ne semble pas se soucier des querelles sur l’abstraction et la figuration, sur la post-modernité, sur la bad-painting et les nouvelles figurations, attentif seule-ment qu’il est à suivre son chemin de nature, mais il n’est pas que fortuit que, dans ce cheminement, tout récemment, et à travers les oeuvres sur papier, Igon se soit renouvelé, pour lui-même, la question de la lisibilité et de la traditionnalité de la figuration.

S’il n’y a pas chez Igon l’inquiétude théorique d’une pureté du pictural, pour la simple raison que sa pensée ne peut être que picturale, il y a constamment interrogation de la tradition du pictural et du sacré, ne serait-ce que dans cette investigation obsessionnelle des formats particuliers du pictural et du sacré que sont le tondo (format circulaire), les carrés associés et les polyptyques, essentiellement le triptyque, formats qui, au-delà des habitudes culturelles et de caractère religieux de leur approche, posent la question de l’unité nécessaire de la partie et du tout. Le tableau, conçu comme une unité multiple dont chaque formant doit cependant posséder sa raison isolante, s’ouvre sur l’interrogation au sujet de la nécessité et de la légitimité du tableau, alors même qu’il s’offre à la disparité dans le monde des choses.
Aujourd’hui, encore, avec de telles oeuvres et de telles interrogations, Igon est de ceux qui témoignent, à leur cré-neau, de la vitalité d’un art dont ils assurent le devenir et l’avenir.

Inquiet de son art, dans sa tradition renouvelée, sûr de sa participation au monde, dans la foi en l’unité du sentir, Igon poursuit, avec l’inquiétude nécessaire et sereine des créateurs, un travail solitaire où la justesse et l’acharnement de son faire le mettent à égalité avec ceux dont la peinture vivante se vantera bientôt d’être le fruit.

Denis Milhau
Source : catalogue de la rétrospective Pierre Igon, Musées des Augustins Janvier-Fevrier 1987
Photos Patrick Riou