Paul Celan

Introduction, La poésie et le réel

pour F.B

«Une rencontre m’a mis en présence de moi-même »

(Paul Celan, Le Méridien, in L’Éphémère et Ausgewâhlte Gedichte, Suhrkamp) :

Le poète et le juif ont ceci en commun - de dire - aujourd’hui aussi - la douleur d’être au monde - dans une différence absolue - qui est l’humanité de l’homme dans sa perception du Réel.

Ils doivent éprouver leur identité comme « inquiétante étrangeté » : différence originelle, familiarité méconnaissable, Même dont l’expérience intérieure est abîme d’incompréhension, Autre dont l’expérience vécue est abîme de souffrance.

« Une rencontre » là où tout commence, qui se peut dire, échanger. « En présence de moi-même » : cet Autre ne doit plus être « étranger » mais, dans sa différence même, cela que je suis.

Le poète cherche l’Informulable - c’est-à-dire l’objet de la parole mais situé dans un autre langage : celui du Réel Autre dont l’expérience intime est abîme du sens, interrogation de l’objet déjà là, Même dont l’expérience rêvée est abîme d’impossible, épreuve de la parole déjà trop tardive - qui voudrait le nommer, le cerner - et vit de cette non-rencontre sans fin désirée.

« En ce monde-ci hyperchrétien/Tous les poètes sont des juifs » (Marina Tsvétaéva, Le poème de la fin) fils œdipiens de la parole, face au Romantisme narcissique, chercheurs du Dialogue dans un monde qui ne répond pas. Dans un socius infantile, voué à l’idéologie du Monologue, aux jeux de la Guerre, à l’Horreur du refus des autres. Celan, d’emblée à la césure du sens, entre le vide d’Auschwitz et le néant d’où résonne l’objet de la parole.

Celan, d’emblée au cœur de ce que l’époque évite, censure : la Contradiction, le moteur dénudé, ex-posé du vivant, de la particule à l’Infini, du visible à l’inconscient, de l’impossible parole à son surgissement, du Réel dévasté à son alchimie originelle. Face au miracle et à la perte.

Celan, d’emblée nous interroge - de l’intérieur de nos propres discours, de nos propres contradictions. Interrogation muette - dans le blanc de l’œil - de la page. Interrogation où se renoue la parole - absente. Ailleurs et autrement - la parole elle-même.

La rencontre de Celan met la Poésie face à elle-même, aujourd’hui. Les articles réunis dans La Poésie et le Réel (La Poésie et le Réel ; Paris 1985.) ou présents ici sont les étapes de la reconnaissance d’une œuvre qui ne cessera pas de tourmenter et de susciter ses lecteurs, au-delà de son temps.

Livre en mouvement, parole à la rencontre d’une autre parole, chemins en tous sens, croisée des voix : ce deuxième livre se veut libre errance, ouverture au travail de Celan - en chacun de nous. Dans le risque et la nécessité de toute rencontre de toute parole.

Notes :

1. Cf. L’Éphémère n 1, 14 et 19-20. Revue des Belles-Lettres n 2 (1972). Strette (Mercure de France, 1971). L Rose de personne, recueil édite par Le Nouveau Commerce » (cf. p. 47).

2 La Bible témoigne de la double nature humaine. Et c’est cette leçon de vérité, de lucidité - que certaines autres traditions lui reprochent... comme pour culpabiliser la pensée juive de rappeler les limites et les possibles de la condition de l’homme au monde.

D’une parole pour l’autre

À Fernand Verhesen

Celui qui s’exprime est toujours « à côté ». Nous faisons erreur - en « inter-prétant » ce qui est « autre » que nous. C’est par cela, cette errance, cette erreur, que nous nous qualifions pour fonder - dans cette violence même - l’harmonie du dialogue.

Autre et à côté - pour aller vers l’autre.

Le Romantisme a pré-dit notre siècle archaïsant et hyper-violent en écartant le Père pour plonger dans une relation « océanique » avec la figure maternelle - dans le narcissisme sans re-pères d’une pseudo-objectivité reflétant seulement les vertiges du Moi bourgeois aux prises avec les transformations psycho-sociales de la Révolution Industrielle.

Après Auschwitz, face au Goulag, face aux effets du Refoulement de la part païenne du monde christianisé, la Poésie a instauré un surgeon du Romantisme, mélange d’objectivité abusive et de non-dit inquiétant.

Il est temps de faire passer la Poésie du stade du Moi au stade du Réel.

Témoin, la Poésie ne peut s’identifier au Système qui la nie et la dénature. Elle doit plutôt le rappeler à l’humain. Dans un siècle ouvert à toutes les formes de destruction, elle doit tendre aux contemporains l’exemple et le message de sa différence constitutive.

Autre : sans identification hâtive à quelque système, à quelque « mode ». Et à côté : pour aller - vers ce qui est autre.

« Nul ne témoigne pour le témoin » (Celan) : la parole choisit ceux par lesquels s’identifiera son objet même la surprise originelle d’être au monde, autre, à côté - mais irrémédiablement de la même étoffe, du même destin.

Ailleurs et autrement - parce que sans autre, il n’y a pas de parole.

Heidegger a retrouvé l’être sous les oripeaux brillants d’un social voué à la marchandise et à l’auto-production, au narcissisme et à l’auto-reproduction. Mais il a systématisé jusqu’au totalitarisme une dénonciation qui est devenue pensée du ressentiment. Il est temps de sortir de la pensée monologuale et du Système du Monde (du Moi ?) voulus par Hegel et Heidegger.

Il est temps d’inventer une pensée avec l’autre.

Avec l’autre : contre ce que Rousseau nommait « la civilisation du moi sacré ». À côté comme toute pensée - toujours différente de son objet, comme toute poésie - étoile disparue dans son message de lumière, comme tout objet - inaccessible reflet d’un mystère originel où la pensée trouve source et contradiction.

Mais je ne parle pas de l’autre œdipien, trace de l’archaïsme au cœur de l’homme, de la violence du social, trace du refoulé au cœur du discours dominant, de la violence du signifié originel.

Je parle du prix de la mémoire, non du poids du passé. Je parle de la parole - non pour fêter quelque tautologie en impasse mais pour la désaliéner d’une gangue de mots qui interdit désormais son surgissement dans le poème et dans la pensée.

D’une parole pour l’autre - où le miracle demeure l’objet - où celui qui parle est comme absent de l’origine qu’il évoque, comme différent de son interlocuteur mais présent et semblable de la même matière humaine oubliée, chair et voix, surprise et savoir, poussière du monde et regard tranchant sur son abrupt mystère.

Autre et à côté : comme le témoin.

Parole pour (aller vers) l’autre : poésie.

Ailleurs et autrement : le réel - l’objet même de la parole, son contexte, sa source, son poids.

Le poète n’est plus dans l’imaginaire : ailleurs et autrement, c’est cela le réel - pour, toute parole humaine, toujours « à côté », témoin de l’explosion originelle de l’unique et inaccessible objet de la parole : l’être, lumière d’étoile morte, de passé enfui, de souffrance enfouie, cri premier d’où s’égare et se structure toute langue de tout étant.

L’idéologie de l’imaginaire qui a envoûté la pensée occidentale après Heidegger - prétendant fêter l’être pour mieux profiter des faveurs de l’air du temps et des pouvoirs en place, soucieux du seul étant, des seules apparences, du seul regard du social sur les individus absents à eux-mêmes - s’est identifiée à nos sociétés de « petits chefs » et de petits terroirs et chapelles, pour devenir discours dominant, ensemble de codes creux et tacites.

La poésie du réel plonge aux sources de l’humain, nous rappelle au désordre - du monde, de l’autre, de la vie en leurs multiples surgissements.

Poésie pour l’autre, elle dit la limite et la transmission in-finie de tout dis-cours. Face à l’abîme de toute disparition, face à l’impossible mais incarnée alchimie du mot et de son objet, du symbole et du réel.

Poésie des racines et des sources de la langue et de la lumière retrouvée de l’objet natif.

Transmission, traduction de l’humain détourné par la Technique, le Discours, les forces de l’Oubli.

Pure perte.

Autre et à côté - pour retrouver l’autre.

Irrémédiablement de la même étoffe, du même destin - ailleurs et autrement - face à nous-mêmes dans la différence infinie de celui qui s’exprime.

Alain Suied