Paul Celan

La « Seine » Primitive

Texte d’Alain Suied

Avril 1970 : Paul Celan se jette dans la Seine.

Le plus grand poète de langue allemande du XXe siècle (avec son amie, Nelly Sachs, Prix Nobel) met fin à ses jours dans le Paris glacial de son exil. Les amis littéraires du mort jurent de concert « c’était un malade », « il ne parlait pas dans nos salons », « on ne comprend ni ses poèmes ni leur traduction ».

Les « Verdurin » ne cherchent jamais à « comprendre ».

Une parole silencieuse

Paul Celan, né en 1920, à Czernowitz, a connu les camps nazis, où ses parents ont été détruits. Son aventure poétique porte la trace indélébile de ce malheur. Comme un chiffre secret gravé dans son bras. Il est temps de relire son œuvre à la lumière crue de sa tragique modernité. Elle commence où beaucoup d’autres s’achèvent - de l’autre côté du miroir de la parole.

Questionnement infini, cette voix s’éteindrait devant une réponse. La nuit d’où elle vient ne s’achève pas sur la levée du jour mais sur une nuit plus intérieure, une nuit spirituelle. La nuit de notre siècle. La nuit de la condition humaine - dont nous portons tous la trace, au cœur de nos comportements, de nos espoirs - de notre parole même.

De recueil en recueil, Paul Celan retire un à un les masques de la langue pour retrouver la nudité des mots, pour en dire l’impossible réalité. Un poème de jeunesse comme « Peuplier » (in « Mohn und Gedächtnis ») est un poème sur les camps (« Les cheveux de ma mère n’ont jamais blanchi ») où la signification est - presque - immédiate. D’année en année, Celan - comme un héros de James ou de Kafka - jouera avec les significations jusqu’au silence presque insignifiant de la mort.

L’expérience-limite de cette parole - silencieuse -, ce sera toujours dire les camps, mais non plus de manière immédiate. Thème invisible, absent, imprononçable. Parole qui résonne dans le silence - originel.

Un poème comme « Il y avait de la terre en eux », si remarquablement analysé par Bettelheim évoquera l’effacement de soi des prisonniers, le retour à la terre maternelle, la régression mais préservera une étincelle d’espoir le « je » et le « tu » si essentiels dans la pensée juive - y resterons synonymes d’un dialogue possible, d’une différence essentielle.

Un peu plus tard, le poème « Strette » ne retiendra plus de l’expérience concentrationnaire que l’aspect de mort, de disparition - des mots et des êtres. « Strette : partie d’une fugue, dans laquelle on ne rencontre plus que des fragments du sujet. » (Littré) ; « Strette partie d’une fugue, précédant la conclusion, où les entrées de la tête du thème se multiplient et se chevauchent. » (Larousse).

Mort des mots, présence-absence des êtres le « peuple du Livre » survit à la disparition du sens.

Où « tu » n’es plus, « je » ne peux ex-ister (venir du dehors).

Où la réponse est certaine, la question (vitale) ne peut plus se poser, - la vie et la parole sont une même chose, comme le « davar » hébreu désigne, en même temps le « mot » et la « chose ».

Le pendu étrangle la corde

Les derniers recueils poétiques de Paul Celan vont voir l’écriture se raréfier, céder la place au blanc de la page, de la neige, de la mort personnelle. Si la langue n’est que du semblant, il faut peut-être lui renvoyer pour tout écho un semblant de langue. Si la parole n’est qu’un miroir illusoire, il faut peut-être rendre à l’objet, au monde, sa place incontournable, première.

Homme dans le siècle, Paul Celan a vécu dans sa chair l’un des plus noirs tourments de ce siècle l’indicible déshumanisation concentrationnaire. Et la mort de ses parents rejaillit en mille éclats sombres dans son œuvre, symbole atroce et mystérieux de la condition humaine, naissance et mort mélangées, dépendantes comme le signe et la langue - comme le couteau de l’oubli dans la plaie de la mémoire.

Comme la « scène primitive » freudienne - qu’elle revit dans l’épreuve de la mort - sa poésie nous ouvre un horizon essentiel sur nous, sur notre parole qui oublie l’humain. Notre responsabilité est entière. La « réponse » consiste seulement dans l’écoute d’autrui.

Presque le silence, presque la parole «Nul ne témoigne pour le témoin. »

Une écoute de ce qui est autre - en nous.

La mort, elle-même : « Le pendu étrangle sa corde. »

Témoin et victime de l’in-différence des autres, le poète remet en cause une langue qui aveugle et détruit au lieu d’éclairer et de créer - ou du moins de dire la Création.

Mais c’est d’abord lui-même qu’il place au banc des accusés.

Si la vie est une épreuve de la mort, la mort ne peut - elle être catharsis vers la vie et le silence, attente d’une parole vraiment humaine ?

Une parole qui tiendra compte du silence de l’autre.

Une poésie de l’indicible cela seul, en effet, parle.

Un miroir brisé d’où surgit la voix du monde.

Visible, lisible, élémentaire.

Alain Suied