Paul Celan
« Le monde n’est plus »
Texte d’Alain Suied
Dans le narcissisme primaire, le nouveau-né confond sa mère avec lui-même. Dans le narcissisme secondaire, il est tenté d’incorporer des « images objectales » surévaluées, qui sont autant de défenses contre l’angoisse de séparation, la culpabilité.
La poésie d’Hölderlin porte la trace de cette seconde période. Il est possible d’envisager la poésie de Paul Celan sous l’angle de la première période. Un poème comme « Il y avait de la terre en eux... », consacré à la déportation, comporte bien (Bettelheim l’indique dans son recueil d’articles, Survivre) une allusion à la mère (la terre) qui est aussi signifiante de l’abandon où se trouvent les déportés et de la proximité de la mort, cet impossible, cet innommable qui est au cœur de l’expérience poétique.
Le discours de Celan, Le Méridien, commence ainsi
Une rencontre m’a mis en présence de moi-même.
Le problème qui nous est posé par l’époque trouve ici son expression la plus abrupte faut-il rejeter ou glorifier le narcissisme ? Faut-il céder à l’illusion de « posséder » la mère ou y renoncer ?
La question sous-jacente de l’œuvre de Paul Celan prend sa source au cœur de l’identité humaine.
Parole à l’écoute de la parole, poésie de la contradiction existentielle, cette œuvre semble tout entière vouloir nous amener à mettre en question notre propre usage de la langue. « Le monde n’est plus, il faut que je te porte », dit un poème. Ce n’est pas la fin du monde qui est visée ici, mais ce moment de l’humanité que nous vivons aujourd’hui, où nous ne reconnaissons plus le monde, en son dehors généreux, ouvert, trop concernés que nous sommes par un « amour de soi » favorisé par les troubles infernaux de l’époque, par l’enfermement égoïste, au bord de la schizophrénie, d’une société de profit et d’injustice. Plus rien ne nous soutient, « je te porte » pour que tu parviennes à l’existence, au-delà du silence partagé.
Parole qui interroge la parole, qui met en doute notre relation immédiate à l’autre, la poésie de Paul Celan est celle d’un homme que l’Histoire a meurtri dans sa chair, d’un homme venu du « froid » et des Camps, et qui ne peut plus parler « pour soi », mais comme « témoin » (« Nul ne témoigne pour le témoin »). Parole de l’autre, parole autre... C’est pourquoi le poète peut dire qu’une rencontre le met face à lui-même, face à soi : c’est un « soi » que la « neige » de la mort a recouvert, page blanche où se consigne le noir éclair d’une rencontre, d’un espoir.
Poésie sans-voix, poésie-voix, l’ouvre de Paul Celan s’est avancée là où il n’y avait pas de chemin, à la recherche de fondements de l’acte poétique. Mémoires d’outre-monde. Poésie dans le siècle et si mystérieusement absente du visible. Déjà de l’autre côté. Les poèmes de Paul Celan jouent avec l’absence-présence, le visible - invisible, le dicible-indicible du monde : ici on peut « heurter... un rêve », entendre « la voix de l’ortie », devenir un autre...
Si « je » est « un autre », le monde peut dire « je ». Perdant « mon » identité, je rends la parole au monde, je m’exclus de l’ordre obtus de la langue : je rends la poésie au mystère qui a suscité son surgissement.
Poésie de la neige, de la nuit, et pourtant poésie de l’autre. Non en termes d’une illusion « orale » - mais, à l’inverse, invocation d’un paradis perdu : le dialogue originaire de l’homme avec le monde.
Alain Suied