Paul Celan
Kaddish pour Paul Celan (extraits)
Texte d’Alain Suied
Nul ne témoigne pour le témoin.
Paul Celan
Il arrive que pour certains la parole soit un seul regard sur soi. Le « je » est effectivement un autre, mais comme miroir éclairant de soi son objet. Là, le même s’est servi de l’autre. Là, le même n’adhère à l’autre que vers soi comme une voix qui ne parviendrait que troublée dans son propre écho.
A l’inverse, les poèmes de Paul Celan, dans leur cours, transportent la parole comme leur propre regard sur la parole.
Redondance, répétition ? Non, mais le vœu d’une objectivité où l’objet n’a plus lieu. Et l’épreuve d’une matière d’homme en une absence qui ne l’accueillera pas.
Une parole, telle est enfin l’ouvre de qui aura brisé les limites de la voix humaine.
Car la voix a pensé la voix, a tremblé à son propre écho, dans les poèmes de Paul Celan. Et cette victoire unique d’un être sur la matière qui ne l’a plus obligé s’achèverait sur un silence sans réponse.
Parole de la parole comme s’il fallait de la parole humaine refuser les semblants, dans son propre usage. Et pour vivre quand toutes raisons de vie ont été démenties, quand elles ont disparu à même l’histoire du monde.
Parole pour rejoindre l’oubli qui porte ses crocs sur nous, et rendre un cri à son écho : or, devenue un objet, comme à rebours du parlant, la parole se détruit, se détourne.
Dans la parole, c’est son objet qui est un abus. La terre blanche où s’origine la parole sera le lieu donc à redécouvrir, « ce lit de neige », où les yeux ne sont pas encore ouverts au monde.
Où les « traverses » seules servent de chemin, comme un raccourci de toute épreuve, le poids plus compact, plus ramené, d’un seul mot, d’une « faille » qui inscrit au-delà de notre atteinte notre regard diurne sur la nuit plus profonde.
Mais si l’épreuve a repris, le jour à loisir deviendra nuit, et chaque objet dans son contraire trouve place. Ainsi lisons-nous : ton RÊVE à force de VEILLES heurtant ; les « ombres » d’une « écriture de pierre » ; mots « rompant » le « souffle » : et le malheur semble favoriser la rencontre, fêter le choc des différences. Qu’il soit vaincu dans son propre nom ! Et, dit un poème « le jeu des faïences contre la mort peut commencer ».
La lutte favorise la vie, mais l’objet de la lutte est sans retour. Défié cet objet se rétracte, s’amenuise, convie l’homme à sa suite dans l’infime de sa passion, dans le dédale qui va le suffoquer.
Dans cette marche contraire à lui-même, l’homme, difficilement, veut retrouver l’origine qui l’accueillerait. Déjà une « rencontre » seule le met « en présence de lui - même » (ainsi dit le texte du « Méridien ») : c’est son intime profusion que la marche a ouverte.
Les symboles et les signes ici se sont noués, mêlés d’une même teneur humaine, l’objet enfin est rejoint, mais la vie est ce qu’il réclame. Dans le secret des signes tus, dans le règne de l’invisible, le silence augural ne répond pas aux questions sans cesse répétées. Le retour écrasant sur une parole de fait ultime doit s’entreprendre, la poésie de Paul Celan n’est cela, inaccessiblement : « le monde n’est plus, il faut que je te porte ».
Le monde n’est plus, il faut rejoindre son visage, comme dans le « carré d’ombre » de l’écrit, quelqu’un « en lueur, émerge, émerge, émerge ». Il faut donc porter son propre poids, démesure de l’autre jusqu’à soi : la parole à son terme implique un retour que le parlant (c’est le cas du moins de Paul Celan) n’avait relégué à l’oubli ni à l’indifférence des signes.
Et sous son propre poids rejoint, la parole diffère l’origine ; la parole, regard sur le parlant, s’estompe peu à peu. La mort sera une musique aux lèvres, fruit de l’attente et du cri singulier. Non pas la prière ancienne où un peuple sait grandir.
Mais une plainte « dans le haut » (« lui qu’on avait laissé vivre dans le bas ») quand la gorge et les mots se confondent aux cendres qui les destinaient.
Mais la « fugue de la mort », cette « strette » que la parole dans les poèmes pour nous, laisse résonner aujourd’hui sans fin.
Le texte « Kaddish pour Paul Celan » est paru aux éditions Obsidiane en 1989.
Alain Suied
Choix de textes
Propositions de traduction par Alain Suied
PEUPLIER
Peuplier, tes feuilles brillent blanc dans la nuit
Les cheveux de ma mère n’ont jamais blanchi.
Pissenlit, si verte est l’Ukraine
Ma mère aux blonds cheveux n’est pas revenue.
Nuage de pluie, menaces-tu au-dessus du puits ?
Ma mère silencieuse pleure pour chacun.
Étoile ronde, tu enroules la boucle d’or
Le cœur de ma mère fut transpercé par le plomb.
Porte en chêne, qui t’a soulevée de tes gonds ?
Ma douce mère ne peut revenir.
(Mohn und Gedächtnis)
ZURICH, AUBERGE DE LA CIGOGNE
pour Nelly Sachs
Du trop était notre dialogue,
du trop peu. Du Tu
et du Tu-encore, de
combien la clarté est trouble, de
la judéité, de ton Dieu.
De
cela.
Le jour d’une ascension, la
cathédrale nous surplombait, envoyait
de l’or à travers l’eau.
De ton Dieu était notre dialogue, j’ai parlé
contre lui, j’ai
laissé mon cœur d’alors
espérer pour son plus grand, à fracas de mort, son
mot querelleur -
Ton œil me regardait, se détournait
ta bouche
parlait à ton œil, et j’entendais :
Nous
ne savons pas, tu sais
nous
ne savons pas, sais-tu
ce qui compte.
(Die Niemandsrose)
TU ÉTAIS
Tu étais ma mort :
toi que je pouvais retenir
quand tout me fuyait.
(Fadensonnen)
« IL Y AVAIT DE LA TERRE EN EUX... »
Il y avait de la terre en eux et
ils creusaient
Ils creusaient et creusaient, tout le jour
toute la nuit. Et ils ne louaient pas Dieu
qui, leur disait-on, voulait tout ceci
qui, leur disait-on, savait tout ceci.
Ils creusaient et n’entendaient plus rien ;
ils ne devinrent pas sages, ne crièrent aucun chant,
n’entrevirent aucune langue nouvelle.
Ils creusaient.
Vint une accalmie, l’orage vint lui aussi,
et toutes les mers.
Je creuse, tu creuses et le ver lui aussi
et ce qui chante là-bas dit : ils creusent.
Ô un, ô nul, ô personne, ô toi :
où cela menait-il, qui allait nulle part ?
Ô tu creuses et je creuse et je me creuse vers toi
et au doigt s’éveille à nous l’anneau.
(Die Niemandsrose)
Je peux encore te voir un écho,
palpable avec les antennes -
des - mots, sur la crête
de l’adieu.
Ton visage, doucement, s’effarouche
chaque fois qu’une clarté,
comme d’une lampe, s’embrase
en moi, dans le lieu,
là où quelqu’un, dans l’extrême douleur
dit « Jamais ».
(Lichtzwang)
EN ÉGYPTE
À l’œil de la femme étrangère
tu diras : sois l’eau.
Dans l’œil de la femme étrangère
tu chercheras celle que tu vois
au fond de l’eau :
Ruth ! Noémie ! Myriam
Orne-les quand tu seras couché auprès de la femme étrangère.
Orne-les de la chevelure
de nuages de la femme étrangère.
À Ruth, à Noémie, à Myriam, tu diras
Voyez, je suis couché auprès d’elle
Orne la femme étrangère couchée près de toi
de toutes les splendeurs.
Tu l’orneras de toute la douleur
pour Ruth, pour Myriam, pour Noémie.
À la femme étrangère, tu diras
Vois, je dors auprès d’elles !
(Mohn und Gedächtnis)
Parle, toi aussi
parle en tant que dernier
dis ta parole.
Parle –
Mais ne sépare pas le non et le oui.
Donne à ta parole son sens :
donne-lui l’ombre.
Donne-lui assez d’ombre,
Donne lui autant
que tu en vois répandue
entre minuit et midi et minuit.
Regarde alentour :
vois, cela devient vivant –
Dans la mort ! Vivant !
Parole d’ombre : parole de vérité.
Maintenant il rétrécit, le Lieu :
Où iras-tu maintenant, dénudé par l’ombre ?
Vers le haut. A tâtons.
Plus étroit, moins connaissable, plus fin ! Tu deviens
plus fin : un fil,
au long duquel veut descendre l’Etoile :
pour nager en bas, en bas
où elle se voit briller :
dans la houle
des mots errants.
(Paul Celan, 1955, Von Schwelle zu Schwelle)