Paul Celan

Situation de Paul Celan

Texte d’Alain Suied

I

Le château - vestige d’une aliénation dont les tours ne sont pas éteints - le château qui domine Heidelberg porte les traces et les échos d’un passé païen, comme le cri sourd et archaïque d’une violence figée, qui ne demandait qu’à renaître.

Heidelberg, lieu de pensée, fut le berceau, entre Bavière et Nazisme, de la philosophie du Refoulement même, l’idéologie Heideggerienne, mélange de narcissisme grec et de ressentiment petit-bourgeois, Refoulement de la part juive’de la culture occidentale, négation ou plutôt oubli de l’Holocauste, refoulement de la violence païenne ou plutôt désir de son retour.

À l’ombre du château, loin au-dessus du fleuve chanté par Hölderlin, il me plaît de situer l’affront subi par Husserl, rejeté par son disciple le plus connu.

À l’ombre d’un passé auquel ni l’un ni l’autre ne pourrait échapper ?

D’emblée, face à la pensée dominante de son temps, comme face au château kafkaïen, Celan accepte les armes du plus injuste des duels : lutter avec la langue de l’ennemi contre l’idéologie du rejet et de la destruction.

Il investit la langue allemande - sa langue maternelle - après l’Holocauste comme un cheval de Troie rempli de signes d’identité, de vocables perdus, de traces d’un passé ethnique et linguistique explosé.

Il écrit des poèmes sur l’impossibilité de la parole. Il écrit en allemand sur l’impossible mais réelle cassure de la civilisation allemande.

Le Romantisme Allemand ouvrait la voie à la narcissisation de la pensée des siècles de l’Industrie et de la Masse. Idéologie de la fusion avec la Mère archaïque.

Hölderlin, seul, sut vivre et dépasser cette aliénation - c’est pourquoi, sans doute, on le déclara « aliéné »... Le Père absent subsistait en lui, dans un temps où

l‘Œdipe avait cru pouvoir décréter sa fin.

Heidegger, penseur du terroir et de l’élite, poursuivant l’ouvre de déni des « Lumières » et de refus du réel inconsciemment voulu par le « mal du siècle » romantique, identifia l’être à un degré supérieur du vivant et l’étant à la contingence consumable.

Celan, sur les thèmes et les terres mêmes parfois de la pensée fallacieusement honorée après-guerre, sut ouvrit la voie à une pensée autre - à une poésie de la pensée et de l’autre.

II

L’École Normale Supérieure - Durkheim y fut, ami de Jaurès et de Bergson, à la fin du XIXe siècle, comme pour préparer notre siècle à penser selon la Science et non plus selon l’Imaginaire et/ou l’Idéologie - cela, même dont elle est encore le lieu.

Exilé à Paris, c’est à l’École que Celan fut lecteur - d’allemand. Au cœur de la caverne du Savoir, survivant d’un autre monde, disparu c’est-à-dire réel.

Dis-paru : plus réel - d’être exclu, hors du cercle convenu, dans le froid du dehors, le réel même - cela que le Narcissisme occidental essaie de nier et que le Minimalisme oriental essaie de rejoindre, dans l’instant informulable de la disparition et/ou de l’apparition.

Enseignant la langue maternelle - et/OU la langue de ses bourreaux.

Dé-placé plus durement affronté au social d’en être, exilé, le plus éloigné - au cœur même du Pouvoir, sans y appartenir, arpenteur face à Klamm, face à l’absence du maître, non de sa parole.

Celan - entre deux lieux d’impossible appartenance - entre destruction et exil, poète, tend au siècle un miroir irréfragable.

Le lieu de la parole: la disparition même

III

L’Idéologie du Refoulement : nier le paganisme, l’archaïsme, c’est leur offrir la terre la plus arable ; c’est bien sous différentes formes, religieuses, sociales, morales - la force dont les effets pervers entraînent sous le fatras de leurs bonnes intentions et de leurs valeurs-prétextes, l’éternel retour de la violence, de la part maudite, obscure, négative de la double nature humaine...

L’Holocauste - comment ne pas y voir, au fond de la langue et de la pensée allemandes, l’effet ultime de ce déni ? Œdipe tuait Créon sans savoir qu’il était son père. L’Œdipe allemand (occidental, dirait Freud) voulait tuer la per-manence du père, la religion du père parce que c’est le père, l’empêcheur de retourner à l’illusion narcissique, au refuge (supposé, impossible...) de la Mère Archaïque.

Celan, poète de l’universelle condition humaine, a vécu dans sa chair la dis-parition de sa mère (« Peuplier »).

Il porte les poids conjugués de la souffrance, de la colère et du sentiment indicible du Survivant - un être au monde alors que les siens, victimes de la violence du monde, n’y sont plus - un être qui se croit en trop, qui n’appartient plus.

À la limite du vouloir-vivre et du vouloir-mourir. Si proche du suicidé dépeint par Durkheim.

Dans ses poèmes, il n’est pas seulement « un poète » il incarne à la fois la contradiction d’une société et celle de sa victime ; la limite de l’expression poétique et la tentative de son renouveau sur les bases du Dialogue, du refus de l’enfermement élitaire ; le juif porteur de mémoire, et l’esprit universel qui demande simplement que soit reconnue la place (et l’existence) des siens ; l’artisan des mots et le premier outil de son art secret.

Il redonne à la poésie son incarnation : prophète de l’âme humaine, témoin de l’histoire des hommes.

Mais s’il habite les thèmes, les idées, les formes de son temps, c’est pour les creuser de l’intérieur, leur allouer d’autres espaces, d’autres espoirs.

La confusion de certaines « lectures » de Celan en France, en Allemagne, vient de cette ambiguïté : s’en tenir à ce que le poème ici nous dit, c’est oublier sa dimension principale - d’où cela parle-t-il ?

Celan nous parle de cela qui... fait parler, du lieu insituable, impossible, où toute parole, toute idéologie se veulent originelles tandis qu’elles ne sont que conséquences, contingences, produits incongrus des silences et des ombres du vivant.

Le lieu de la parole - c’est, justement, la disparition, l’exclusion mêmes.

IV

« Dieu, c’est la société ». (Durkheim).

Au « lieu » de l’Imaginaire, Celan choisit d’inscrire - à la source du poème - le Réel en sa forme la plus dérangeante, la plus extrême (l’Holocauste) - comme le lieu d’où ça parle, le lieu originaire de l’acte poétique.

Où la société a fabriqué la mort en chaîne, la non- communication, Celan (re)donne au poème sa valeur absolue - de communiquer, d’ouvrir à l’autre, de re-créer l’approche détruite du monde : « le monde n’est plus, il faut que je te porte. »

Le poète « porte » le poème, retrouve l’acte fondateur de l’écrit - enfantement de notre rapport au Réel.

Ce qui fut refoulé, le non-dit, l’ultra-violence archaïque - la tache aveugle de l’Occident devient ici le point de départ (génésique) d’une redéfinition de la Poésie.

C’est son nouvel Objet qui renouvelle la Poésie. Il ne s’agit plus désormais d’évoquer un thème ou d’employer un « code » ou de déployer un rythme : il s’agit de donner à entendre (à l’interlocuteur, devenu instance primordiale du poème) le Réel disparu, la mort à l’œuvre dans le discours occidental.

Dieu - le Paradis - le « nirvana » de l’état prénatal - le Narcissisme originel : la société en est, nous dit aujourd’hui le poète, non l’équivalent mais l’aliénation même - son impossible même. Il s’agit de ré-inventer la Parole, sur les bases du Réel, des limites et des aspérités de la Condition de l’homme au monde - et non sur les illusions narcissiques qui ont mené à la Barbarie, qui ont laissé perdurer la part archaïque de l’humain, sans nous prévenir, sans nous prémunir de ses effets : sans Ethique.

Le détournement de Celan

V

L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire

motorisée, quant à son essence la même chose que

la fabrication des cadavres dans les chambres à gaz,

la même chose que les blocus et la réduction de pays à

la famine, la même chose que la fabrication

de bombes à hydrogène.

Heidegger

Conférences de Brême, 1949

Heidegger, critique de la Technique, se voulait aussi lecteur des poètes. Il le fut en tant qu’idéologue d’un néo-platonisme revu et corrigé (une pensée de l’être comme valeur élitaire ? Une Création non « judéo-chrétienne » ?), par une approche néo-romantique du poète chantre du Monologue, du Moi bourgeois régnant sur un monde réduit aux limites du social.

Les années 30 verront son discours se préciser antisémite, favorable aux faux idéaux nazis, Heidegger (qui se rapprochera habilement, après la guerre, des poètes résistants) alloue au poète une aire limitée d’expression : il sera « berger de l’être », c’est-à-dire officiant d’un Système régi par une pensée de l’Absence, du refus du Réel, de l’Idéal petit-bourgeois de l’Ère Industrielle.

Parmi les tentatives de récupération de la poésie de Paul Celan, celle des Heideggeriens est la plus outrancière.

Avoir voulu faire de l’auteur de Lichtzwang un poète de l’Absence, l’avoir identifié à la pensée du silence complice et du refoulé, avoir « oublié » la part juive (et les références hébraïques) de son œuvre c’est avoir poussé à son comble, pour de nouveaux « précieux ridicules », l’impérialisme de l’interprétation.

L’Absence, ce n’est pas un choix - c’est le désert des disparus, c’est l’échec de l’Occident, c’est le Royaume des Victimes. Ce n’est pas le confort éthéré des lieux de pouvoir intellectuel. Ce n’est pas l’idéologie de la non-présence au monde.

C’est l’horreur devant la dis-parition d’un monde aimé.

IV

La mémoire juive - qu’à cela nous mène Celan – la trouver à l’œuvre dans sa poésie - ce fut pour certains un scandale.

Est-ce dire Celan, un « poète juif » ?

« Juif » - le mot des oppresseurs du peuple hébreu.

« Poète » « Dans ce monde-ci, hyperchrétien/tous les poètes sont des juifs » (Marina Tsvétaéva).

Poète de la mémoire - de la disparition. Où cela parle : dans le vertige original de la signification ; face au vide où le signifiant prend source.

Poète : le mot suffit - à l’écoute de ce qui parle en chacun, abrupt, premier.

C’est-à-dire aussi l’être-juif, errance et présence.

VII

Poète : juif : survivant : témoin.

Toujours exclu, toujours dans le recul. Présent et absent, parlant et muet, comme in-fans, enfant de ce monde détruit.

Celan, comme Hölderlin, porte la parole disparue non pour y faire miroiter quelque reste du Narcissisme confit où se répand le Moi bourgeois - pour en chanter le poids d’âme, chanter non plus le Fleuve et ses Dieux mais la terrible, la mordante, la tragique absence de leur rêve - témoin d’un espoir de transcendance.

Celan, poète, témoin et prophète de la quête poétique, ne parle pas au nom d’une pensée ou d’une religion ni même d’un courant poétique : il «pleure pour chacun»; il re-traverse l’histoire de la parole humaine défaite, privée d’âme et de source par l’Histoire, renoue le fil brûlé avec la Langue, avec la Mère, renoue le pacte de mémoire : la Poésie, c’est la quête du monde, la première interrogation, la première angoisse – fondatrice d’une Langue poétique en devenir, d’un retour à la sagesse héraclitéenne du Devenir, vigilance, savoir contradictoire, non-savoir de la Contradiction universelle : la dis-parition nous rappelle (à) ce qui fut.

Notre seul lien au monde perdu, au lieu maternel détruit - c’est cela, justement, rien que cela, tout cela, une quête poétique.

Alain Suied