Wolgang Amadeus Mozart

Les tentatives d’affranchissement d’un génie-esclave

La jeunesse de Mozart, image même de l’enfant prodige apparaissant comme un oiseau qui vole et qui revient, se pose et puis s’en va, fut en fait années d’apprentissage d’un génie-esclave.
Malgré sa transparence faite musique, ce côté ange en apesanteur, Mozart connut la cage dorée de tutelles écrasantes. Celle de son père bien sûr, mais surtout celle de Salzbourg et de son redoutable archevêque Colloredo. Nous étions encore à l’époque des musiciens-valets que fit vaciller Haydn et que Beethoven terrassa. Mais à l’époque des compositions qui nous sont proposées ce soir, le joug tatillon était toujours omniprésent et la liberté de Mozart se mesurait à la longueur de la laisse que tenaient ses maîtres.
Certes son génie précoce, sa prodigalité de fontaine à musique, lui laissaient quelques coudées franches, quelques escapades aussi afin de montrer ses dons de « musicien-savant », comme on le ferait d’un animal de cirque. Mais il fallait, sous peine de sanctions sévères aussi bien envers son père, lui-même employé, que pour lui-même, revenir apparemment soumis se coucher dans la niche salzbourgeoise. Et la révolte intérieure grondait au fond de Mozart qui tentait de s’octroyer des espaces de liberté grâce à la ruse, l’espièglerie et la guérilla perpétuelle contre le style imposé de ses maîtres- style galant et formalisme des louanges religieuses.
Comme son compagnon de galère, et très cher ami, Michael Haydn, Mozart devait biaiser dans sa musique, pour savoir jusqu’où il pouvait aller trop loin.

Comment s’embraser, faire brûler sa musique au milieu de toutes ces contraintes ?
La réponse de Mozart fut d’être au plus près, rare lumière, pore transparence et surtout au travers de la matière de la musique fournie de contourner l’oppression par l’envol d’un chant libre, mais qui ne le laisse point paraître à première écoute.
Cet « enfant du miracle », choyé par sa famille, éclaboussé de la gloire de toutes les capitales d’Europe lors de ses tournées triomphales, fut capable de mûrir, de travailler sans trêve, en sautant sans vergogne sur toute la musique de ses confrères pour en faire son propre miel, sa voix unique.
À travers les humiliations de sa condition d’esclave à Salzbourg il a su sans tuer l’enfant à lui, devenir un homme peu à peu libre. Certes cet homme-là connaîtra par la suite abandon et trahison et rejet du public.
Il ne pleurnicha point sur son sort toujours soutenu par une poignée d’amis fidèles mais il ne se rebella pas non plus. Sait-on que Mozart ne put jamais faire exécuter de son vivant ses trois dernières symphonies ?Ses rébellions, ses révoltes, il va les canaliser pour s’enfuir de Salzbourg, la ville qu’il maudissait entre toutes, et qui vit maintenant des oripeaux de sa gloire déclinés en un infernal « Mozart Hollywood Planet ».

Si peu prisé de ses contemporains, il écrit dans la fièvre non par transcendance, mais par humanité comme pour se faire un feu pour se réchauffer et réchauffer les autres et non pas pour poser des jalons dans l’histoire à venir. Les Œuvres comme la Messe du Couronnement composée à 23 ans en 1779, et les concertos pour violon tous composés à 19 ans en 1775, sont les soubresauts pour briser la chaîne oppressante de Salzbourg, et aussi se situer par rapport au personnage essentiel de la vie de Mozart, son père Léopold.
Rapports complexes, mais traçant une empreinte profonde, auquel il faut ajouter ce triste second voyage à Paris où Mozart vécut la mort de sa mère. Voyage si amer après les triomphes d’enfant du premier séjour (1763-1764). Et là Mozart revient cœur brisé et oreille basse se remettre dans les griffes de l’archevêque Colloredo.

Retrouver le rituel pesant et les contraintes de son travail comme organiste de la cathédrale et maître de concert à la cour avec toutes les compromissions obligatoires, alors que l’on sait, que l’on entend intérieurement, une tout autre musique en soi (les plus belles sonates pour piano sont déjà écrites). Il avait à la fois l’appétit de vivre et aussi de faire quelque chose d’absolument neuf en musique au lieu des « copies » qu’on lui commandait sans cesse. Mais il fallait bien vivre, manger, et ne pas mettre en péril sa famille. Cette impatience contenue, cette soif d’évasion, de s’envoler doit pouvoir se lire entre les notes de sa musique, qui fait semblant de garder l’apparence de la galanterie à la mode. Mozart à cette époque détestait le style galant et avait déjà entamé au travers des obstacles cette quête de la pureté, loin des vertiges de l’enfant prodige, des caresses des puissants.
Il était dans la prison de Salzbourg et il fallait respirer. Certes tout le tableau n’est pas aussi triste, car Mozart a voulu aussi s’établir à Salzbourg et a beaucoup intrigué pour le poste de maître de chapelle. Il a aussi beaucoup appris, outre le piano qui lui était congénital, il découvre vraiment le violon en 1763, et pourtant prisonnier d’un royaume qu’il appelait le Royaume de derrière, il était aux aguets de la musique du monde.

« Wolfgangerl » est devenu Wolfgang, cet adolescent autour de vingt ans qui ronge son frein et va donc détourner les formes musicales qu’on lui impose sous les yeux et aussi les oreilles de son très intransigeant patron, le triste Archevêque. Cette relation employé-patron était cruelle et crainte par Mozart qui après chaque échappée (parfois trois ans de liberté consécutive 1763-1766) revenait tremblant dans la ville-prison. De la vie il connaît déjà les déboires, mais rien n’altère son sens tragi-comique du monde qui l’entoure. Et puis l’appel grisant de l’Italie, qu’il a rencontré en 1770, monte en lui.
« L’adolescent-farceur » se doit de jouer serré pour préparer son évasion, sa fuite hors de cette province bigote qui l’étouffe, alors que la vie bat ailleurs ! Wolfgang voulait être surtout Amadeo, soleil autant que lumière fixe.

Mozart est un miracle, mais toujours le même miracle, et il ne sera jamais qu’un miracle et voilà tout. (Abbé Galliani).
Ce jugement de l’époque n’avait rien perçu de la profonde initiation intérieure qui s’opérait dans Mozart, qui s’était débarrassé des habits de lumière du jeune prodige, pour suivre son chemin d’homme. Très peu d’êtres ont su se remettre de l’apparente perte de la grâce d’enfance, et après avoir réalisé que la magie, le charme n’opèrent plus, se remettre joyeusement en cause.
Mozart aura eu ce courage.

Les deux œuvres comme les concertos pour violon, sont donc à la fois des Œuvres de résistance au joug oppressant de Colloredo, mais aussi des échelles de corde lancées vers le futur pour préparer sa fuite. Les mâchoires de Salzbourg s’étaient refermées sur lui dès 1773, il doit des comptes, il doit du travail au service de la Cour et de l’Église. Seules quelques escapades sont autorisées, les grilles sont bien retombées sur lui, et le « jeune Mozart de Salzbourg » est dans l’impasse : non reconnu à sa juste valeur et quasiment assigné à résidence.
Ainsi les concertos pour violon sont tous des sortes de « bouteille à la mer », écrits pendant son exil intérieur. La Messe du Couronnement sera l’échappée par le haut, mais nous sommes déjà sur l’autre versant de l’ouverture de Mozart, et la liberté pointait son nez poudré de neige, le drame aussi, (Anna-Maria sa mère venait de mourir à Paris), et des pensées de consolations l’habitaient alors.

Les concertos pour violon ont été écrits « sous l’occupation » de Salzbourg, la Messe du Couronnement lors de sa capitulation et de son piteux retour dans les fers de l’esclavage.
Vaincu, brisé, Mozart écrit la Messe du Couronnement après avoir été remis en uniforme qu’il croyait l’avoir jeté aux orties et par-dessus les moulins des dentelles de ses chères cantatrices. Maître de chapelle à 23 ans, mais aussi et surtout exécutant, « Salzbourg la ville odieuse » le reprenait après sa démission, ses échecs et son retour lamentable, sans avenir et dans le silence accablant de ce lieu hors de la vie.

C’est exactement comme si la table et les sièges étaient mes seuls auditeurs,écrit Mozart. D’ailleurs fait presque unique dans sa vie Mozart après cette œuvre, à 24 ans, s’enferme dans le silence et ne compose rien pendant presque un an ! Ce musicien humilié, emprisonné, avait déjà composé la symphonie concertante, pour violon et alto K.364, et écrasé par la musique de commande, il se tait.
Pourtant la liberté est proche et le 16 mars 1781 Mozart est à Vienne, jusqu’à l’extrême violence de la rupture du 9 mai et la mise à la porte. Aujourd’hui le 9 mai 1781 commence mon bonheur, dira Mozart, la suite sera plus nuancée et la liberté plus amère.

La vie n’est pas une tentative d’aimer, elle en est l’unique essai. (Pascal Quignard). Les œuvres comme la Messe du Couronnement et les concertos pour violon sont des témoignages de cette vie de Mozart et de ses tentatives d’affranchissement.
Au travers de ses musiques, l’homme est déjà en route vers sa liberté.

Gil Pressnitzer