Wolgang Amadeus Mozart

Requiem, K.626

La musique des ténèbres

Il est des œuvres surchargées d’impact émotionnel allant jusqu’à cacher leur réalité même.

Romantisée, étouffée par des commentaires lyriques, la Messe de Requiem en ré mineur fait partie des grandes légendes musicales, des rumeurs qu’aucune vérité ne pourra faire reculer. Tant pis pour les musicologues, puisqu’il nous reste cet envoûtement de l’entrée des voix de cette musique des ténèbres. Mozart aura posé l’unique question qui vaille sur notre destinée humaine, et sa musique reste encore un mystère. Œuvre bien sûr inachevée, elle se compose de 13 morceaux dont la paternité a pu être à peu près établie. Eybler maïs surtout Süssmayr dont l’écriture musicale et graphologique s’apparentait tant à son maître, ont permis le pieux mensonge de Constance qui répondait d’ailleurs à un autre mensonge, moins honorable celui-là, du Comte Wallseg, commanditaire de l’œuvre.
Requiem æternam et Kyrie sont totalement de la main de Mozart. La plupart du Dies Iræ, Tuba Mirum, Rex Tremendæ, Recordare et Confutatis sont à peu près de Mozart, Sussmayr n’orchestrant qu’à partir des données précises du Maître. Le Lacrimosa, point culminant de l’œuvre est bien esquissé par Mozart mais poursuivi à partir de la huitième mesure par Sussmayr.

L’Offertoire (Domine Jesus Christe, Hostias) est également majoritairement composé par Mozart et orchestré par Sussmayr. Mais, par contre, le Sanctus, le Benedictus et l’Agnus Dei sont tout entiers de Sussmayr qui, humblement et intelligemment, reprendra des thèmes initiaux voire des thèmes d’œuvre de jeunesse de Mozart. Cette histoire aujourd’hui connue par les travaux de Massin et de Robbins Landon, importe peu en définitive, car le rôle de Sussmayr reste celui d’un couturier. Plus que les démêlés de paternité de l’œuvre, il faut retenir au travers du Requiem la volonté d’édifier une fausse légende de Mozart, hanté par la mort et porté par sa foi d’enfant dans le catholicisme.
Cette mort pieuse ainsi répandue vient masquer la fin amère de Wolfgang, saisi pour dettes, et dont les pensées allaient toutes entières vers l’idéal maçonnique. Le clergé ne s’y est pas trompé et Mozart est mort sans sacrement et sans prêtre, en chantonnant la Flûte Enchantée.
Pourtant, il ne faut pas sous-estimer l’impact sur Mozart, très superstitieux, faible et mourant, de ces intrusions du messager gris du Comte Wallseg. Mozart en différant sans cesse l’écriture définitive de sa Messe des Morts, croyait vraiment ruser avec sa propre mort, et il avait clairement conscience d’écrire son propre Requiem. Il ne voulait pas l’achever et ses liens avec la musique religieuse restaient très forts.
La coloration sereine et consolatrice, l’orchestration grave sont directement liées à sa pensée maçonnique. Mais peu importe ces querelles, Mozart reste devant la liturgie de la mort, comme dans l’urgence de la vie : tendre, grave, parfois impatient, serein et furieux de vivre. Aussi dans cette œuvre, les accents héroïques et dramatiques du Dies Iræ sonnent étrangers à sa musique.

Comprendre le Requiem de Mozart, c’est comprendre l’attitude de Don Juan face au Commandeur, face à l’Enfer : émouvant, transi de peur, mais ne reniant jamais sa grandeur humaine, et allant jusqu’au bout, frère parmi les hommes.
Le Requiem de Mozart existe plus par sa beauté vocale, son élévation, que par son orchestration, mais après deux siècles de légende, il reste encore la grande œuvre de musique capable de consolation.

Écrit pour 4 voix, chœur, 2 cors de basset, 2 bassons, 3 tambours, 2 trompettes, timbales cordes et orgue, l’œuvre se présente ainsi.

ANALYSE SUCCINTE DU REQUIEM

L’œuvre est écrite pour 4 voix, chœur, 2 cors de basset, 2 bassons. 3 trombones, 2 trompettes, timbales, cordes et orgue. Elle suit le découpage traditionnel d’un Requiem :

I. INTROITUS (Requiem æternam)
II. KYRIE
III. SEQUENTIA (1. Dies Iræ, 2. Tuba Mirum, 3. Rex Tremendæ, 4. Recordare, 5. Confutatis, 6. Lacrimosa)
IV. OFFERTORIUM (1. Domine Jesu Christe, 2. Hostias)
V. SANCTUS
VI. BENEDICTUS
VII. AGNUS DEI
VIII. COMMUNIO (Lux æterna)

Le Requiem est une somme du savoir-faire, musical de Mozart dans le domaine de la musique religieuse. Il mélange des idées traditionnelles mais aussi des idées nouvelles.
Cette œuvre est devenue une « œuvre ouverte » et de nombreuses réalisations ont cours dont la plus aboutie est celle de Franz Beyer. Au travers de tous les « trous » laissés par Mozart dans son manuscrit, au travers de l’instrumentation à peine ébauchée après le Kyrie, bien des questions demeurent. Mais le torse restant est suffisamment éloquent pour donner une juste idée de l’œuvre. Les parties de chant, les chœurs, la basse d’accompagnement, l’indication et la ligne des instruments solistes forment une musique fidèle aux intentions du compositeur, et ne posent pas en tout cas les problèmes d’autres torses musicaux : la Dixième de Mahler ou du troisième acte de Turandot de Puccini ou celui de Lulu d’Alban Berg.

Le travail des élèves a surtout consisté à faire du Mozart, soit en reprenant des œuvres de jeunesse du maître pour les parties manquantes (Sanctus, Benedictus, Agnus Dei) soit en reprenant pour la fin du Requiem le début « a capo » de l’œuvre. Bien sûr les parties incomplètes (Lacrimosa, Offertorium) ont été complétées. Le grand sentiment de frustration ressenti envers ce Requiem provient du vide de l’orchestration et, malgré l’usage de la palette instrumentale de Mozart, celle du moins souhaitée pour le Kyrie, il manque cet indicible, cette sorte de transparence d’ailleurs, triste et tendre, présente par exemple dans le concerto pour clarinette tout proche.
Comment Mozart a-t-il réagi devant le texte liturgique officiel ? Autant avec humilité qu’avec un certain malaise, et les effrois du Dies Iræ comme les affirmations aveugles de foi ne le portent pas vraiment. Son Requiem n’édifie pas les foules et ne met pas en scène sa propre mort. Il ouvre infiniment, simplement, une fenêtre d’où une lumière de consolation peut nous parvenir. Seul le Lacrimosa et le Recordare le poussent vraiment en lui-même et Mozart parle peu de lui dans cette musique si expressive pourtant. Mozart comme l’a souligné Brigitte Massin, était plus obsédé qu’absorbé par cette commande dont le rituel strict n’était plus en phase avec ses idéaux d’amitié et de franc-maçon.
Des échos sonores se répondent entre les rites d’initiation de la flûte et l’approche musicale de la « meilleure amie de l’homme », la mort. Ainsi le Dies Iræ est plus proche des sortilèges de la Reine de la nuit que du jour de colère de Dieu. Plutôt ode funèbre à l’amitié que peur de la mort.
Le Requiem de Mozart ne le fera pas mourir en sainteté mais en éternité !

L’influence récente de Haendel et de Bach est déterminante. On peut citer comme éléments caractéristiques certains passages de cette œuvre qui marquera tant le romantisme à venir du siècle d’après.
Ainsi, le début du Requiem exprime la profession de foi du compositeur avec cette douce résignation, ce sourire un peu triste propre à sa vision de la Mort. Aux portes de l’inaudible, la musique s’installe avec des sonorités étranges et graves utilisant les cordes divisées, les cors de basset et les bassons. Le chœur apparaît sur une plainte douloureuse mais ferme, et il appartiendra à une soprano solo d’évoquer la louange de Dieu.
Le Kyrie, grand monument fugué, représente le versant austère et péremptoire dévolu au chœur.
Le Dies Iræ est certes, dramatique, mais surtout pas théâtral, et le jour de colère est plus celui de la peur physique devant l’anéantissement que de l’effroi devant la colère divine. Le chœur soutenu par les mandements de l’orchestre raconte non pas un livre d’images mais une aventure individuelle.

Le Tuba Mirum reprend la tradition salzbourgeoise en confiant à un trombone ténor solo, la voix de l’au-delà, auquel se confronte celle terrestre de la basse soliste, puis du ténor moins véhément et plus concerné.
Le Rex Tremendæ insistant annonce le juge clamé trois fois par le chœur à pleine voix, plein de bruit et de fureur. Les techniques contrapuntiques des grands maîtres du passé sont ici utilisées.
Le Recordare est un moment d’absolu, humble, suppliant, inquiet et miséricordieux à la fois, ce morceau déroule de longues phrases instrumentales. Dernière musique vraiment achevée par Mozart, cet hymne à la pitié universelle est peut-être la plus belle musique de Mozart. La vision dramatique du Confutatis mélange les flammes et la consolation.
Le Lacrimosa, même partiellement de Mozart, reste comme une berceuse de la mort, très proche de la cantate BWV 82 de Bach, « Ich habe genug », musique de déploration mais aussi de consolation, et le retour du mystère du début du Requiem est bouclé.
Il n’est pas sans intérêt de se rappeler que Mozart mourut en tentant d’achever ce moment ineffable. Sanctus, Benedictus et Agnus Dei sont vraisemblablement bâtis sur des esquisses d’œuvre de Mozart de jeunesse. Mais l’âme de Mozart était déjà partie.

Ainsi achevée, cette œuvre est étonnante par sa synthèse de tout le savoir-faire de Mozart, de tout son héritage des grands maîtres, mais aussi par sa prémonition des sonorités à venir, et surtout par l’histoire individuelle et universelle que décrit cette Messe des Morts.
Mozart humain, trop humain.

Gil Pressnitzer