Artemoff et sa culture cosaque

par Sophie Testa

Georges Artemoff est un personnage complexe, peintre moderne aux multiples facettes, son histoire s’est construite dans une relation passionnelle entre l’orient et l’occident. Toute sa vie, il portera en lui la culture russe orthodoxe, son œuvre picturale sera fortement marquée par l’icône et la peinture populaire du sud de la Russie (le loubock). Les figures mythiques de l’antiquité grecque et de la primitive église chrétienne viennent parfaire la complexité de son œuvre qui avec l’influence de l’art des steppes se révèle comme une peinture moderne empreinte de tous les paradoxes de son époque. L’artiste se revendiquait comme un descendant des nomades des steppes, on trouve dans ses dessins, sa peinture et sa sculpture des ressemblances formelles avec les plaques d’ors sculptés scythes. Les références aux origines les plus anciennes traversent son œuvre dans une logique subtile de continuité et d’enchevêtrement du sens. C’est dans ce rapport étroit entre son œuvre et sa vie que l’on découvre cette logique où la réalité de l’individu rencontre le mythe.

A partir de la description des dessins rupestres retrouvés en 1675, Moldave, interprète auprès de la chancellerie polonaise, émet l’hypothèse que ces peuples sibériens sont « les descendants des scythes, issus, après le déluge, de Japhet, le troisième fils de Noé, de qui ils tirent leurs us et coutumes ». Outre ce premier rapprochement avec le récit biblique, il souligne que ces peuples vivaient en grande partie, grâce à la pêche, ce qui lui permet alors de les rapprocher des Ichtyophages, « les mangeurs de poissons » cités par Hérodote(1).
On estime que les scythes ont vécu dans les steppes entre le VII siècle et le III avant J.-C. Les archéologues ont retrouvés les traces de ces peuples nomades sur un territoire immense qui s’étend du Nord Est de la Mongolie jusqu’à la Mer Noire. Le bord septentrional de la Mer Noire, ultime territoire du sud et les environs de Rostov sur le Don ont fait l’objet de d’importantes découvertes sur leur mode de vie et leur production artistique.
Cette région est également fortement marquée par la présence du fleuve Don, appelé le Tanaïs et plus anciennement l’Amazone (2).

Georges Artemoff, est né et a vécu toute sa jeunesse sur cette terre. Les mœurs et les connaissances de son peuple, les cosaques du Don, lui furent transmises. A l’origine du cosaque on trouve la figure du « guerrier libre » à cheval. Hommes insaisissables, pirates de la steppe, les Grecs et les Génois des comptoirs de la mer noire les appelaient « cosaques » dès le XlVe siècle. Cette image du cosaque fut longtemps associée à la barbarie, échappant à l’autorité russe, tartare ou turque, ils défendirent leur territoire, appelé « pays sauvage ». Ce pays limite, pays de frontière, pays d’aventure, anticipe largement sur l’Ouest américain, où l’homme ne doit d’allégeance à personne et se trouve hors d’atteinte de la loi. La culture cosaque s’est développée dans la confrontation et le mélange d’une
culture d’origine très ancienne et de cultures orientales plus tardives, tartares et mongoles. La position centrale du cheval, capture et dressage, le maniement des armes, l’organisation sociale avec une notion de la propriété si particulière aux nomades en sont les fondements (3).

La fascination du Barbare se construit sur une image humaine « socialement réfrénée, mais dont chacun peut encore, fugitivement, percevoir en lui l’existence secrète (4)». Le monde des nomades scythes et des cosaques, leurs descendants, face au monde sédentaire occidental se situe comme une façon d’être au monde différente, construite dans un rapport de liberté de l’individu en totale dépendance avec la nature. Il s’agit d’une relation au temps et à l’espace basée sur une conception totalement différente de la société dont on ne peut dissocier le mode de vie du mode de penser. Les traces laissées par ces peuples vont donner naissance à un imaginaire collectif déjà entretenu dans les récits mythiques et légendaires de la figure du barbare, le centaure, l’ichtyophage, le cosaque.

La représentation importante dans l’œuvre d’Artemoff, du poisson, de l’homme à cheval, qu’il soit centaure ou amazone, symbolise justement cette figure de l’homme libre. Les thèmes de la chute, de la blessure et plus généralement de la souffrance manifestent une forte volonté d’humaniser la figure négative du barbare. Loin de l’image pittoresque et romanesque du cosaque, centaure sabre au point galopant dans la steppe infinie (5), Georges Artemoff est resté toute sa vie fidèle aux traditions cosaques. La pêche et la chasse sont au centre de sa vie, il connaît parfaitement la forêt, les arbres et les animaux. Un grand nombre de ses œuvres est lié à ce mode de vie et à ce rapport quasi sacré à la nature il pêche un poisson, le dessine, le sculpte puis le mange.

La grande influence dans sa vie et dans son œuvre de la culture russe orthodoxe s’inscrit aussi comme rapport au monde profondément mystique. La présence de l’icône est permanente dans son œuvre peinte, mais également la symbolique. Lorsque l’on sait que le poisson, sujet qu’il a très largement utilisé en peinture et en sculpture, est à la fois un symbole séculaire de l’eau et de la fertilité était utilisé comme talisman en Méditerranée dès l’époque
prè-chrétienne, mais qu’il se rapporte également à l’évangile dans la pêche miraculeuse (Saint Matthieu 4, 19 ; Saint Luc 5, 1-10). D’une manière plus générale, le poisson rappelle l’eau du baptême ou comme l’écrit Tertullien : « Nous les poissons, sommes nés, selon notre ichthys, Jésus Christ, dans l’eau.(6)».
Au-delà du symbole religieux, il demeure que le désir de l’artiste de représenter dans la sculpture et la peinture des figures animalières est étroitement lié à son environnement d’origine. Pêcheurs, pêcheuses, poissons célèbrent un art de vivre qui n’est plus de son monde.

Sculpteur émérite, membre hors concours du Salon des artistes décorateurs et des animaliers, son œuvre sculpturale révèle un univers en quasi symbiose avec la nature. De 1924 1938, ii travaille toutes sorte de bois exotiques en rond de bosse et bas reliefs représentant poissons, oies, biches, loups, cerfs...etc. L’œuvre sculpturale d’Artemoff comprend alors un véritable bestiaire. Ses figures animalières ont cette particularité d’être toujours en mouvement, cet effet provient d’une dynamique anatomique pour laquelle l’artiste compose à partir du squelette et des muscles de l’animal. Un sentiment puissant de vie émane de la figure qui malgré sa nature immobile parait accomplir une action, poisson jaillissant de l’eau, navigant dans le courant. Il y a un aspect presque photographique de la sculpture, dans lequel l’animal semble être pris dans un mouvement instantané.

Cet effet de vie en mouvement se retrouve aussi dans les plaques scythes sur lesquelles personnages et animaux sont presque toujours représentés dans une action.

Il s’attache dans exercice de la taille du bois a donner à l’animal des contours nets, modelant le corps en plusieurs plans lisses, ayant pour effet de donner un aspect métallique. Selon les archéologues, le travail du bois fut transposé sur les objets en métal dans l’art scythe.

« Pour fabriquer un objet, l’artisan scythe faisait appel à des matériaux divers: or, argent, bronze, étain, corne, os, bois. Les techniques étaient également très variées: fonte, travail à froid, sculpture. C’est justement la taille du bois qui a entraîné cette capacité à donner à l’animal des contours nets, modelant le corps en plusieurs plans lisses qui se recoupent en arêtes vives. Sans doute est-ce cette manière issue du travail du bois qui, transposée sur les objets en métal, leur communique une sorte d’âpreté inattendue. »

On peut observer une relation formelle avec certains ouvrages scythes jusque dans la peinture d’Artemoff. Le tableau de la Genèse qui représente un homme et une femme imbriqués l’un dans l’autre, front contre front, donnant lieu a une forme commune dans les tons jaunes, se détachant du fond noir mais dont les contours se limitent au cadre. La forme habite le cadre, occupe tout l’espace sans aucune perspective comme un objet se présentant à nos yeux. Si l’on regarde l’applique en or trouvée dans le Kourgane de Koul-Oba en Crimée (8), elle représente deux personnages imbriqués l’un dans l’autre, front contre front, tenant entre leurs mains un rython.

Cette applique en or est traitée comme un bas-relief, les volumes se révèlent grâce à la lumière. Dans sa peinture, Artemoff substitue l’effet de relief de la sculpture par le jeu de lumière entre les valeurs claires et sombres. On trouve aussi une similitude dans le jeu de courbes dans lequel les lignes de constructions des bras et du haut des deux bustes figure un seul cercle. Dans les dessins et les peintures représentant les cavaliers et les amazones, le cheval et l’homme forment une seule et même dynamique graphique, les deux figures s’inscrivent dans un même cercle. Aussi, on peut retrouver dans les ornements scythes cette manière de joindre deux éléments différents dans une seule forme, qui probablement relève de l’origine de la technique et du support qui fut la taille du bois.

Les peintres modernes se sont beaucoup inspirés des arts premiers délaissant le classicisme au profit du primitivisme. C’est sûrement la conjonction des temps modernes avec l’industrialisation qui amena ces peintres à se tourner vers une forme de création qui leur paraissait plus proche de la nature et des origines de l’homme. Les productions artistiques des peuples primitifs seront intellectualisées par les peintres occidentaux, donnant alors l’occasion de passer d’un contenu narratif à une expression formelle autonome. Il est alors question de l’origine de l’art et de sa relation avec la vie humaine. L’expression esthétique serait un facteur primaire et fondamental de la nature humaine explique Ernst Grosse, en affirmant que l’étude des arts primitifs est la preuve d’une impulsion esthétique commune à toute l’humanité. Il souligne aussi que les formes d’art primitif en tant que phénomènes et fonctions sociales ne peuvent être comprises que dans le contexte culturel où elles sont apparues (10).

Sophie Testa

Notes

1) Histoire de Kourganes, la redécouverte de l’or des Scythes, Véronique Schiltz, Découvertes Ga!limard Archéologie, Paris, 1991
2) L’or des Amazones, Edition des musées de la ville de Paris, 2001, p50
3) The Cossacks, Philip Longworth, edition Constable, Londres, 1969, p 21-23
4) Nomades des steppes, Les scythes, VII-II siècle av. Al.Alexeev, LL.Barkova, LK.Galanina, Autrement, Paris, 2001
5) The Cossacks, Philip Longworth, édition Constable, Londres, 1969.
6) Ichthys, anagramme secret de jésous, CHristos,THéou, Yios, Soter, (Jésus Christ, Fils de Dieu, notre Sauveur) utilisé avec le symbole du poisson par les Chrétiens de la Primitive église (Le livre des signes et des symboles, I. Schwarz-Wilklofer, H. Biederman, Marabout 1997
7) Nomades des steppes, Les scythes, VII-II siècle av. J.-C., ALAlexeev, LL.Barkova, LK.Galonina, Autrement, Paris, 2001.
8) L’or des Amazones Edition des musées de la ville de Paris, 2001, p 45
9) Voir l’ornement de vêtement en or représentant un Scythe à cheval armé d’une lance, IV siècle avant J-C, trouvé dans le Kourgane de Koul-Oba en Crimée, Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.
10) The beginning of art, Ernst Grosse, 1897
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