Georges Artemoff

Une peinture à couper au couteau

À quoi tient la postérité d’un peintre? Le plus souvent à ses galeristes et à ses marchands de tableaux, aussi mettre dehors Kahnweiler, se fâcher avec la terre entière et le reste du monde en plus, ne favorisent pas forcement une carrière.
Mais Georges Artemoff se moquait vraiment de sa carrière comme de sa première vodka. Violent dans sa peinture à couper au couteau, violent envers lui-même, tendre et romantique jusqu’aux larmes, tel était Georges Artemoff. Chasseur et gibier à la fois.

On croit savoir que dans sa période parisienne il terminait les fameux cous de Modigliani, inspirait Picasso, le pique-assiette de toutes les idées neuves et grand voleur d’héritage pictural.
Il restera un peu comme le noyé du Bateau-Lavoir, lui qui vivra en fait à la Ruche, et se sera laissé glisser au fond des écluses du temps.
Ivre de vin et de femmes, il croquait ses modèles, littéralement.

Dans sa demeure à Revel, face au lac de Saint-Ferréol, les pins transportent encore les échos des grandes fêtes où même les buissons gémissaient. Ce n’était pas de la menthe oh non, malgré les liens matrimoniaux, qui coulait alors, mais le sang vif des cosaques mordant dans la vie.
« J’ai toujours travaillé seul, dans un isolement farouche. Ce que je voulais avant tout, c’était d’avoir un dessin très fort »

Viscéralement enfant du Don où il naquit en 1892, il en gardera la violence et la folie slave. Sabre au clair il pourfendra donc la peinture et ne pourra jamais se laisser mettre en cage dans un atelier ordonné. Nostalgie des grandes courses, des chasses fantastiques aux amazones,, il ne respirait que dans l’espace et les steppes du temps. Loup des steppes lui-même, il était un feu incandescent que le poète Maïakovski sut reconnaître.
Sa période Montparnasse, dés 21 ans, le plongea dans l’ébullition des Soutine, Modigliani, Picasso, Zadkine et on ne sait qui copiera qui, tant les chevalets se touchaient; tant les modèles s’échangeaient, mais lui restera en marge.
Lavoir vidé de toute gloire, bateau-lavoir à la dérive.

La guerre, la révolution russe en feront pour toujours un émigré russe, avec tout le poids que cela implique, depuis les chevaux qui traverseront sa tête, jusqu’à l’odeur perdu de-là terre.
Sculpteur par necessité puis par succés, décorateur de théâtre et de cinéma par amitié, il n’ira au bout de ses dons que vers la fin de sa vie.

Paris, Bonifacio, Castelnaudary, Soreze, Revel seront ses étapes, ses descentes de croix, vers le soleil mais à jamais loin du Don qu’il entendra toujours rugir à ses oreilles.
Mais sa haute floraison se fera dans la solitude des années 1960.

Pendant bien des années « Les cavaliers », immense peinture de 1962, ont posé leur compassion et leur tragique sur moi. Posés dans mon bureau, ils descendaient boire le soir à mes inquiétudes, repartaient en se soutenant mutuellement contre l’abandon et la mort qui rampe, et veillaient enlacés contre la solitude contre l’oubli et le néant. Chaque jour nous nous saluions, chaque jour ils reprenaient leur course.
Goerges Artemoff mort le 9 juillet 1965 à Revel, je ne l’ai jamais vu, cela aurait pu être, cela ne fut pas, mais sa présence est forte en moi..
Marie m’aura permis de visiter sa maison où sculptures animalières écrasantes et tableaux hagards se mélangeaient.
Une grande douleur restera qu’aucune, mais vraiment aucune collectivité territoriale, n’aura voulu faire de cette maison hallucinée, un musée d’un des maillons les plus importants de la peinture du 20 siècle.

Puis vinrent les dispersions, et l’œuvre d’Artemoff fut un temps quasiment entrée en clandestinité, avec parfois lors de ventes aux enchères l’apparition d’une de ses oeuvres. Ce temps de catacombe est enfin fini.
Sa fille Marie renoue maintenant tous les fils et entreprend un travail admirable qui débouchera un jour sur un catalogue raisonné.

Elle resurgira un jour, éclatante, et honte à ceux qui n’auront pas su conserver la collection du plus grand peintre que Midi-Pyrénées ait connu. Certains furent fidèles malgré le caractère abrupt du bonhomme: Christian Schmit, Michel Roquebert, la galerie Simone Boudet à Toulouse qui le vit venir souvent poser une toile contre un peu de reconnaissance.

Maintenant son oeuvre est à l’encan dans les salles de vente et une seule rétrospective de son œuvre en 1992, aura jamais été réalisée en ce bas-monde, avec l’aide du Conseil Général de la Haute-Garonne, et de la ferveur un peu coupable de sa fille Marie, seule à se battre encore avec quelques amis. Ainsi je découvris cette peinture faite aux sentiments et au couteau, maillon essentiel de la peinture contemporaine.

Que dire de sa peinture ?

Fauve au milieu de sa peinture fauve, feulante à grands coups de couleurs où le rouge transparaît le plus souvent.
Il dresse des feux contre le gel des fruits fragiles de ses nostalgies.

A l’enterrement du peintre, des femmes aux seins nus s’enlacent, leurs ventres semblent plein de rosée, les regrets restent deux pas derrière, les têtes sont coupées, qui les ramassera ?
Le saint buveur a toute l’amertume de l’absinthe des jours en lui et il regarde ailleurs, dans un costume de Pierrot en espérant inerte que la terre s’arrête de tourner. Le mal de tête de l’amour hante ses femmes érigées en tour de chair.

Son plus bel autoportrait est la figure du Cavalier blessé.
Finies les longues courses au vent des plaines infinies de l’Ukraine, seul un cheval peut comprendre la douleur d’être tombé à terre sans qu’un homme ne se penche sur vous, ne vous éponge les lacs cachés de larmes. Un tout petit trou que l’on ne voit pas et tout s’écoule hors de soi.; Le cavalier bleu des pays lointains est devenu le cavalier blessé de l’exil.
Georges Artemoff se sentira toujours en exil, il gardera les bottes du souvenir même quand la mer, qu’il aimait tant, lui suggérait l’oubli et le renoncement.

Ce sentiment de la mort, de la blessure se mélange souvent à ces femmes statues, plus maternelles que charnelles qui ne se penchent pas vers vous, mais vous regardent, lointaines.

Les formes sont pleines et hiératiques, totems de la douleur ou de l’attente, et tout est muet jamais on ne peut imaginer que ses tableaux vont prendre la parole.
Un grand silence coloré tombe de ses tableaux.
Semeuses, moissonneuses ou vierges perdues dans le s blés avec la maternité des sillons et des saules, une étrange atmosphère russe nous parle des icônes de la vie. J’ai parfois retrouvé ce chuchotement de l’éternité dans « Mère et fils » un film d’Alexandre Sokolov.
Toute cette force est figée dans l’épaisseur du temps et de la toile. Artemoff est une violence sacrée, une passion sensuelle et incarnée. Sa peinture sait étreindre jusqu’au fond le corps de ses modèles, de ses représentations.
Les grandes orgies de ses couleurs fortes, sont un hymne tragique à la vie. Il ne savait que vivre, que transmettre du charnel et du spirituel.

Un sommeil est tombé provisoirement sur Artemoff, comme le roi Arthur il reviendra. Sa magie sera intacte aujourd’hui et pour l’éternité. Déjà les ignes annonciateurs font trembler les rides de la terre.
Le grand Pan revient, Artemoff revient, la peinture redevient jeune et belle.
Bienvenue monsieur Artemoff.

Gil Pressnitzer, 1992.